06.05.2017

Entretien avec Simon Brousseau

sur Synapses

Louis-Thomas Leguerrier
Synapses, ton premier livre, est composé de 225 fragments dont chacun nous plonge très brièvement dans la vie d’une personne différente, et qui ont en commun le fait qu’ils tiennent en une seule longue phrase et qu’ils sont écrits au « Tu ». Le « Tu » marque la proximité, l’égalité, le face à la face, et il me semble que ton livre, entre autres choses, est une mise en scène de cette proximité, de cette égalité et de ce face à face. Le « Tu », pour moi, pose la question de savoir dans quelle mesure il est possible de regarder en face ce qu’est devenu l’être humain, et par là, je veux dire l’être individuel, et non pas une quelconque idée générale. Dostoïevski écrit que : « pour aimer un homme, il faut que cet homme se cache, mais dès qu’il montre son visage l’amour a disparu. […] Dans l’abstrait, on peut encore aimer son prochain, et même parfois de loin, mais, de près, presque jamais » (Dostoïevski, 2002 : 427-428).

L’usage du pronom « Tu » est-il pour toi une façon de regarder en face ce qu’on préfère habituellement contempler à distance?
Simon Brousseau
Je suis content de commencer cet entretien en parlant de Dostoïevski. C’est sans doute l’auteur que j’ai le plus lu ces dernières années et je pense constamment à ses livres comme à une sorte d’idéal inatteignable lorsque j’écris. Je trouve la proposition de Dostoïevski très stimulante. Elle est triste, mais il y a aussi de l’espoir dans ce « presque » qui ouvre une brèche et qui laisse croire qu’il est possible d’aimer cet homme dont on voit le visage de près. C’est ce que j’admire le plus du traitement que Dostoïevski réserve à ses personnages; il refuse obstinément de conclure qu’il est impossible de les aimer. La réflexion que j’avais en écrivant Synapses est assez proche de ce que tu pointes. Ces dernières années, j’ai réalisé que je n’arrivais pas à écrire parce que je voulais être inventif, faire preuve d’imagination. Je croyais que pour écrire, il me fallait être créatif. J’ai mis beaucoup de temps à réaliser que l’écriture était pour moi une affaire d’attention plutôt que d’invention. C’est en réfléchissant à l’attention que j’accorde aux autres que m’est apparue la forme du livre. J’ai cherché, non pas à inventer des personnages, mais à affiner ma perception, et donc ma compréhension du monde qui m’entoure. Chaque fragment est un exercice d’attention aux détails concrets de l’existence. Il s’agissait, comme tu le suggères, de regarder des individus en face et de résister à la généralisation. Par la force des choses, notre existence nous est toujours beaucoup plus tangible que celle des autres. Par contre, je crois qu’il est possible et souhaitable de lutter contre nos inclinations en accordant notre attention à des réalités qui nous sont étrangères. Il s’agit d’une pratique, d’un effort pour faire un pas de côté, et je crois que l’écriture, par la lenteur réflexive qu’elle suppose, offre l’occasion d’échapper aux griffes de l’ego.

Le fait que chaque fragment porte sur un « Tu » différent est lié à cette question de l’attention. J’ai voulu prendre mes distances d’une pratique fréquente en littérature qui consiste en l’élection d’un ou de quelques personnages jugés dignes d’intérêt. J’ai trouvé plus stimulant d’écrire à propos des vies ordinaires, à propos de ce qui se passe lorsqu’en apparence il ne se passe rien. Je suis convaincu que la plus banale des existences est d’une complexité inépuisable et j’aime prendre le temps de mettre des mots sur des expériences qui, souvent, restent confinées dans le senti, à un niveau prélangagier. En invitant les lectrices et les lecteurs à bondir d’une vie à l’autre, j’espérais aussi faire entrevoir qu’il existe un dénominateur commun aux expériences pourtant si diverses qui nous constituent; nous faisons tous l’épreuve de la conscience, nous connaissons tous le vertige des boucles réflexives dans lesquelles elle nous lance et, bizarrement, la solitude de l’expérience intérieure est à la fois ce qui nous sépare et ce qui nous lie.

En relisant ce qui précède, je me rends compte que je décris de manière abstraite le rapport à l’autre, ce que j’ai voulu éviter de faire dans mon livre. Dans le passage que tu cites, Dostoïevski propose que l’amour abstrait de l’humanité est plus facile que l’amour concret des individus qui la compose. J’ajouterais que l’abstraction encourage aussi la haine. Il suffit de lire l’actualité pour voir à quel point des catégories abstraites autorisent toutes sortes de violence. Ces réalités « qu’on préfère habituellement contempler à distance », pour reprendre ton expression, nous leur faisons violence en leur refusant notre attention. Quand Dostoïevski a été condamné au bagne, il a écrit une lettre à son frère pour le rassurer avant son départ. Selon lui, il ne fallait pas juger trop vite les bagnards qu’il s’en allait rejoindre. En d’autres mots, il refusait de les condamner sans avoir vu leurs visages. C’est pourquoi il écrivait que « ce ne sont pas des bêtes sauvages qui m’attendent à Katorga, mais des humains, peut-être meilleurs que je ne le suis, peut-être plus digne que je ne le suis » (Frank, 2010 : 183).

J’admire cette ouverture et j’essaie de la faire mienne en écrivant, même s’il m’est difficile d’échapper entièrement aux idées toutes faites qui me parasitent l’esprit.
Louis-Thomas
Je suis tout à fait d’accord avec toi lorsque tu écris que les fragments qui composent ton livre semblent avoir un dénominateur commun qui est l’épreuve de la conscience. Je rajouterais que l’épreuve, ici, est aussi celle de l’écrivain qui tente de mettre en mots ce que tu appelles le « vertige des boucles réflexives » dans lesquelles nous plonge la conscience. « Mettre des mots, comme tu l’écris, sur des expériences qui, souvent, restent confinées dans le senti, à un niveau prélangagier », est une tâche ardue et compliquée. À ce sujet, Clarice Lispector écrit :

Ma pensée, avec l’énonciation des mots qui surgissent mentalement, sans que je parle ou écrive ensuite – cette pensée à moi, faite de mots, est précédée par une vision instantanée, sans mots, de cette pensée - parole qui suivra, presque immédiatement – écart spatial de moins d’un millimètre. Avant de penser, donc, j’ai pensé (Lispector, 1998 : 119).

Le fait que nous soyons tous le siège de cet état angoissant (la pré-pensée) dont on ne se libère qu’après avoir pensé avec des mots est certainement un dénominateur commun de l’infinie diversité des expériences humaines. Lisons l’un des fragments qui composent ton livre :

En sortant du centre sportif tu as vu un homme de ton âge assis dans une encoignure en train de déballer une seringue neuve, et sans t’arrêter tu l’as observé du coin de l’œil, et ta respiration s’est accélérée jusqu’à ce que vos regards se touchent et que tu te sentes coupable de croquer dans ta pomme verte, le cœur encore survolté par ton entraînement, tandis que lui s’apprêtait à s’injecter une dose de plaisir en renversant la tête comme un saint qui regarde vers le ciel, et avant qu’il ne disparaisse de ton champ de vision tu as pensé qu’il était mort alors que toi, tu vivrais (Brousseau, 2016 : 74).

En lisant ce fragment, on croirait assister à ce très bref instant qui vient juste avant la pensée, et que Lispector situe dans un « écart spatial de moins d’un millimètre » par rapport à celle-ci. En effet, ce qui est décrit ici, si on l’aborde en termes d’évènement, ne dure à peine que quelques secondes, quelques secondes au terme desquelles surgit la pensée en tant que telle, à savoir le fait que le sportif est du côté de la vie alors que le drogué, lui, se dédie à la mort. En tant qu’il met en forme ce passage de la pré-pensée à la pensée faite de mots, ne pourrait-on pas parler, à propos de Synapses , d’une praxis de l’écriture comme exercice spirituel, un exercice visant à prendre conscience de la pré-pensée à partir de laquelle se déploie notre vie? Entreprise paradoxale, certes - puisque la pré-pensée est précisément ce qui n’est pas la conscience –, mais qui demeure néanmoins féconde. En nous reconnectant à un état dont la conscience et la pensée faites de mots nous déconnectent constamment, une telle praxis de l’écriture ne nous reconnecte-t-elle pas en même temps à l’humanité dont cet état, on l’a dit, est le dénominateur commun?
Simon
Je ne sais pas vraiment comment décrire ce passage du senti au langage. Par contre, je suis fasciné par l’intensité de cette expérience, et en écrivant Synapses j’ai cherché les moyens de faire ressentir la décharge de sens qui nous frappe lorsqu’on se souvient d’un épisode important de notre vie ou qu’on croit saisir une situation. La fraction de seconde dont parle Lispector me fait penser au courant électrique qui parcourt notre cerveau et qui nous survolte lorsque nous avons l’impression, par le langage, d’accéder à un savoir qui nous était inaccessible un instant plus tôt. On pourrait presque parler d’épiphanie, mais je ne crois pas que le langage soit transcendant. Le sentiment de se révéler à soi-même par le langage est une expérience intérieure; il s’agit d’une impression personnelle, rien de plus. Bref, j’ai voulu rendre compte de l’intensité de cette expérience en développant un flot langagier, une syntaxe qui serait commune à chacun des fragments. Les longues phrases du recueil cherchent à traduire le mouvement de la pensée qui s’emballe au fur et à mesure qu’elle s’énonce. Si nous sommes emmurés dans l’expérience individuelle, j’ai voulu suggérer qu’il existe quelque chose comme une structure commune de l’expérience, un fond commun qui nous permettrait d’échanger malgré la singularité de nos vies.

Nous n’avons pas accès au contenu de la boîte crânienne des gens qu’on côtoie, et c’est ce mystère que j’essaie de percer en écrivant. Je crois que le langage, parce qu’il s’agit d’un outil commun, permet de contourner l’étanchéité des êtres en établissant une sorte de principe d’équivalence; je ne peux pas ressentir ta tristesse, mais les mots que tu emploies pour la décrire me laissent croire qu’il existe, entre ta tristesse et la mienne, un air de famille. En passant d’une tête à l’autre, de fragment en fragment, j’invite ceux qui me lisent à se questionner sur ce qui les lie aux autres. Cela dit, j’espère que le livre résiste aux efforts de projection des lecteurs et des lectrices. Je ne voulais surtout pas offrir une version édulcorée de l’altérité. En fait, j’ai plutôt l’impression qu’en général, on se comprend très peu et très mal. Mais ce malentendu qui nous donne tant de fil à retordre est aussi ce qui nous lie, d’une certaine façon. Ce qui nous ramène à ce que je disais plus tôt; pour moi, l’écriture est une pratique qui permet de saisir des nuances qui échappent à l’attention ordinaire. De l’autre côté, la lecture est aussi une pratique attentionnelle; simplement, il s’agit de porter attention à ce qui a occupé l’auteur. Alors, pour revenir à la question des exercices spirituels, je dirais qu’il s’agit plus horizontalement d’exercices de perception; il ne s’agit pas d’élévation, mais de décentrement, ou peut-être parfois de rapprochement, lorsqu’on a le sentiment de se reconnaître dans un personnage.
Louis-Thomas
Lorsque tu écris que tu ne crois pas que le langage est transcendant, tu proposes une vision qui apparaît aussi dans ton livre. Prenons par exemple le fragment suivant, qui aborde le problème de front :

Ce n’est pas que tu ressentes absolument le besoin de croire en quelque chose, mais tout de même, la vue du cadavre de ta grand-mère déposé dans un cercueil trop grand pour lui, la crispation des doigts assemblés en bouquet sur la poitrine ont achevé de ruiner en toi les pensées magiques qu’on t’avait inoculées, et la chair t’es apparue dans sa matérialité repoussante, sans autre horizon que sa dégénérescence, cette vision n’étant elle-même qu’un influx nerveux parcourant ton encéphale, un frisson animal trop longtemps confondu avec ce je-ne-sais-quoi de grandiose qui t’habiterais et qui justifierait tout, alors que rien ne distingue ton parcours de celui d’une balle qui poursuit sa trajectoire dans le noir vers un mur (Ibid: 12).

Pour reprendre le vocabulaire que tu utilises, on nage ici en pleine horizontalité, et aussi, en plein décentrement, un décentrement effectué par rapport à la position privilégiée qui est généralement attribuée à l’être humain au sein de la nature, et cela en vertu de la participation supposée de celui-ci à une transcendance dont les formes et les définitions varient, mais qui est presque toujours liée au problème de la conscience. J’ai cité ce fragment parce qu’il est explicite, mais plus généralement, il me semble que la place de l’humain au sein de la nature et le rôle joué par la conscience dans la compréhension de cette place sont des thèmes importants de ton livre. Et il me semble que ces thèmes, dans Synapses , apparaissent dans le prisme d’une remise en question du caractère privilégié de l’être humain par rapport à la nature non-humaine, cet humain dont rien ne distingue le parcours « de celui d’une balle qui poursuit sa trajectoire dans le noir vers un mur ». La conscience, ou plutôt le passage sans cesse répété de la pré-conscience faite de sensations et d’impressions à la conscience faite de mots, passage servant souvent à distinguer l’humain de l’animal, devient ici un « frisson animal », « un influx nerveux », ou encore, comme tu l’écris dans ta dernière réponse, « un courant électrique ».

Or, il y bien quelque chose qui distingue l’humain de la balle qui poursuit sa trajectoire dans le noir vers un mur, et c’est justement le fait que l’humain est conscient de cette trajectoire obscure qui est celle de tout être quel qu’il soit, comme le dit d’ailleurs un autre fragment de ton livre, dans lequel il est question de « la nature qui, en l’humanité, avait trouvé le moyen de se contempler dans le miroir de la conscience»( Ibid : 19). Mais il n’est pas certain que cela indique la supériorité de l’humain sur la nature non-humaine. Au contraire, ne pourrait-on pas dire que l’impossibilité pour la balle de se contempler dans le miroir de la conscience est précisément ce qui lui permet de suivre sa trajectoire dans l’obscurité, alors que l’humain, lui, parce qu’il est toujours en train de se regarder faire, se trouve constamment gêné dans ce prodigieux mouvement vers l’avant qui est celui de la nature, mouvement qu’exprime avec beaucoup de force l’image de la balle de fusil? Et ne pourrait-on pas aussi dire que ce mouvement vers l’avant, lorsqu’il n’est pas encore gêné par la conscience, est lui aussi une forme de pensée, une pensée qui, comme le suggère un autre des fragments de ton livre, « pense pour elle-même, comme un parasite qui se propage d’une tête à l’autre sans se soucier de son hôte » ( Ibid : 55)?
Simon
Cette image de la balle qui poursuit sa course dans l’obscurité, je l’ai volé à Schopenhauer, qui écrit sensiblement la même chose quelque part dans Le monde comme volonté et comme représentation . J’ai feuilleté sans succès mon exemplaire pour retrouver le passage en question, mais en cherchant je suis tombé sur un autre passage qui montre bien que j’avais ce livre tout près de moi quand j’ai écrit Synapses . Pour Schopenhauer, « […] l’homme, c’est la nature, la nature arrivée au plus haut degré de connaissance de soi-même »(Schopenhauer, 2008 : 352). Comme je l’ai dit, mon projet était d’écrire à propos des efforts réflexifs de la conscience qui se retourne sur (et parfois contre) elle-même. Ce faisant, je ne voulais pas idéaliser l’humain ou suggérer sa suprématie dans l’ordre naturel. Je considère au contraire que la conscience est ce qui nous sépare du reste de la nature. Dans un autre fragment de Synapses , il est d’ailleurs question d’un jeune homme qui découvre que les animaux savent comment vivre, alors que lui est condamné à chercher un but à son existence. Il voudrait, comme un animal, savoir meubler sa vie sans avoir à y penser, et il constate douloureusement que cette sérénité lui est interdite. Ce savoir que semblent partager tous les êtres vivants à l’exception des humains, c’est en quelque sorte la pensée sans la conscience dont tu parles. Chaque fois que j’y pense, je suis troublé de devoir conclure que la conscience, loin d’assurer notre place dans l’ordre naturel, fait de nous des exclus, des êtres superflus qui ne répondent à aucune nécessité apparente. Ironie suprême : c’est cette même conscience qui nous permet de faire le constat de notre apparente inutilité.

Pour ces raisons, je tiens en suspicion la tradition qui fait de la conscience le signe de l’élection de l’humanité. Je pense aussi que nous sommes bien moins conscients des motifs qui nous poussent à agir que nous le croyons. La conscience est loin d’être toute puissante. Il existe en nous des forces indépendantes de la pensée et souvent, nous cherchons à rationaliser l’emprise qu’elles ont sur nous pour maintenir l’illusion que nous sommes les seuls maîtres à bord. Ces mensonges que l’on se fait à soi-même m’intéressent parce qu’ils montrent bien que c’est parfois au moment où l’on se croit le plus souverainement rationnel qu’on est en réalité le jouet de ces forces qui nous échappent. Lorsque j’écris, je soupçonne constamment les idées qui me viennent de vouloir me duper en me donnant l’impression qu’elles sont miennes, alors que c’est moi qui leur appartiens.

Alors, en plus de placer les expériences humaines décrites dans mon livre sur le même plan, j’ai voulu éviter de les idéaliser. Cela dit, il ne s’agit pas non plus de dénigrer l’humain ou de le déclarer sans intérêt. Au contraire, mes réflexions me ramènent toujours au tragique de l’existence, ce qui m’incite à considérer mes semblables avec sollicitude. À mon avis, c’est parce que nous avons une conscience que notre existence est tragique. Nous savons que nous sommes lancés dans la vie sans but, et nous savons encore plus que nous sommes condamnés à mourir sans qu’on nous donne d’explications. Je sais que pour plusieurs, ce constat est d’une banalité assommante. Pour ma part, je n’arrive pas à me défaire du sentiment de révolte qu’il m’inspire. Et c’est avec cet esprit de révolte que j’ai tenté d’être attentif aux personnages que je décris, en gardant en tête l’arrière-plan tragique de leurs vies.
Louis-Thomas

Tu as choisi, pour ton premier livre, une forme assez audacieuse. Composé de 225 fragments dont chacun nous plonge très brièvement dans la vie d’une personne différente, et dépourvu de trame narrative reliant ces personnes entre elles, Synapses est un livre difficile à classer. Pour ma part, j’ai eu à certains moments l’impression de lire une sorte de recueil d’aphorismes ou de maximes au sens de la tradition moraliste, quoique dans un style très différent. La construction en petits fragments a probablement contribué à me donner cette impression. Or, comme l’indique la couverture, il s’agit d’une « fiction », et, en effet, le fait de plonger, à chaque nouveau fragment, dans la conscience d’une personne fictionnelle nous éloigne d’emblée du recueil d’aphorismes qui, en principe, doit trouver sa cohérence dans la conscience unique - celle de l’auteur - qui informe chacun des éléments du recueil. La fragmentation des thèmes et des problèmes abordés, là, s’effectue suivant les chemins tortueux empruntés par la conscience unitaire de l’écrivain. Alors qu’ici, dans Synapses, ce qui est fragmenté est la conscience elle-même, et ce qui donne la cohérence à l’ensemble, peut-être, est plus proche de cette pensée qui « pense pour elle-même, comme un parasite qui se propage d’une tête à l’autre sans se soucier de son hôte ». Quoi qu’il en soit, cet écart par rapport aux catégories littéraires habituelles revêt-il une importance particulière dans ton travail? Et en général, considères-tu que la littérature québécoise laisse suffisamment de place à ce genre d’expérimentation formelle?

Simon
Je crois que si la forme de Synapses est surprenante, c’est en partie à cause de la place privilégiée qu’occupe aujourd’hui le roman dans l’imaginaire. D’ailleurs, plusieurs personnes m’ont dit avoir lu mon « roman » depuis la parution du livre, ce qui en dit long sur l’horizon d’attente de mes contemporains. En fait, je me suis tout simplement offert le plaisir d’écrire ce que j’avais envie d’écrire, c’est-à-dire des textes très condensés, tendus, où il n’y aurait pas de temps mort. C’est donc moins une recherche d’originalité que de liberté qui m’a amené à proposer un tel livre. Pendant plusieurs années, j’ai écrit sur un blogue, et c’est sur cette plateforme que j’ai expérimenté pour la première fois la forme brève. Par la suite, j’ai fait une ou deux tentatives romanesques et j’ai dû vivre plusieurs soirées tristes à fixer mon écran sans que rien ne se passe avant de me rendre compte que ce n’était pas ce que j’avais envie d’écrire.

Jeune adulte, la lecture de Nietzsche m’a marqué au fer rouge, si bien que je passe encore aujourd’hui souvent par ses livres pour réfléchir aux problèmes qui me préoccupent. Son idée selon laquelle on préfère les idées qui nous maintiennent en santé à la vérité m’a particulièrement influencé. J’ai lu Cioran avec la même passion, captivé par la force de frappe de ses aphorismes, mais également Simone Weil, qui a elle aussi écrit des aphorismes d’une lucidité désarmante. Par exemple, dans La pesanteur et la grâce , il y a ce passage auquel je reviens constamment :

Tendance à répandre la souffrance hors de soi. Si, par excès de faiblesse, on ne peut ni provoquer la pitié ni faire du mal à autrui, on fait du mal à la représentation de l’univers en soi. Toute chose belle et bonne est alors comme une injure (Weil, 1948 : 16).

Pour moi, ces quelques lignes valent bien des romans. Il y a chez ces auteurs un sens de la formule que j’admire et que j’ai essayé d’imiter. En très peu de mots, ils proposent des plongées dans ce que l’expérience humaine a de plus opaque. Leur façon d’aller à l’essentiel me rejoint parce qu’elle est liée au travail d’attention dont je parle. La pratique de l’aphorisme, chez Nietzsche en tout cas, se nourrit de manière assez directe de la tradition moraliste et on sait qu’il admirait La Rochefoucauld. En écrivant Synapses , je me suis d’ailleurs inspiré librement de l’esprit des Maximes . J’aime l’idée qu’on puisse se servir du langage pour faire tomber des masques. Les mots, dans les Maximes , ont un pouvoir révélateur : ils font voir, par-delà des apparences souvent flatteuses, toutes les bassesses dont nous sommes capables. La Rochefoucauld écrit par exemple que « le refus des louanges est un désir d’être loué deux fois. » Derrière le masque de la modestie, on peut souvent apercevoir de la vanité.

J’ai donc voulu m’inscrire dans cette tradition en me l’appropriant pour ensuite y contribuer à ma façon. Plutôt que de parler de l’humain de manière abstraite comme le font les philosophes, il me fallait partir de situations concrètes et diversifiées, raconter plutôt que d’analyser. Mon but, si on veut, n’était pas tant de faire de la morale que d’explorer certains aspects moraux de nos existences en les laissant ouverts à l’interprétation. La forme brève m’a permis d’avancer dans ce projet en mettant en place une forme de perspectivisme. Un des aspects du livre qui m’a le plus occupé est l’espace entre les fragments, c’est-à-dire la manière dont ils se font écho. La dynamique d’ensemble m’est rapidement apparue comme un élément crucial du livre; il fallait que les histoires communiquent entre elles, par analogies, par oppositions ou encore par variations.

Pour répondre à ta question, la forme de Synapses ne découle pas d’un besoin de me démarquer des catégories littéraires habituelles. Je dirais plutôt que j’ai cherché à bricoler une forme adéquate, capable d’insuffler un peu de vie aux idées qui me trottaient dans la tête à ce moment-là. Je suis formaliste, mais uniquement dans la mesure où je crois que la recherche formelle est susceptible de dépoussiérer nos vieilles habitudes de pensée. Pour moi, une proposition formelle doit être porteuse d’une vision particulière de l’humain; c’est au prix d’une réflexion sur la forme que l’on peut espérer révéler quelque chose qui, auparavant, demeurait imperceptible.

Finalement, en ce qui concerne la place de l’expérimentation formelle en littérature québécoise, il me semble que plusieurs écrivaines et écrivains ont fait des propositions innovatrices ces dernières années. Je pense à Mathieu Arsenault, à Maggie Roussel, à Philippe Charron ou encore à Pattie O’Green et à Anne-Renée Caillé, qui ont tous inventé leur propre dispositif langagier. Il suffit de chercher un peu, puisqu’évidemment les textes qui font preuve d’inventivité obtiennent souvent peu d’attention médiatique. Je trouve cela déplorable et j’aimerais qu’on s’intéresse davantage à eux, mais en même temps je crois que la littérature sait très bien se passer de l’assentiment du grand public.
Simon Brousseau au Gala de l'Académie de la vie littéraire 2017 / Crédit photo : Mathieu Poirier 

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