Entretien avec Philippe Lejeune

Post-Scriptum.ORG

Vous avez dédié toute votre œuvre à l’étude des récits autobiographiques dans presque toutes ses modalités, d’où vous vient cette passion, cette obsession ?

Philippe Lejeune

Elle me vient de deux choses. D’une part, j’aime écrire et je me suis aperçu très jeune qu’en fait je ne savais écrire que des choses autobiographiques directes. J’étais incapable d’écrire de la poésie et surtout j’étais incapable d’écrire de la fiction. Donc, je me suis concentré sur l’écriture autobiographique dans ma pratique personnelle. D’autre part, j’étais très frappé, c’était, il faut dire, il y a très longtemps – je suis né en 1938 – il faut aussi situer les choses historiquement : aujourd’hui on fait un colloque entier sur l’autobiographie, on n’arrive pas à comprendre qu’en France, dans les années 1950, 1960, c’était impossible. Ça n’intéressait pas. Il y avait en même temps une indifférence, incuriosité, incompréhension dans le monde universitaire face aux écritures autobiographiques qui étaient quelque chose de plutôt négligé, méprisé, considéré comme une écriture de second ordre, une écriture à valeur documentaire, enfin qui n’est pas véritablement une écriture. Il y a de ma part une espèce de combat militant pour faire reconnaître à l’écriture autobiographique la valeur d’une véritable écriture. Que l’écriture de la réalité, l’écriture véridique peut devenir une élaboration artistique aussi bien qu’une écriture de fiction.

PS

À quoi est dû cet intérêt qu’on porte maintenant au récit autobiographique ?

Philippe

Il est probable que j’étais dans le sens de l’histoire. Que mon propre intérêt correspondait en même temps à une évolution de la civilisation. C’est vrai que depuis il y a un changement du paysage, mais qui s’est fait de manière très progressive – enfin, moi je ne peux vous parler que de la France, mais je pense qu’il y a eu des déblocages analogues au Québec – en gros, depuis la fin des années 1960 et mai 68, la liberté de s’exprimer, de parler de soi, de dire je – donc il y eut un déblocage, d’une part. D’autre part, il y a eu toutes sortes de facteurs d’évolution. Je peux vous citer, dans cette autobiographisation absolument incroyable : le développement des nouveaux médias, en particulier de la radio, quoique la radio c’était avant la télévision, qui nous ont habitué à une circulation des paroles qu’on ne voyait pas circuler. Il y a un problème également de la mémoire, du culte de la mémoire, qui est lié à deux choses : à l’accélération de l’histoire – le fait que le temps aujourd’hui passe beaucoup plus vite qu’il passait il y a cinquante ans, il y a l’accélération de l’histoire et surtout le fait qu’elle est devenue de plus en plus dramatique ou tragique. Il y a toute une histoire à faire sur l’influence de la Shoah sur la résolution des écritures autobiographiques. Il y a eu d’abord la phase de silence, ensuite la phase d’explosion. Donc, il y a toutes sortes de phénomènes qui peuvent expliquer ça. Je ne suis pas sociologue, ça m’est difficile de le dire, moi je suis un acteur du changement, témoin du changement. J’ai été très surpris. J’ai publié un livre qui s’appelle Le pacte autobiographique en 1975…

PS

…qui est une référence aujourd’hui…

Philippe

Oui c’est une référence aujourd’hui, mais je peux vous dire que ce n’était pas une référence en 1975. Le livre n’est pas passé inaperçu, mais enfin presque. C’est un livre qui a fait son chemin petit à petit, peut-être parce qu’il a des qualités intrinsèques – ça ce n’est pas à moi de lui dire – mais aussi parce qu’on a eu de plus en plus besoin d’un livre qui soit un instrument de travail théorique et, du coup, le fait d’appliquer un discours théorique – j’espère extrêmement sérieux à ce problème – est apparu comme une légitimation du genre. Si on peut tenir des discours de ce genre-là sur l’autobiographie, alors peut-être que c’est quelque chose qui a de la valeur.

PS

Après avoir lu et étudié toutes sortes de récits autobiographiques, d’après vous quel est le moteur de l’écriture de soi ou bien de l’autoreprésentation ?

Philippe

Je ne sais pas répondre à cette question parce qu’il y a de multiples réponses. D’abord tout dépend de la nature de l’écriture. L’écriture de soi n’est pas une totalité. En gros, il y a deux grands secteurs. Il y a l’écriture du journal, qui est une écriture véritablement intime et qui est une écriture qui n’est pas destinée à faire une œuvre, qui est une écriture qui est destinée à aider la personne à vivre, et pour laquelle il y a une gamme de motivations qui ne sont pas les mêmes que pour l’écriture autobiographique publique, même si l’émergence dans le public est petite, comme écrire une autobiographie pour son milieu ou pour sa famille, ou bien si c’est pour le monde entier, il reste qu’il y a une idée de construire, de projeter une image de soi, pour les autres, qui n’existe pas, au moins en général, dans le journal intime. Donc, il y a des motivations différentes pour l’écriture privée, au jour le jour, et l’écriture publique. Autre différence énorme, l’écriture privée est une écriture qui s’étend dans le temps, qui est en fait une conduite qui peut durer des dizaines d’années. L’acte autobiographique vers le public est en général un acte ponctuel qui correspond à un moment dans une vie, donc à des motivations qui sont liées à une maturation, à une crise, à quelque chose de spécifique, et qui ne s’étend pas dans le temps. Je vous ai surtout répondu pourquoi je ne pouvais pas répondre, et en fait je ne vous ai pas vraiment répondu. Alors, s’il fallait donner une réponse générale, je dirais que tout le monde est à la recherche d’une construction de son identité. Chacun a besoin, que ce soit dans le journal ou dans l’autobiographie, de se prouver qu’il y a une continuité dans sa vie, et qu’il y a une valeur dans sa vie, et que d’autre part tout ça fait un sens. Et ni la continuité, ni la valeur, ni le sens sont des choses qui sont données a priori, donc on a besoin de les construire, et elles sont perpétuellement fragiles, même quand on les a construites.

PS

Vous avez travaillé récemment sur les formes d’autoreprésentation dans les nouvelles technologies de communication, notamment sur « blogues ». Comment les nouvelles technologies de communication transforment-elles la perception de soi ou la représentation de soi ?

Philippe

Je ne peux parler que de ce que je connais. J’ai observé des journaux en ligne sur Internet. C’est très frappant, car c’est une expérience très spectaculaire mais en même temps elle est très limitée. D’abord c’est un phénomène de génération : ce sont uniquement des gens, à ce que j’ai vu, entre 20 et 35 ans qui se livrent à ce sport. Il y a des formes autobiographiques qui correspondent à des phases de la vie, à des moments – je dirais que c’est une forme de crise de post-adolescence et d’entrée dans la vie sociale. La plus part des blogues correspondent à des gens qui ont envie de créer une image d’eux-mêmes, c’est un spectacle, c’est pas une comédie, mais c’est la recherche d’un rôle dans lequel ils aient immédiatement du succès…

PS

C’est une espèce d’exhibitionnisme aussi ?

Philippe

Exhibitionnisme, non, parce que, enfin oui, ils vont se montrer, mais en même temps, on est à la recherche d’un public qui va s’identifier à vous. Donc, il s’agit de penser que ce qu’on va montrer de soi est quelque chose qui est représentatif et utile pour un groupe, pour une communauté. C’est pour ça qu’on cherche un rôle qui corresponde à soi et qui marche, pour lequel il y a un marché, si je puis dire. C’est tout de même extrêmement frappant de voir ces constructions de rôles ; je pense que c’est la même chose si vous êtes un chanteur, etc. : vous allez chercher un créneau qui corresponde à quelque chose dont les autres ont envie, c’est à vous de trouver. Ils ne savent pas de quoi ils ont envie et vous, vous allez les révéler à eux-mêmes à travers le rôle que vous proposez. Donc, je crois que ce sont des essais de rôles identitaires. D’autre part, ce qui est très frappant, c’est le caractère communautaire de ces manifestations sur les blogues, c’est-à-dire que derrière ce qui apparaît sur l’écran, il y a des réseaux de correspondances, les gens se mettent à correspondre, et il y a ce que j’appellerais des espèces d’intimités de réseau. Donc, en même temps ce sont des nouvelles formes de socialité qui apparaissent.

PS

D’après vous, lorsqu’on lit une autobiographie ou alors les cahiers de Rodez d’Antonin Artaud, c’est-à-dire ce genre de textes qui n’étaient pas destinés à la publication, quelles sont les attentes du lecteur ?

Philippe

C’est passionnant de lire une chose qui n’est pas faite pour la publication. Vous avez l’impression, peut-être à tort, de pénétrer justement dans quelque chose qui est, je ne dirais pas plus authentique, mais différent. Je me rappelle la phrase que Jean-Jacques Rousseau disait au début du préambule des Confessions, qu’en fait les hommes ne se connaissent pas entre eux, ils échangent des masques ou des images, chacun connaît l’apparence ou la comédie des autres, et connaît son intériorité mais ne connaît pas l’intériorité des autres. Le grand rêve, c’est d’arriver à avoir sur quelqu’un d’autre le même type d’appréhension que l’on a sur soi-même, qui n’est pas biaisé par la volonté de représentation. Donc, le sentiment de pénétrer par effraction dans l’intimité d’un autre, une intimité qui n’a pas été prévue pour être donnée en spectacle, c’est une expérience extrêmement émouvante, enrichissante et qui en même temps fait peur, parce que on a le sentiment qu’on n’a pas le droit, qu’il y a une forme de viol. En effet, disons qu’il faut savoir comment se comporter, comment entrer dans cet univers où on n’est pas attendu, où notre regard n’était pas prévu, et que vous devez donc respecter. Ce qui suppose que vous vous détachiez de vous, une expérience d’écoute donc. C’est une expérience qui n’est pas seulement une expérience intéressante par ce que ça vous révèle sur autrui, mais en fait ce type de situation vous amène à essayer de vous détacher de vous-mêmes, et ça c’est la chose pour laquelle on a le plus de mal, d’une certaine manière : prendre vous-même un regard étranger sur vous-même. Pour moi c’est une expérience très forte.

PS

De là le succès qu’il y a maintenant avec la télé-réalité, où on filme les gens pendant 24 heures…

Philippe

Non, non, je ne suis pas d’accord, car là vous entrez dans quelque chose qui est fabriqué. La vraie expérience qui justement ne peut pas être programmée, c’est d’être brusquement devant un cahier qui n’a pas été écrit pour vous ni pour personne, et que vous avez la responsabilité de lire, et qui va vous introduire dans la vie d’un autre et qui va vous arracher à vous-mêmes.

PS

En 1975, vous avez commencé votre quête sur l’autobiographie, à un moment où ce n’était pas un genre institutionnel. Aujourd’hui, il est devenu l’un des genres les plus prolifiques de la littéraire actuelle. Depuis ces quelque 30 années, est-ce que vous êtes arrivé au bout du chemin ?

Philippe

En fait, j’ai évolué. J’ai d’abord beaucoup travaillé sur l’autobiographie. J’avais horreur des modèles classiques de l’autobiographie et je cherchais une nouvelle autobiographie, avec des formes plus révolutionnaires. J’ai vu des modèles chez Leiris, chez Perec, chez d’autres écrivains comme ça. J’ai évolué en ce sens que j’aime beaucoup moins l’autobiographie aujourd’hui. J’en suis venu à aimer une écriture que je n’aimais pas avant qui est l’écriture du journal. C’est-à-dire, une écriture qui n’est pas soumise aux pièges de la mémoire et aux pièges de la reconstruction. Mon rêve, actuellement, car en même temps le journal a toutes sortes de défauts et de limites, mon rêve c’est de trouver une écriture qui ait à la fois toutes les qualités d’instantanéité et de vérité du présent, de spontanéité du journal, et qui ait toutes les qualités de construction et de séduction de l’autobiographie ; qui ait tous les avantages du journal et de l’autobiographie et qui n’ait aucun des énormes inconvénients du journal, ni aucun des énormes inconvénients de l’autobiographie. J’ai un idéal, comme dans mon travail personnel d’écriture, et je ne suis nullement arrivé au bout, et j’ai passé mon temps à changer. La seule chose que je me souhaite, je ne sais pas jusqu’à quand je vivrai, mais c’est de continuer à changer. Une des choses qui me fait peur dans l’écriture autobiographique, qui me fait de plus en plus peur, c’est la manière dont, en particulier si on la publie, elle vous fige, donc elle vous force finalement à vous mettre à ressembler à votre écriture. Donc, c’est pour ça qu’à la limite, il vaut mieux ne pas publier, pour rester libre, complètement libre.