Entretien avec Jean-Marie Apostolidès

Alexandre Trudel
Ce qui frappe tout d’abord quand on prend connaissance de votre parcours, c’est son éclectisme. Vous êtes à la fois universitaire et metteur en scène, et récemment, vous avez co-réalisé un long métrage avec Bertrand Renaudineau, Buvons, buvons et moquons-nous du reste. Au niveau de la recherche, vos intérêts d’étude couvrent un large spectre d’objets qui va de Louis XIV aux avant-gardes artistiques, de Tintin à Guy Debord. Vos méthodes d’analyse sont elles aussi très variées, recoupant notamment l’analyse littéraire, les sciences humaines et la psychanalyse. Vous avez étudié l’anthropologie, la psychologie et la sociologie. Vous êtes aujourd’hui professeur de théâtre et de littérature française à la Stanford University en Californie. Première question : pourquoi avez-vous exploré autant de domaines ? Et comment l’institution universitaire est-elle parvenue à vous digérer, avec tous vos intérêts divergents ?
Jean-Marie Apostolidès
Je dois dire que mon arrivée relativement récente dans un département de théâtre (elle remonte à une quinzaine d’années) ne marque pas une fin de carrière mais plutôt un retour à l’origine. J’ai débuté au théâtre à 15 ans, dans la ville française où je vivais alors, en suivant les cours du conservatoire en théâtre. En France, les conservatoires de province avaient jadis, parfois, d’excellents professeurs. Ce fut le cas pour moi avec André Heyraud que j’eus la chance d’avoir comme premier mentor et qui enseignait également au conservatoire de Dijon. C’était un homme d’une grande finesse et d’une solide culture théâtrale. Celui qui prit sa succession ne possédait malheureusement pas les mêmes qualités. A Paris, plutôt que de tenter le conservatoire national, j’ai préféré suivre les cours de Tania Balachova. J’en avais assez des classiques et de la rigidité des alexandrins. Balachova était alors une grande professeure d’art dramatique, les meilleurs comédiens français (Michel Lonsdale par exemple) sont passés par son école. En quelques mois, j’ai beaucoup appris d’elle, et beaucoup désappris de ce que le conservatoire m’avait fait ingurgiter. Donc ma première vocation fut le théâtre, le métier d’acteur et la mise en scène. Mais cela ne suffisait pas à mon appétit de découvertes. La carrière de comédien telle qu’elle s’exerçait en France au milieu des années soixante ne me satisfaisait pas, même si c’est un métier que j’ai beaucoup aimé les années où je l’ai pratiqué. Je ne me voyais pas attendre des coups de téléphone pour obtenir un travail, ni gagner ma vie en disant les textes de Marcel Achard ou de Marc Camoletti. Je rêvais de jouer Hamlet, Tartuffe ou Richard III. D’autres voies étaient possibles, je n’ai pas eu l’audace ou 1’intelligence de les prendre quand c’était le moment ; j’ai préféré abandonner les planches. Si je peux me critiquer, je dirai que je n’avais pas à 18 ou 20 ans la force d’un Jean-Pierre Vincent ou d’un Patrice Chéreau, qui avaient mon âge, et qui ont alors démarré leur carrière de metteurs en scène professionnels. Je ne possédais pas leur audace iconoclastique ni leur largeur de vue. Ce qu’il m’aurait fallu faire, je ne l’ai compris que des années plus tard, recruter des jeunes de mon âge et monter une troupe en mettant nos idées en commun avec les moyens du bord. Je croyais alors qu’on ouvrait la porte aux jeunes gens doués et j’ai attendu en vain ; j’ignorais que la vie ne vous donne que ce que vous savez lui prendre, par votre force et votre détermination. J’ai fait bien sûr quelques mises en scène avant vingt ans mais sans grande originalité. Pour des raisons familiales que j’ai expliquées dans mon livre L’Audience, je manquais de maturité affective, et peut-être de maturité intellectuelle et artistique. A vingt ans, j’étais mal dans ma peau, ce n’était pas le plus âge de la vie. Dans un premier temps, il a donc fallu que j’apprenne à vivre, c’est-à-dire à me mieux connaître, et à mieux connaître le monde sur lequel je possédais tant d’illusions. Voilà pourquoi j’ai étudié la psychologie, ensuite les sciences sociales. Il a fallu aussi me débarrasser définitivement de la religion qui avait eu une grande importance dans mon enfance. Cette connaissance de la société, je l’ai d’abord acquise de biais, c’est-à-dire par l’entremise des sociétés primitives, non occidentales. D’où mon intérêt pour l’anthropologie - j’ai fait une maîtrise dans ce domaine ici, à l’université de Montréal, au début des années 70. Ensuite, j’ai poursuivi un doctorat de troisième cycle puis un doctorat d’État en sociologie en France, à l’université de Tours, où j’étais chargé de cours tout en faisant mes premiers pas dans la réalisation cinématographique avec Bertrand Renaudineau.

Vous avez souligné dans votre question la diversité de mes intérêts ; c’est sûr qu’un tel parcours peut paraître éclectique, voire incohérent, mais en réalité il possède une unité. Certes, j’utilise chaque fois des outils intellectuels différents, empruntés aux sciences sociales ou à la psychanalyse, mais c’est dans le but d’approfondir un projet qui est resté le même, à savoir la mise au jour de ce qui n’est pas immédiatement perceptible par les acteurs sociaux. C’est aussi ce qui motive mon travail artistique, qu’il soit mise en scène ou écriture de fiction. Je perçois donc au long des années une permanence dans mes recherches, même si mes pratiques sont diversifiées, passant rapidement d’un domaine à l’autre. Le temps des synthèses n’est pas encore venu, j’ai trop d’intérêts divers à satisfaire, et peut-être l’unité de mon travail ne sera-t-elle perceptible qu’après ma mort, si l’on s’intéresse à moi dans un quelconque futur. Pour clore cette question, il est vrai qu’au niveau universitaire j’ai eu un parcours plutôt marginal. En presque quarante ans, j’ai enseigné quatre ou cinq matières différentes, en fonction des opportunités, toujours avec plaisir. Partout où j’ai vécu, j’ai eu de la difficulté à me placer, à trouver des postes. En France, j’ai eu du mal à faire mon chemin parce que l’on ne voyait pas très bien où me situer, entre l’histoire et la sociologie. Sans vouloir critiquer votre pays que j’aime beaucoup, j’ai éprouvé encore plus de mal au Québec où j’ai été refusé à peu près partout, dans toutes les universités où j’ai postulé, refus parfois accompagné d’une hostilité étonnante. J’ai finalement trouvé « une niche » aux États-Unis, une place sans doute marginale, en littérature, mais elle me convient. A partir des textes littéraires, j’ai la possibilité aujourd’hui à Stanford d’enseigner des cours où je réunis les différentes facettes de mes intérêts. Je peux même innover sans avoir à rendre de compte à l’institution. Par exemple, dans le cours de cinéma que je donne chaque année, et qui attire près de 400 étudiants, je développe des théories dans un champ nouveau, que j’appelle l’iconomie, et qui est l’étude des images et leur impact sur la vie des gens. Comme les gènes, comme les mèmes, ces réplicateurs qui s’imposent à la pensée et permettent le renouvellement de la culture (il s’agit d’un concept de Richard Dawkins vieux de presque trente ans), des images plus ou moins conscientes, véhiculées par le cinéma, s’imposent au public. Elles se présentent comme des synthèses de comportement. Dans les films où ces images apparaissent, elles résument souvent toute une expérience de vie. D’où le fait qu’elles s’apparentent aux archétypes. Ces images fortes modifient, ou plutôt elles modèlent le comportement du public. On peut même dire que ce sont les images qui fondent le lien social dans la mesure où l’adoption d’un modèle valorisé par le cinéma permet l’accès aux partenaires sexuels, donc facilite la reproduction. Ne reproduisent que les jeunes qui reprennent à leur compte ces images pour les faire circuler autour d’eux. L’image telle que je la comprends, c’est-à-dire l’image mentale collective libérée de son support original, est donc un réplicateur. C’est à la généalogie de telles images que je consacre mon cours, en puisant mes exemples dans les films qui ont eu un certain retentissement public, et en montrant comment une image s’adapte, évolue, mue, manifeste de la résistance comme une bactérie le fait avec son environnement, de façon à maintenir son impact sur une population donnée. C’est cela, le champ de recherche de l’iconomie. C’est ce domaine nouveau que l’institution universitaire américaine me permet d’explorer assez librement, avec les risques d’erreur qu’un domaine nouveau comporte avec lui. Je ne me plains donc pas de la condition qui m’est faite ni des coups qu’il m’a fallu encaisser pour parvenir à la sérénité. La résistance au changement fait aussi partie de l’humaine condition.
Alexandre

Le premier ouvrage qui vous a fait connaître, c’est le Roi-machine en 1981. Dans cette étude, vous analysez comment le régime de Louis XIV a besoin d’un dispositif complexe d’automonstration pour asseoir sa légitimité et affirmer son existence. Le spectacle du corps du roi et de ses accoutrements devient donc un attribut primordial du pouvoir moderne. Votre livre a engendré un grand nombre de recherches, je pense par exemple à toutes ces études sur les entrées royales. Comment les spécialistes de l’Ancien Régime, historiens ou autres, ont-ils réagi à votre travail à l’époque ? Quel était votre but, et que pensez-vous avoir atteint ?

Jean-Marie
Lorsque vous avancez des perspectives qui sont neuves, vous vous heurtez souvent à l’indifférence et à l’incompréhension. Surtout quand ces analyses proviennent d’individus dans les marges, rejetés par l’institution officielle, ce qui était mon cas à l’époque. Les gens en place sont fragiles, souvent inquiets, jamais certains d’avoir mérité leur chance. Ils pressentent la brièveté de leur règne. Dès qu’ils voient leur légitimité menacée, ils font front commun pour empêcher toute nouveauté. C’est une réaction assez commune, même en dehors du milieu universitaire. Après la tourmente de 1968 et le retour en force du marxisme, la perspective symbolique partant du corps du roi, c’est-à-dire prenant comme point de départ un concept théologique et sa mutation en instrument politique, était neuve. Dans les études sociologiques, il était dangereux de s’écarter d’une approche positiviste assez étroite. Je dois cependant dire que Jean Duvignaud m’a accueilli à bras ouverts à l’université de Tours, conscient de l’originalité d’une telle approche. J’ai déposé mon sujet de thèse en France en 1972, à mon retour du Québec, et je l’ai travaillé cinq ans. Personne à l’époque, pas même Louis Marin, qui a reçu mon manuscrit des mains de Jérôme Lindon alors qu’il était en train d’écrire Le portrait du roi, n’avait avancé cette perspective. Créditer aujourd’hui Kantorowicz de ces idées prouve qu’on ne l’a pas encore lu puisqu’il écrit dans son livre (que je connaissais, naturellement) que cette théorie ne s’applique qu’à l’Angleterre, et pas du tout à la France. Mon audace n’était pas si grande ! Elle a surtout consisté à adapter la théorie du double corps au cas français, en montrant que le rôle des arts, unifiés en un projet grandiose mis en place pendant le règne de Louis XIV, avait été de mettre en scène, de façon visible et spectaculaire (dans le sens situationniste du mot) ce double corps. Ce travail a été achevé en 1976, la publication du Roi-machine date de 1981. C’est dire qu’il a fallu cinq ans avant de faire recevoir ces idées, encore que l’influence de Debord sur ma pensée ait été à l’époque incomprise ou ignorée. J’avais mis en exergue une citation de La société du spectacle que Lindon a rayé d’un trait rageur avant d’envoyer le tapuscrit à la composition. Mais je ne lui en veux pas car il fut le seul parmi les éditeurs à me donner une chance, même s’il a voulu réduire un texte de 650 pages (une thèse d’État) à un petit volume de 200 pages. Avant lui, aucun des éditeurs que j’avais approchés n’en a voulu, ni Gallimard, car je ne faisais pas partie de la petite bande à Pierre Nora, ni le Seuil, où Michel Winock m’a envoyé une lettre de refus d’une rare sottise. La plupart des ces importants personnages n’ont d’ailleurs même pas daigné répondre à l’inconnu que j’étais. Ce sont ici les mœurs françaises. La première réception de mes idées fut donc un désastre, soit parce que je ne savais pas comment défendre mon travail soit parce que je n’en avais pas aperçu encore tous les développements possibles. En effet, j’ai depuis ce temps approfondi ma perspective biologique (i.e. l’invention d’un corps pour former un être plus grand que l’individu) en avançant la notion d’enveloppe collective. Je montre, dans un livre de 2003 boudé par le public et les médias, que la vie de l’homme se construit à partir de trois sortes d’enveloppement, l’enveloppe corporelle (ou le Moi-Peau, dans la perspective de Didier Anzieu), l’enveloppe familiale et l’enveloppe communautaire. Ce sont les rapports entre ces trois types d’enveloppement qui définissent à la fois la structure mentale d’un individu et la dynamique de la société à laquelle il appartient. La situation se complique aujourd’hui du fait que dans la notion de corps, la partie mécanique – la machine – l’emporte sur la dimension corporelle. On passe donc graduellement d’un modèle biologique de compréhension du monde à un modèle technique et mécanique, extrêmement complexe, qu’on peut encore appeler un corps « enveloppant », mais qui ne ressemble plus à rien de connu. D’où la crise actuelle des imaginaires sociaux et la complexité du rapport au corps observable chez nombre de nos contemporains.

Pour revenir au Roi-machine, je vous ai parlé des réactions négatives apparues dans un premier temps. J’ai bien sûr été blessé de devoir couper ce travail qui m’avait demandé tant d’années de labeur, mais néanmoins les bénéfices que j’en ai tirés ont été très positifs puisque cet ouvrage m’a acquis une petite réputation dans le milieu universitaire. Il a été accepté très rapidement en France et à l’étranger (il a été traduit dans plusieurs langues mais pas en anglais, où il a surtout été pillé), et il a engendré quelques travaux dans son sillage. Si parfois les gens oublient que c’est moi qui ai initié ce type de recherche, et prêtent à Kantorowicz ou à Marin des thèmes que j’ai élaborés dans la solitude, qu’importe ! L’essentiel ait que nous avons donné, tous ensemble, une légitimité à une approche historique qui prenait en compte la dimension imaginaire du lien social. Est-ce l’économie qui nous soude ensemble comme le croient les marxistes ? Ou bien est-ce le sentiment d’appartenance à une collectivité qui dépasse les individus et qui vit de sa vie propre, imposant son rythme secret à chacun des êtres enfermés dans cette enveloppe ? Pour moi, l’économie se trouve elle-même prise dans l’imaginaire social. J’ai repris ce problème en analysant la fin du XIXe siècle en France, à partir d’une étude littéraire, dans un livre récent, Cyrano, qui fut tout et qui ne fut rien. Cet ouvrage se situe dans la droite ligne du Roi-machine. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est le problème de la mort des corps collectifs, mort à laquelle nous sommes actuellement confrontés.
Alexandre

En 1984, vous publiez une étude sur le célèbre personnage d’Hergé, Les métamorphoses de Tintin, dans laquelle vous analysez l’évolution du personnage et les idéologies sous-jacentes à cet univers de BD qui se veut « innocent ». En 2003, vous revenez encore une fois sur le personnage en publiant Tintin et le mythe du surenfant. Dans ce livre, vous affirmez qu’une des raisons derrière le succès phénoménal de Tintin, c’est la séduction exercée par le mythe de la réconciliation entre l’enfant et l’adulte que porte le personnage de Tintin. Pourquoi avez-vous cette fascination pour Tintin ? Dans quelle mesure pensez-vous que cette BD a occupé une fonction idéologique dans la société ou au sein de votre génération ?

Jean-Marie

D’abord, je dois dire que je ne suis pas fasciné par Tintin. Tous les objets, ou presque tous les objets littéraires ou intellectuels auxquels je me suis intéressé, sont des objets qui d’un côté m’attirent, de l’autre côté me crispent. Il y a toujours une attitude émotionnelle ambivalente à la source de mes intérêts intellectuels. Je n’ai rien écrit d’original sur des auteurs que j’admire sans réserve, Cervantès par exemple, Diderot au XVIIIe ou Alphonse Allais plus près de nous. Tandis qu’à l’égard d’Hergé, je ne suis absolument pas un inconditionnel de son œuvre, au contraire. J’ai lu enfant Les aventures de Tintin, je les ai oubliées pendant longtemps, et je les ai retrouvées adulte, à la fin des années 70. J’ai alors tenté de comprendre ce que j’avais ingurgité étant jeune, à mon insu, en particulier les valeurs catholiques de droite qui étaient communes à la Belgique et à la France, et qui sont à la source de cette bande dessinée. J’ai fini une première mouture des Métamorphoses de Tintin en 1981, au moment où est enfin paru le Roi-Machine. Je me suis encore une fois heurté à des portes closes. L’opinion de Jérôme Lindon, que je cite car il fut en son temps un des meilleurs éditeurs français, un des plus ouverts, résume bien le sentiment général : « Les lecteurs de Tintin sont des cons et n’achèteront pas votre livre ; ceux qui peuvent comprendre votre analyse ne lisent pas Tintin, et donc ne l’achèteront pas non plus. » Lindon se trompait, j’en étais convaincu ; il m’a fallu néanmoins plus de trois ans pour que je puisse trouver un éditeur. Entre temps, Hergé était mort, et donc j’ai modifié le volume en fonction de cet événement, sans changer le cœur de la démonstration. Pour ainsi dire, aucune étude complète de Tintin n’avait été entreprise avant, malgré les travaux pionniers en sémiologie de Benoît Peeters. Les métamorphoses de Tintin ont donc aidé à donner une légitimité intellectuelle aux recherches critiques sur la BD ; ce livre participe de ce qu’on appelle maintenant la tintinologie, domaine où plusieurs études remarquables ont été publiées depuis 20 ans, par Benoît Peeters, Dominique Cerbelaud, Serge Tisseron, Jan Baetens, Pierre Sterckx ou Pierre Masson, et j’en oublie. Je me suis servi d’outils à la fois psychanalytiques et politiques pour approcher cette saga. La réaction publique a été à peu près identique à celle qui avait accompagnée la publication du Roi-machine. Dans un premier temps, beaucoup de critiques négatives et quelques insultes grossières témoignent de l’incompréhension à l’égard de ma démarche. Dans un deuxième temps, après mon passage à l’émission Apostrophes en 1984, on assiste à une acceptation assez large du livre, succès qui me fait honneur, et qui a dépassé mes espérances. Après être resté 18 ans chez Seghers, le volume a été republié pas les éditons Exils en 2003. Il ressortira à la fin de l’année, sans aucune modification, en collection de poche chez Champs/Flammarion. La première étude diffère de la seconde. Les métamorphoses de Tintin visaient à une analyse aussi complète que possible de la saga de Tintin, dans une triple perspective, littéraire, politique et psychanalytique. Ce texte mettait au jour une généalogie des formes artistiques, et se doublait d’une analyse idéologique des aventures du héros d’Hergé. Le deuxième livre est différent. Il cherche à mettre en relation la saga de Tintin avec un mythe qui me paraît essentiel à la compréhension du XXe siècle, que j’appelle le mythe du surenfant. Si j’ai inventé ce mythe, comme me le reproche un critique sur le web, c’est au sens latin du mot, c’est-à-dire que je l’ai mis au jour. Mais je n’en suis pas l’auteur, ça va sans dire. Ce mythe apparaît en France après la défaite de Sedan et il s’est complexifié sur plusieurs générations. Il disparaîtra, c’est mon pronostic, avec la disparition de la génération des baby-boomers qui en furent la meilleure incarnation. J’en ai observé de nombreuses manifestations, dans la littérature, le cinéma, la vie quotidienne, les comportements des gens. Au départ, c’est un mythe visant à solacier la blessure narcissique produite par une défaite nationale. Le désastre de Sedan marque le début de la suspicion des jeunes gens à l’égard de leurs aînés qui furent vaincus en 1870. Dans la littérature, les premières manifestations du mythe se rencontrent chez Rimbaud, Lautréamont, puis Jarry, Cravan et beaucoup d’autres. Plus tard, le personnage de Gaston Leroux, Rouletabille, qui est l’ancêtre de Tintin, est également une incarnation de ce mythe. Avec la guerre de 14-18, le mythe connaît un second développement dans le roman et au cinéma. Il est aussi à la source de nombreuses aventures en bande dessinée. Mais c’est surtout après la Seconde Guerre mondiale qu’il va triompher, en France et dans d’autres pays. Le fondement de ce mythe tient dans le refus d’hériter. Puisque la génération qui précède est incapable et vaincue, il faut s’en défaire et repartir sur de nouvelles bases. Implicite à ce discours sont les idées suivantes : les jeunes ont raison contre les adultes ; ils sont porteurs d’espoir alors que les aînés sont des vaincus honteux. Tous les mouvements d’avant-garde du XXe siècle, depuis Dada jusqu’aux situationnistes, ont partagé cette perspective. Le ressentiment à l’égard de la génération précédente est en partie ce qui motive leur désir d’innovation. Mais c’est surtout avec les événements de 68 en France et ailleurs que le mythe du surenfant explose et se répand sur toute une génération. François Ricard en a analysé les aspects les plus marquants dans son volume La génération lyrique, encore qu’il en accepte sans recul les principales valeurs. Je ne peux pas reprendre tous les aspects de ce mythe de l’innocence de la jeunesse, sauf pour en souligner le caractère engageant. Ce mythe définit la jeunesse comme une valeur en soi, et la jouissance du moment présent comme le but ultime de l’existence. Pour résumer l’apport des baby boomers, que j’ai analysé dans Héroïsme et victimisation, je dirai que la génération née après-guerre tire son incroyable arrogance non seulement du refus des valeurs patriarcales mais encore de son triomphe symbolique sur la génération des parents. Ce triomphe est le produit des événements de 68. Mais, je le répète, le mythe du surenfant, de l’enfant tout-puissant qui se confronte au monde adulte pour en dénoncer les manques, les lâchetés et l’hypocrisie, est antérieur à 68 ; il fut commun à toutes les avant-gardes après Rimbaud. On peut en trouver une expression littéraire pure dans la pièce de Roger Vitrac, Victor ou les enfants au pouvoir qui date de 1927. Ce mythe est donc à l’origine un mythe de rupture. Hergé en partage les principales valeurs, qui fait de Tintin un héros sans parents, libre et tout-puissant, dont la fonction est de mettre un terme aux compromissions de la génération précédente. Tintin le super-héros a toujours raison, les adultes qu’il croise sur son chemin sont tous des idiots ou des fripouilles qu’il faut fuir ou mettre sous les verrous. Mais par ailleurs, Tintin ne mène pas sa guerre anti-adulte jusqu’à ses dernières conséquences. Au contraire, ce redresseur de torts travaille en secret pour restaurer les valeurs traditionnelles, issues du catholicisme de droite, donc dans le but ultime de réconcilier le surenfant avec la génération précédente. Il le fait en remontant dans un lointain passé, un passé mythique, le temps de Louis XIV, période pendant laquelle le chevalier François de Hadoque, l’ancêtre qu’ont en commun Tintin, Haddock et Tournesol, a vaincu définitivement le Mal en la personne de Rackham le Rouge. Donc, tout en embrassant le mythe dominant de son époque, Hergé parvient à le détourner pour le changer en un mythe réconciliatoire. C’est là, je crois, une des raisons de son incroyable succès. Car la génération de mes parents a senti que Tintin n’était pas fondamentalement hostile à la tradition, qu’il n’était pas dangereux. Elle a donc encouragé les gens de ma génération à lire cette BD qui, sans rompre avec les valeurs du surenfant, montrait qu’il était possible de les accomplir sans faire une guerre perpétuelle aux adultes. Avec Tintin, on gagnait sur tous les tableaux. Tintin permettait à lui seul de concilier autour de sa personne tous les jeunes de 7 à 77 ans.

Alexandre

En plus de vos activités de recherche, vous être aussi dramaturge et metteur en scène de théâtre. Depuis quelques années, vous tentez d’élaborer une nouvelle idée de mise en scène avec une méthode réflexive et critique que vous appelez la « mise en tableau ». Quel est le but de cette méthode et d’où vous est venue cette idée ? Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?

Jean-Marie

J’ai une approche plus sensible qu’intellectuelle du théâtre, mais par ailleurs, je suis conscient que les travaux en littérature et en sciences sociales depuis 50 ans ont permis de comprendre la littérature à un niveau de complexité sans précédent. Avec la psychanalyse, la sémiologie, le marxisme, le féminisme, tout ce qu’on a appelé le mouvement de la nouvelle critique, cette vague des années soixante a vraiment renouvelé l’approche théorique dans les lettres. La mise en scène m’a toujours intéressé puisque j’ai commencé par ça à l’adolescence. La question que je me pose depuis une vingtaine d’années est la suivante : comment est-il possible de transférer sur une scène, sans devenir pédant ni faire de la représentation une « leçon » ennuyeuse, tout ce savoir apporté par la nouvelle critique et ceux qui sont venus après ? Pour ce faire, je suis parti de la notion « d’inconscient du texte ». Le rôle du metteur en scène aujourd’hui est de rendre visible, par des procédés typiquement théâtraux, cet inconscient qui est l’objet fuyant de la critique contemporaine. Il s’agit moins de l’expliquer, car il perdrait son statut privilégié d’inconscient, que de le rendre sensible par les yeux et les oreilles. Sous l’influence de Diderot, une de mes références intellectuelles dans presque tous les domaines, la notion de tableau m’est apparue comme une solution adéquate. J’ai eu le sentiment qu’il fallait interrompre le déroulement de la représentation par l’introduction d’images suscitant chez le spectateur un sentiment d’étrangeté. Ces images ne doivent pas être « cohérentes » mais devenir des véhicules d’émotion. Elles sont créées par le metteur en scène, à partir de l’analyse en profondeur qu’il fait du texte. Elles rendent visible cette couche obscure où se déroule le non-dit, sans pourtant l’éclairer de façon lourde et pédagogique. C’est cela, la « mise en tableau ». J’oppose donc dans la mise en scène théâtrale deux activités complémentaires. D’un côté il y a la « mise en espace », le blocking en anglais, c’est-à-dire le travail ordinaire du metteur en scène qui désigne la place des acteurs dans l’espace, la dynamique du drame, le rythme de la représentation, etc. Mais par ailleurs, il y a la « mise en tableau », tout aussi importante pour moi que la mise en espace. Elle consiste en la création par le metteur en scène de tableaux vivants plus ou moins nombreux, qui sont des conducteurs d’émotions. Ils visent à faciliter le transfert émotionnel du spectateur dans le drame représenté. On peut créer un seul tableau dans un spectacle, on peut aussi en introduire cinq ou six, mais pas davantage, car chaque tableau alourdit la représentation et peut en rompre le rythme. A des moments soigneusement choisis, le tableau présente les personnages et leur drame sous une autre forme, parfois avec d’autres atours. On entre alors dans une nouvelle dimension de l’histoire, qui échappe aux protagonistes eux-mêmes. Cette dimension est la concrétisation du regard critique contemporain. Les fantômes du tableau possèdent le statut d’ectoplasmes ; ils ne parlent généralement pas. C’est la musique, ou la bande sonore, qui unifie un tableau. Quand il m’arrive de faire parler les personnages au cours d’un tableau, j’utilise toujours des passages tirés du texte original, mais retravaillés dans un sens différent. C’est le travail de l’inconscient, un travail inverse de celui qu’on fait lors d’une psychanalyse où l’on passe de l’inconscient au conscient. Dans le tableau, là où était le Moi, le Ça doit advenir. Pour toutes ces raisons, l’esthétique du tableau n’a rien de réaliste. Dans ma pratique, elle s’inspire davantage de l’esthétique surréaliste, mieux à même d’illustrer l’inconscient du texte. J’ai testé cette méthode sur plusieurs auteurs. Pour certains, ça marche vraiment bien, pour d’autres, cela nuit à la représentation. On s’en aperçoit assez vite d’ailleurs. Avec Sartre, Camus ou Eugene O’Neill, le tableau ajoutait beaucoup. Avec Heiner Muller, il est une obligation. Par exemple, dans la pièce de O’Neill Long Day’s Journey Into Night, que j’ai montée à Berkeley il y a trois ans, j’avais introduit plusieurs tableaux mettant en scène les rapports de la mère de famille, Mary, avec son propre père, et le désir « incestueux » de ce dernier qui avait en partie déterminé le destin de sa fille et de ses petits-enfants. Pourtant, le père de Mary n’apparaît pas dans la pièce, il est seulement mentionné au cours du drame. J’ai agi de même quand j’ai monté le George Dandin de Molière, où les tableaux montrant l’intimité d’Angélique, avec son mari ou son amant, ajoutaient une dimension à la pièce. Personne ne peut dire ce que doit être un tableau, il faut procéder par essai et erreur, et se critiquer avec lucidité. Il y a des auteurs avec lesquels le tableau ne marche pas ou n’ajoute guère à la compréhension du texte. Je pense notamment à Jean Genet ou à Samuel Beckett. Avec eux, j’ai abandonné assez rapidement l’idée de construire des tableaux, parce que l’inconscient du texte est déjà fortement visible dans le drame lui-même. Un tableau deviendrait redondant, ce que j’ai découvert en répétant Les Bonnes ou bien Fin de partie. Par contre, avec Ionesco, la « mise en tableau » a ajouté de la profondeur à la pièce « absurde » intitulée La Cantatrice chauve. Elle a permis par exemple de mettre en évidence l’importance de la bonne, comme cible des pulsions érotiques des principaux personnages, y compris le capitaine des pompiers. Pour conclure, si je vois la mise en tableau comme une activité nécessaire afin d’adapter les pièces anciennes à la sensibilité du spectateur contemporain, je recommande le pragmatisme. J’ai pour ma part une approche sensible, émotionnelle, voire sensuelle de la mise en scène. Je travaille les textes sans idées préconçues, en les redécouvrant chaque fois avec des yeux neufs. Cela me permet de trouver chaque fois des solutions originales, du moins c’est mon souhait.

Alexandre

En 2003, vous avez publié en France un essai qui est un peu passé inaperçu, Héroïsme et victimisation. Vous énoncez l’idée selon laquelle la culture de l’héroïsme qui a longtemps dominé l’imaginaire occidental s’évapore dans le contexte historique qui succède à la Seconde Guerre Mondiale, avec la génération des baby-boomers et sa contre-culture anti-patriarcale. Pour vous, c’est alors une culture de la victimisation généralisée qui prend le relais. Vous dressez par ailleurs un portrait assez peu glorieux de la culture française contemporaine (un peu comme le marxiste britannique Perry Anderson dans son récent essai La pensée tiède). Critiquer la nouvelle culture imposée par votre puissante génération est-il encore tabou ? Voyez-vous une sortie possible à cette culture dominante de la victimisation ? En quoi la France représente-t-elle un cas unique dans cette constellation ?

Jean-Marie
Oui, mon livre est passé totalement inaperçu ; on peut presque parler de censure dans la mesure où mon éditeur était en même temps le directeur du magazine Courrier International. Il pouvait avoir des ouvertures vers le journal Le Monde dont son magazine dépend. Il n’en fut rien, le directeur du Monde ayant jugé mon essai sans intérêt pour ses lecteurs. Il ne fut donc même pas mentionné dans la rubrique « vient de paraître ». Soit dit en passant, il suffit de comparer le cahier hebdomadaire des livres dans Le Monde à ce qui se fait dans le New York Times par exemple pour prendre immédiatement conscience du déclin de la France dans le domaine des idées. Au Monde, le copinage règne en maître, et les volumes dont on rend compte sont rarement lus par les journalistes chargés de la rubrique des livres, même lorsqu’ils en disent du bien. Les lecteurs ne sont pas dupes de ces pratiques cavalières. En quelques années, ce journal a perdu sa crédibilité dans plusieurs domaines ; la réduction de son lectorat en est la sanction méritée. En général, il existe aujourd’hui dans les journaux français une absence de professionnalisme et de responsabilité intellectuelle qui serait inacceptable dans n’importe quel autre pays, et je ne pense pas seulement aux USA.

Ce n’est là qu’un petit signe d’un tableau assez sombre sur lequel je reviendrai. Le livre Héroïsme et victimisation, auquel j’ai travaillé des années durant, était peut-être trop ambitieux pour mes compatriotes. Il visait à retrouver les fondements sensibles de la culture française entre le XVIe siècle et le XXIe. Pour cela, il montrait le rapport dialectique entre les deux sources de la culture, la tradition « barbare » d’un côté, qui avait donné naissance à la culture de l’héroïsme, la tradition judéo-chrétienne de l’autre, à la source de la victimisation. Les deux sources continuent d’exercer leur influence aujourd’hui, mais chaque grand tournant de civilisation correspond à un nouveau rapport entre héroïsme et victimisation. Je me suis beaucoup penché sur le XXe siècle, m’attardant sur les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, de l’holocauste, dans le paysage sensible de cette époque. Toute une partie du volume est consacrée à Mai 68, que je ne lis pas comme une révolution ouvrière, au contraire des situationnistes, mais comme une séquelle de la Seconde Guerre mondiale. Ce fut aussi, pour les baby boomers, l’occasion de promouvoir l’idéologie de la victimisation, au détriment des anciennes valeurs de l’héroïsme, associées pour eux au patriarcat abhorré. Dans cette optique, la culture de la victimisation est un produit de la génération du baby-boom. Si elle ne recouvre pas tout le champ des activités, elle est dominante aujourd’hui, et pas seulement en France. Il reste pourtant des poches dans lesquelles la culture de l’héroïsme continue de prévaloir, mais elles sont en marge des activités sociales. Pensez par exemple au milieu du sport ou à la culture du business. La culture imposée par la gauche depuis 68 est donc majoritairement une culture de la victimisation. J’espère avoir été juste à son égard, c’est-à-dire avoir montré à la fois les bons et les mauvais aspects de cette situation. D’une part, cette culture facilite la promotion sociale de gens qui se trouvaient économiquement défavorisés. Elle permet leur accès à la classe moyenne. En ce sens, je la trouve très bonne. Mais l’insistance sur le statut de victime est aussi une manière de maintenir les défavorisés en constant état de faiblesse. Ils gardent éternellement le statut « d’assistés sociaux », et en ce sens, cette culture possède aussi des aspects négatifs.

Je considère comme une part essentielle du travail intellectuel aujourd’hui la critique des gens de ma génération, celle des baby boomers, parce qu’ils ont dominé la scène sans partage depuis 68. Pour cette raison, rares sont les gens qui s’avisent de les contester, eux qui furent des contestataires tous azimuts quand ils avaient vingt ans. Si d’un côté, ils ont amené avec eux le goût de l’aventure et de la recherche, la soif de liberté, la légèreté et la décontraction dans les rapports sociaux, ils ont également fermé les portes derrière eux. Surtout, ils ont refusé de partager leur savoir avec la génération suivante, de façon à garder éternellement le statut de surenfant qu’ils ont conquis en 68. Ce refus de la transmission a eu des conséquences dramatiques sur la génération de nos enfants, qui a eu du mal à devenir adulte. Beaucoup ont préféré d’ailleurs le statut de victime, plus avantageux que la confrontation directe aux baby boomers fraternels et décontractés. Une partie du déclin intellectuel et artistique de la France, déclin beaucoup plus visible quand on considère ce pays de l’extérieur, ce qui est mon cas, provient du refus de transmission des baby boomers. Aujourd’hui, ils sont eux-mêmes sclérosés, autant dans le domaine politique que dans celui des idées, mais ils refusent de quitter la scène, se croyant à la fois indispensables et éternels. Ils sont devenus des professionnels de la politique ou de la vie intellectuelle, sans qu’aucune sanction n’accompagne jamais leur action. Cet état de fait n’existe pas au Canada ou aux États-Unis, où un échec aux élections entraîne la disparition du candidat désavoué. En France, aucune erreur de jugement de Laurent Fabius ne lui fera quitter la scène politique. C’est son métier, il est un politicien professionnel, il continuera à promener son sourire satisfait dans les meetings socialistes jusqu’à la fin de sa vie. J’ai pris l’exemple de Fabius parce qu’il est en partie responsable du non au referendum concernant la Constitution européenne, non qui a augmenté le recul de la France sur la scène internationale, mais son cas est loin d’être unique. Les baby boomers se tiennent les coudes entre eux, au-delà des différences idéologiques, écartant sans état d’âme toute critique qui les remettrait en cause. Si le monde a changé, les baby boomers campent toujours sur leurs positions archaïques, leur militantisme désuet, leur refus de la concurrence. Dans leurs livres, tant vantés sur les ondes ou dans les étranges lucarnes, ils exhibent une pensée molle, repliée sur la France, qui prend rarement en compte la complexité de la situation présente ou le caractère international des défis qui se posent à nous. Or, nous vivons une révolution sans précédent, qui n’a rien à voir avec celle dont ils rêvaient en 68, ou qu’ils croient avoir faite. Cette révolution est en train de changer les paradigmes de la connaissance et de la pratique humaines. Elle ne prend plus appui sur un modèle biologique de compréhension du monde mais sur un modèle technologique, d’un développement fulgurant depuis l’invasion de l’électronique dans nos vies quotidiennes. Comment les intellectuels dominants en France, ou ce qu’il en reste, sont-ils préparés à comprendre ce monde nouveau, eux qui vivent repliés sur les petits problèmes de l’hexagone depuis tantôt quarante ans ? Comment peuvent-ils donner aux jeunes l’envie de se battre et de réussir alors que ces mêmes jeunes se heurtent partout à des portes closes ?

La situation présente de la France me paraît sombre. Je ne veux pas dire qu’il ne s’y fait plus rien de bon ; au contraire, beaucoup de gens font de l’excellent travail ; mais ils ne jouissent d’aucune autorité et ne pèsent pas lourds face à ceux qui ont confisqué l’espace public à leur bénéfice, et qui n’en font rien puisqu’ils n’ont rien de neuf à proposer en dehors d’un renforcement de l’idéologie victimaire. Il n’y a plus aujourd’hui en France d’intellectuel dans le sens traditionnel du mot, c’est-à-dire de gens susceptibles d’une part de faire une synthèse claire de la situation, et d’autre part capables de prendre publiquement la parole pour indiquer le chemin. L’élan intellectuel me paraît encore plus brisé que la dynamique de la reproduction sociale. Les jeunes les plus conscients de la morosité ambiante s’empressent de chercher du travail au-dehors pour échapper à un avenir de grisaille et d’étouffement. Graduellement, l’hexagone se mue en un paradis pour touristes, faute d’avoir à offrir autre chose que ses ruines et ses musées. L’union entre les intellectuels et la télévision, réalisée par les baby boomers après 68, a finalement engendré la stérilité dans le domaine de la pensée et de la politique. Les conséquences en sont un repli des Français sur leurs petits problèmes, un discours social déconnecté de la réalité mondiale, et une ignorance des mutations qui se produisent actuellement et qui sont lourdes de conséquences pour le monde de demain. Face à cette stagnation, le risque politique est de voir la nouvelle génération choisir la solution de l’extrémisme plutôt que la voie complexe d’une démocratie dynamique et renouvelée.
Alexandre

Longtemps fasciné par les avant-gardes, vous écrivez en 1999 un essai consacré à une des figures de proue de ces mouvements, le leader situationniste Guy Debord. Les tombeaux de Guy Debord est toujours considéré comme un des ouvrages les plus importants consacré à la personnalité de Debord. Vous révélez notamment toutes les sources auxquelles a puisé Debord dans son œuvre complexe et multiforme. On apprend que ces sources, loin de se limiter à Lautréamont ou au Cardinal de Retz, comprennent aussi des BD, des romans d’aventure pour adolescents et des films de Marcel Carné. On sent dans vos essais que Debord vous fascine tout autant qu’il vous répugne par certains côtés. Vous faites à l’aide de son exemple un certain procès de la génération soixante-huitarde, qui est aussi la vôtre…

Jean-Marie
En ce qui concerne le travail sur les sources de Guy Debord, j’aimerais d’abord rappeler l’existence du livre de Boris Donné, Pour Mémoires, qui a été beaucoup plus loin que moi dans l’étude des détournements des Mémoires de Debord. Le volume de Donné a fait avancer considérablement les connaissances sur cet auteur. Ceci dit, oui, mon rapport à Debord est ambivalent, admiration d’un côté, répulsion de l’autre. Je ne tranche pas, je conserve l’une et l’autre. A travers cet auteur, c’est un peu le procès de ma génération que je fais, car les situationnistes ont beaucoup compté pour nous. Debord est un être complexe, secret, et un écrivain que l’on connaît mal. La conscience de ce qu’il fut vraiment est d’autant plus importante qu’il jouit dans la France d’aujourd’hui d’une réputation enviable. A travers son œuvre, de nombreuses questions peuvent être posées, entre autres celles du changement social et celles des formes contemporaines de l’aliénation. Pour beaucoup, Debord demeure le modèle du parfait révolutionnaire. Or je crois que ce n’est pas la dimension la plus essentielle de son œuvre, d’abord parce que je ne suis pas certain que la révolution ne l’ait jamais beaucoup excité, et que par ailleurs, je pense qu’il n’a pas toujours bien saisi le monde dans lequel il vivait. Malgré sa lucidité, Debord n’a guère entrevu les changements les plus importants de son époque, quand ceux-ci n’allaient pas dans le sens qu’il avait souhaité. Quand il l’a fait, ce fut pour les refuser. Il a jeté l’anathème sur les temps modernes, sans se préoccuper de savoir exactement de quoi était faite cette modernité qu’il abominait. Par de nombreux aspects, ses analyses sont obsolètes, car fondées sur une conception archaïque de la société. Par ailleurs, il demeure un des esprits les plus lucides de son temps ; le rejeter complètement sous prétexte qu’il espérait après 68 une révolution dont on s’est éloigné chaque année un peu plus, serait se priver d’un écrivain exigeant doué d’une pensée complexe.

Pour moi, Debord est d’abord un auteur dont l’œuvre est mal connue car fondée sur des procédés d’écriture secrets qui en rendent l’abord trompeur, sinon même impossible. Un de ses intérêts les plus chers a été sa survie littéraire. Assez jeune, il s’est préoccupé de la façon dont les hommes le liraient après sa mort, car il a toujours été convaincu de la pérennité de son œuvre et il a écrit en fonction de cette survie. Pour le mieux connaître, il est nécessaire de saisir la complexité de sa manière d’écrire, faite d’allusions, de références implicites, de détournements et de non-dits. La transparence classique d’un style qui emprunte ses charmes aux écritures du Grand Siècle (Retz, Bossuet) cache en fait un code qu’il faut saisir pour juger de ce qui se dit vraiment. Ce jeu de cache-cache avec le lecteur peut irriter, il est pour Debord une façon de contrôler ce qu’il dit, comment il le dit et à qui il le dit. C’est seulement ensuite qu’on peut juger de la valeur de ses thèses ou de la pertinence des solutions qu’il propose. En ce domaine, tout un inventaire reste à faire avant d’accorder à Debord sa place dans le panthéon des lettres françaises. Le travail d’interprétation, si nécessaire pour bien le lire, ne fait que commencer. Je ferai ici une dernière remarque : Debord est un homme qui a inclus dans la plupart de ses œuvres une dimension autobiographique qu’il faut prendre en compte. Or sa vie est mal connue, et ce qu’on peut en savoir aujourd’hui montre que le secret et la dissimulation y tiennent une place essentielle. Là encore, il faut aller au-delà du secret pour saisir ce qui est dit.
Alexandre

En mai 2006, des lettres de jeunesse de Debord ont été vendues aux enchères. Son œuvre complète est désormais disponible dans la collection « Quarto » chez Gallimard, et ses films sont édités dans un luxueux coffret DVD. La veuve de Debord, Alice, a la réputation d’exercer un contrôle quasi-terroriste autour de la postérité de son mari. Comment jugez-vous la récupération actuelle de Debord, une figure qui a pourtant toujours, du moins en apparence, combattu cela, en cultivant l’obscurité et en méprisant les médiatiques ? Était-elle inévitable, comme on peut le penser en se remémorant ce parcours typique des avant-gardes qui, après avoir « choqué le bourgeois », viennent orner son salon de leurs œuvres ? Debord n’a-t-il pas lui-même travaillé à asseoir sa popularité post-mortem en créant notamment une sorte de légende entourant sa vie ?

Jean-Marie
Les œuvres complètes de Debord sont-elles vraiment complètes aujourd’hui ? On peut en douter. Quoique le Quarto contienne plusieurs textes inédits, certains comme le Manifeste pour une construction de situations qui date de 1953, sont très incomplets. Or il s’agit d’un texte essentiel écrit par Debord au moment de sa rencontre avec Chtcheglov, et en réponse au Formulaire pour un urbanisme nouveau. D’autres textes datant de cette période, des films en projet mais dont le scénario fut écrit, comme La belle jeunesse, referont-ils surface un jour ? On peut le présumer sans en être certain. Par ailleurs, Debord a créé dans sa vingtaine nombre de métagraphies, dont certaines sont importantes. Peu d’œuvres visuelles de lui sont connues aujourd’hui. Ici encore, il y a un vide que les héritiers officiels n’ont pu combler. Verra-t-on dans les années prochaines reparaître des œuvres artistiques qui nuanceront l’idée qu’on se fait de Debord ? C’est possible. Ne parlons pas de l’édition de sa correspondance, qui a obligé à des choix. Tout cela nous indique que le simple travail d’enquête à son sujet n’est pas achevé.

Alice Debord (Becker-Ho de son nom d’écrivain) a facilité la connaissance des œuvres de son mari en permettant la publication du Quarto, de la Correspondance ou des écrits de jeunesse. On doit lui en savoir gré, même si, dans le cas du volume intitulé Le marquis de Sade a des yeux de filles, la publication fut faite en dépit du bon sens, sans préparation véritable, avec le seul désir de faire rapidement de l’argent. Tout est à reprendre dans ce dernier volume, en commençant par les archives Straram de Montréal, que le responsable d’édition chez Fayard ne s’est même pas donné la peine de consulter alors qu’elles contiennent les originaux de Debord. Par ailleurs, Alice Becker-Ho a rendu hommage à son mari dans plusieurs volumes qu’il faut lire avec attention pour percer la zone de mystère. Je ne connais pas personnellement cette personne et je n’ai pas a priori d’opinion négative à son endroit. Je constate seulement qu’elle a encouragé ces dernières années la publication d’études sur Debord, souvent par des auteurs de langue anglaise, qui lui accordent à elle une place essentielle dans la vie et les idées de son compagnon. Parfois, ces auteurs présentent à son propos une sorte de gémellité imaginaire avec Debord, comme c’est le cas d’Andy Merrifield. Pour ce dernier, les anciens complices lettristes ou situationnistes ne sont que des figurants dans la saga de l’avant-garde. Seule la seconde épouse a été véritablement l’égale du maître. De son vivant, elle serait restée dans l’ombre tandis que Debord aurait été au premier plan, mais ils formaient à eux deux l’androgyne mythique qui a véritablement mené la vie exceptionnelle dont ils avaient rêvé ensemble. Cette réécriture d’une histoire passée est-elle un acte de réparation et de justice envers Alice Becker-Ho ou bien est-ce une entreprise idéologique visant à faire de la veuve et de ceux qui partagent son point de vue les seuls interprètes légitimes de la saga situationniste ? Sans doute un peu des deux.

Il est vrai que Guy Debord est aujourd’hui un enjeu d’importance dans le paysage médiatique français. Il est devenu un mythe, en raison même du déclin de la vie intellectuelle, un mythe qui est en partie la création de journalistes, eux qui ont une responsabilité dans ce déclin du pays. Le mythe, typiquement français, nous raconte ceci : c’est vrai, nous n’avons plus d’intellectuels en France, mais il nous reste Debord, cet homme extraordinaire. Il fut le seul individu libre du XXe siècle, celui qui a tout jugé avec lucidité, celui qui fut en avance sur son temps, dans tous les domaines. Il était seul, et désintéressé, il n’a dépendu de personne, il ne doit rien à personne. Lui seul a dit comment il fallait vivre et il a mis en pratique ce qu’il a dit. Il est en outre celui qui ne s’est jamais trompé, jamais renié, etc., etc. Debord est également responsable de ce mythe qu’il a soigneusement mis au point dans les dernières années de sa vie, mais l’image sainte a été grossie récemment et propagée par des dévots qui l’ont développée jusqu’à la caricature. Parmi ces dévots, on peut citer le cas de Vincent Kaufmann, l’auteur d’un livre sur Debord qui a reçu l’approbation d’Alice Becker-Ho. Cet universitaire ne cesse d’affirmer que « Debord, c’est aujourd’hui quelqu’un que tout le monde veut voir – les biographies qui se sont multipliées en témoignent - et c’est en même temps quelqu’un qu’il faudra s’habituer à ne voir que de la manière dont il a choisi d’être vu. » Une telle déclaration de principe est assez inquiétante. A y regarder de près, on constate que Kaufmann s’identifie secrètement à son sujet. Il croit être Debord réincarné et se lance dans des assauts donquichottesques contre toute personne qui tente de contextualiser l’histoire de son idole. Son cas permet de mettre au jour le mécanisme de fascination dans lequel il se trouve pris à son insu. C’est un piège qui a été sciemment voulu par Debord ; ce dernier l’a utilisé de son vivant envers ses proches, les fascinant dans un premier temps avant de se séparer brutalement d’eux dans un second temps, leur infligeant des blessures qui ne se refermaient pas. Mais la mort de l’écrivain en 1994 n’a pas mis pour autant un arrêt à la machine infernale, comme le montre la mésaventure de monsieur Kaufmann. Le piège consiste à promettre une toute-puissance imaginaire à ceux qui adhèrent sans recul aux idées émises par Debord. Ce dernier, de son vivant, s’est inventé un Moi mythologique, héroïque, fabuleux, composé d’emprunts aux personnalités littéraires qui l’avaient séduit pendant sa vie, Lautréamont, Cravan, Fu Manchu, le Vieux de la Montagne et tant d’autres. En retour, ce Moi mythologique lui a permis de séduire de nombreux individus qui le tenaient pour un génie hors pair puisque son image était artificiellement gonflée de ce qu’il avait emprunté à l’extérieur. En se fondant dans le Moi mythologique du maître, le dévot s’anéantit totalement. Il renonce à sa liberté de jugement, à son existence propre. Il devient Debord par magie. Ce faisant, il a l’impression d’acquérir une lucidité, une puissance redoutable qui lui permettront de faire son chemin dans la vie. Il est détenteur d’une vérité de type religieux, qu’on ne saurait contester sauf à être un idiot, un profanateur ou un fou. Nombreux sont les disciples de Debord qui partagent encore aujourd’hui cette perspective. Ils regardent généralement le reste du monde avec un mépris aristocratique imité de leur maître. On comprend qu’ils mettent des entraves à toute tentative pour démonter la machine de fascination dont ils sont à la fois les victimes et les bénéficiaires. En ce sens, Debord est pleinement responsable de cet état de fait, lui qui s’est targué d’imposer post-mortem sa vision des événements historiques aux commentateurs qui viendraient après lui. Permettez-moi de rappeler cette phrase tirée de Panégyrique, vol 1 : « Personne, pendant bien longtemps, n’aura l’audace d’entreprendre de démontrer, sur n’importe quel aspect des choses, le contraire de ce que j’en aurai dit. » C’est d’abord cet interdit de savoir imposé par le maître, renouvelé par les disciples, qu’il faut transgresser pour comprendre sereinement ce que Debord a dit et ce qu’il a fait véritablement. Il faut quitter la sphère d’illusions, de secrets et de mensonges qu’il a construite autour de sa personne, pour commencer à le comprendre comme un homme et non pas comme un demi-dieu.
Alexandre

Vous avez récemment effectué des recherches sur Ivan Chtcheglov, alias Gilles lvain, un membre de l’Internationale lettriste qui a notamment inventé à lui-seul l’idée de dérive psychogéographique, et qui fut exclu du groupe après avoir sombré dans la folie. Debord a toujours, malgré l’exclusion, rendu un hommage sans bornes à ce grand aventurier interné en hôpital psychiatrique. Vous publiez chez Allia deux ouvrages conjointement avec Boris Donné sur ce personnage encore trop méconnu. L’un d’eux porte sur vos recherches sur le personnage tandis que l’autre est composé des textes rares ou inédits de ce nouvel Artaud. Quels sont selon vous les apports fondamentaux de Gilles Ivain à l’Internationale situationniste ? Comment son œuvre a-t-elle pu être si longtemps ignorée ?

Jean-Marie
Ses apports principaux touchent effectivement à la psychogéographie. Il a été aussi un des initiateurs de la dérive urbaine avec Gil Wolman et Guy Debord. Enfin, son essai pionnier, Formulaire pour un urbanisme nouveau a été un texte visionnaire. Aujourd’hui encore, il continue d’inspirer dans le domaine de l’urbanisme. La poétisation de l’espace urbain est la grande découverte de Chtcheglov. Par ailleurs, l’influence qu’il a eue sur Debord, si elle peut être mesurée, est beaucoup plus grande qu’on ne le croit généralement. Il a initié Debord à un certain nombre de thèmes fondamentaux, de livres qui ont marqué à jamais le leader situationniste. En ce sens, on peut lui accorder d’avoir amené Debord, dont la culture était déjà impressionnante, à un degré plus haut de conscience intellectuelle. Mais l’influence n’a pas été que dans un seul sens ; Debord fut un modèle pour Chtcheglov. Lorsque ce dernier a rompu avec les lettristes en 1954, il ne s’en est jamais remis. De santé fragile, il a sombré dans des problèmes psychologiques qu’aucune institution psychiatrique n’a pu ou su traiter. Aujourd’hui que les études sur le mouvement situationniste prennent véritablement leur essor, on se rend compte de l’importance de l’Internationale lettriste et des revues fondées à cette époque, Potlatchen particulier. Trois ou quatre personnes ont tenu dans ce mouvement un rôle de premier plan, sans vouloir minimiser l’apport des autres. Il s’agit de Guy Debord, d’Ivan Chtcheglov, de Gil Wolman et de Michèle Bernstein. Sans qu’il soit toujours possible d’attribuer à l’un ou à l’autre les mérites de telle découverte, puisqu’ils ne cessaient de se stimuler quotidiennement, on peut néanmoins dire ceci : à l’origine, c’est davantage Chtcheglov qui est fasciné par la notion de secret. Il transmet à Debord son intérêt pour les sociétés secrètes et celui-ci en fera son profit pendant le reste de sa vie.

Les raisons pour lesquelles le travail d’Ivan Chtcheglov a été perdu sont multiples d’une part, l’artiste lui-même a détruit plusieurs de ses œuvres. Il ne cherchait pas la consécration publique alors que Debord ne demandait qu’une chose, se faire un nom dans les cercles artistiques et intellectuels des années 50. Chtcheglov est l’inventeur de la phrase « l’oubli est notre passion dominante » qu’on attribue parfois à Debord. Il a donc volontairement effacé toute une partie de sa création. Une autre partie a été perdue dans les hôpitaux où il a séjourné et où le personnel ne prenait pas toujours soin de ce qu’il produisait. Et comme son sens du réel s’est petit à petit amenuisé, il n’a pas fait attention aux toiles, sculptures ou manuscrits qui lui restaient. Par définition, son travail de metteur en scène de théâtre est effacé, puisque mettre en scène, c’est faire de la sculpture sur fantasmes. On sait seulement qu’Artaud fut pour lui un modèle et un guide. Avec ce que l’on possède aujourd’hui de la production de jeunesse de Chtcheglov, qui fut abondante, on se trouve devant une promesse davantage que devant une œuvre accomplie. Verra-t-on quelque jour reparaître des œuvres majeures ? C’est possible. Mais il est tout aussi possible que ceux qui les possèdent ignorent la valeur de ce qu’ils ont ou qu’ils soient incapables d’identifier des textes ou des tableaux, puisque l’artiste signait rarement ses œuvres. Quoi qu’il en soit, la figure et le destin d’Ivan Chtcheglov ne cessent de susciter des commentaires. Les hommages répétés que Debord lui a rendus ont permis de dégager un mythe Chtcheglov, sur le modèle des mythes créés par André Breton à partir des figures de Cravan, de Jacques Vaché ou même de Nadja. La redécouverte de cet homme inspiré et fragile n’est que la première étape vers une connaissance historique des mouvements lettriste et situationniste. Ce furent d’importants mouvements d’avant-garde dans la seconde partie du XXe siècle. Il est temps d’en faire le bilan objectif, pour qu’ils continuent d’inspirer au XXIe siècle.

Permettez-moi d’ajouter une remarque finale. La mise au jour de nombreux documents nouveaux concernant ces deux mouvements a été faite avec le plus grand soin par Boris Donné et moi-même. Il demeure des zones d’ombre qui seront sans doute éclairées dans le futur, par nous-mêmes ou par d’autres. A l’exception de Gérard Berréby, qui a publié avant tout le monde (en 1985) des documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste, peu de gens s’étaient préoccupés de présenter cette avant-garde dans son contexte véritable. Nous avons souhaité refaire pour l’IL ce que Berréby avait fait pour l’IS auparavant. Cette tâche nous a demandé plusieurs années d’enquête et de rédaction. Ce fut une belle aventure, qui n’est pas encore achevée.