Entretien avec Éléonore Coma

Autour de son œuvre Fragments d’un exil. « Parvenir à parler d’amour d’une voix encore singulière … »

Hanen Allouch
Vous êtes née en France et vous avez grandi au Brésil, en Irak et en Indonésie. De quelle façon ce nomadisme qui a marqué votre histoire personnelle a-t-il participé de la genèse de Fragments d’un exil ?
Éléonore Coma
J’ai eu la chance d’avoir cette belle enfance imprégnée de voyages en terres étrangères qui sont devenues familières. Je me souviens en particulier de mon enfance à Bagdad que j’ai connue en paix dans les années 75-80. Il y faisait bon vivre, les femmes étaient libres de travailler, de conduire, de s’habiller court… Les hommes vivaient dans la dignité et non pas à genoux, les familles mangeaient à leur faim. Nous, les enfants de l’école française, n’avions cours que le matin, l’après-midi nous allions jouer dans la palmeraie avec les autres gosses du quartier, il y avait toutes les nationalités, c’était extraordinaire… Jusqu’au jour où il y eut ce bruit fracassant, à l’aube, qui m’a réveillée en sursaut. C’étaient les sirènes de guerre qui hurlaient dans toute la ville. La guerre Iran/Irak venait d’être déclenchée. Je suis restée plusieurs mois sous les bombardements avant de sortir du pays, confiée à des amis de mon père, en passant par Amman (Jordanie). La guerre est toujours une déchirure. C’est à cette expérience que je pense, au début de mon récit, même si la narratrice n’est plus une enfant et si la guerre y est transposée dans une ville sans nom.
Hanen

Au fil d’une lecture, on s’aperçoit très vite que votre livre se constitue surtout en tant qu’hymne à la poésie et à l’amour. Pensez-vous que la poésie soit avant tout une littérature amoureuse ?

Éléonore
Je crois que la poésie est avant tout une manière d’être au monde, d’habiter poétiquement le monde, comme l’écrivait si justement Hölderlin. C’est une attitude réceptive qui capte les grandes forces de la nature qui nous traversent et qui restitue sur la page toute la subtilité des choses et des êtres, du rapport entre eux, en les recréant. Poussée à un certain niveau, la poésie est aussi connaissance de l’intérieur. Peut-il y avoir une connaissance profonde sans amour ? Ça me semble difficile… La poésie peut tout à fait parler d’autre chose que d’amour, ce peut être une poésie engagée, par exemple, ou évocatrice de lieux, de paysages… Mais l’attitude du véritable poète, homme ou femme, reste toujours amoureuse, je veux dire dans son ouverture et sa réceptivité.

Maintenant, pour parler des poèmes d’amour en tant que tels, oui, bien sûr, ils ont eu sur moi une influence considérable. Du Cantique des Cantiques aux Surréalistes, en passant par la tradition arabe et perse dont je ne peux lire les textes malheureusement que traduits en français, après tant de beauté, toute la difficulté pour moi aujourd’hui est de parvenir à parler d’amour d’une voix encore singulière, en puisant dans des expériences originelles, sans tomber dans l’imitation.
Hanen

Dans quelle mesure le fragment est-il la forme idéale pouvant exprimer la complexité et la discontinuité de cet amour impossible que vous mettez en scène ?

Éléonore
À dire vrai, ce texte, du moins dans sa première partie, n’a pas été conçu à l’origine sous forme de fragments. Débuté en 1999, j’en avais fait un court roman qui ne fonctionnait pas bien, sans que je comprenne pourquoi, puis l’avais remisé dans mes tiroirs. En 2006, je l’ai confié à Laure Adler qui était venue faire une conférence, ici, à l’université d’Avignon. Elle était alors éditrice au Seuil, à Paris. Elle a accepté de prendre le manuscrit en promettant de me répondre, ce qu’elle a eu l’amabilité de faire au bout d’un mois. Sa lettre disait entre autres ceci : « un texte qui, en état, oscille trop entre le méditatif, le poétique et le romanesque… ». Cette phrase m’avait pas mal énervée à l’époque avant de faire tranquillement son chemin dans mon esprit. C’est en 2008 que je décidai de sauver « le poétique » en laissant tomber tout l’ornement narratif et les digressions méditatives pour en faire des fragments. La deuxième partie a été directement écrite sous cette forme.

Le grand modèle qui nous parvient depuis l’antiquité grecque reste les fragments de Sappho. Le fait que la majeure partie de ses poèmes soit perdue amplifie la beauté saisissante de ce qui nous est demeuré intact. Plus tard, en étudiant les présocratiques, en particulier Empédocle et Héraclite, j’avais été frappée par la fulgurance de leur pensée qui ne désigne pas, mais qui est plutôt désignée par le dieu. Le fragment est en effet idéal pour saisir sur le vif ce qui se dérobe ou photographier une ambiance. Par sa concision, son efficacité et aussi son éternelle modernité, il peut rendre la part d’inconnu qui surgit dans l’écriture, porteuse de vérité, voire de prescience. Concernant les énigmes amoureuses, il est parfait, car il favorise la rupture et l’ellipse, ce qui évite de trop en dire sur mes personnages tout en restant précise sur les mouvements de leur vie intérieure.
Hanen

Dans votre recueil, la guerre, la politique, l’exil et la violence forment des catalyseurs d’images poétiques. Quelles sont les spécificités de ces expériences racontées lorsqu’elles sont attribuées à une voix féminine comme celle qui prend la parole dans vos poèmes ?

Éléonore
Je pense que la gageure pour les femmes, aujourd’hui, et en particulier pour les femmes qui écrivent, est de ne pas se tromper d’ennemis. La poésie, la littérature de notre temps, sont portées par ces voix féminines plutôt nouvelles qui s’érigent avec véhémence et parfois arrogance contre les symboles masculins. Poussés à leur paroxysme, ces textes se révèlent être assez salutaires, mais ils causent aussi beaucoup de dégâts. Les femmes peuvent s’y croire les uniques dépositaires d’une sensibilité contre l’injustice, du fait qu’elles enfantent, par exemple, et que la guerre serait le fruit exclusif de la décision des hommes. Or, dans une guerre, les hommes sont autant embarqués que les femmes, souvent même plus exposés. Ils ne l’ont pas plus désirée que nous, ils en sont à la fois soldat et otage. Le personnage masculin de mon récit est un dissident politique qui entre en empathie, au péril de sa vie, avec les exilés, et exilé lui-même. À la fin de la première partie, on entend également sa voix qui s’élève dans le soir et s’ouvre à un amour réciproque devenu enfin possible. La narratrice est alors une sœur pour lui, un réconfort, une force, une source où puiser dans l’exil. Je pense que si on perd de vue le caractère possible de la réciprocité de l’amour entre homme et femme, même (ou surtout) au sein du pire contexte de guerre et de violence, alors on a tout perdu.

Quant à la spécificité, comme vous dites joliment, de ces expériences racontées par une voix féminine, elle reste encore à définir. Des siècles de poésie à venir n’y suffiront pas. Tout ce que je peux en dire, c’est que les femmes n’ont pas le monopole de la féminité… Je pense, par exemple, à ce très beau texte, Stabat Mater Furiosa, qui laisse entendre cette voix incroyable dans la guerre du Liban, cette voix vibrante, si fortement, si justement féminine, écrite pourtant par un homme, le poète Jean-Pierre Siméon.
Merci, Hanen Allouch, pour votre lecture attentive et pour ces belles questions pertinentes qui ouvrent le champ des réponses.