Entretien avec Colin

L'effort d'être "contemporain du désir"

Renato Rodriguez-Lefebvre
La poésie que nous expose le recueil m’évoque quelque chose comme une impossibilité de se river à une expression parfaite du désir : de cette difficulté, pour le moins prononcée, naîtrait quelque chose comme un désir du langage, toujours sous-jacent à l’effort d’énonciation. Ce désir de mots, d’expressions, à mon sens, hante ta poésie, lui offrant le lieu de ses déclarations de débordement : d’où que tu t’adonnes à plusieurs adresses, puis tantôt, que tu livres certains « indices » quant à la nature de l’enjeu poétique qui t’obsède. Ainsi en p. 21 : « je fuis discret sur la branche / ne poursuis / pas la cicatrice, mais la déborde / caresse sans suture ». Ce désir, de langage ou d’autre chose, marque-t-il tes penchants à la poésie?
Colin
Je distribue des indices, comme tu dis, des indices ou des signaux, pour attiser un élan provisoirement dirigé vers le langage, un désir de langage, mais en essayant de ne pas franchir ce monde. Mon effort ne consiste pas à dire ce qu’il y a à dire, si une telle chose existe, ni à épuiser le désir dans la communication; plutôt, à articuler quelques sons et images qui tout à la fois donnent forme à ce chant et lui font obstacle, de manière à rester de ce monde, et, le plus longtemps possible, contemporain du désir.
Renato

Cette position n’est pas sans m’évoquer celle d’une poétesse comme Sapphô, où l’effort d’énonciation se dérobe de toute maîtrise envers l’autre, et bien que le fragment poétique ne soit pas, dans son cas, le fait d’un choix, cet accident formel achève, paradoxalement, cet effort. L’aspiration au manque dont elle parle peut ainsi s’appliquer à son propre langage, à la forme littéraire même: une telle mise en scène n’est ni aisée, et encore moins simple à imiter. Tu nommes ces éléments de mise en scène, qui n’offrent évidemment pas une conclusion narrative, et à cet égard, on pourrait tout à fait questionner ce que fait apparaître cette scène, quel.le.s complices (comme Nebreda, par exemple) la traversent…

Colin
Il s’agit bien de mise en scène. Un enfant est saisi, mais par quoi? C’est vite oublié. Reste le désir, puis son appel sans réponse. Pour survivre, sa voix doit muter. L’enfant se transforme en instrument de musique, en psaltérion. Cette voix jaillie des boyaux frappés par un plectre profère des dédicaces de rien du tout. Chaque mot écrit ou lu représente un mot enlevé à la matière qui nous sépare et qui se vide ou tombe en désuétude par amour.
Renato
Intéressant que tu parles de cette transformation en instrument de musique: en relisant le recueil, j’étais sous l’impression que le corps (ou les corps) y est constamment sujet à une métamorphose. Est-ce l’effet du désir ou du langage, je ne saurai dire, mais cette loi de la métamorphose guide un rapport à l’image, qui doit assumer une instabilité fondamentale, seule manière de «répondre» à la difficulté de se river, même brièvement, à une représentation. Ainsi: «je berce l’image de plus en plus / ailée, sillonnée de désir» (p.18) et plus loin, «noyade n’a pas d’image / ni vendredi après-midi / décélérant sur la pente» (p.55). Pour naïf que ce puisse paraître, et sans vouloir jouer au courrier du cœur, est-ce qu’il y a un lien, pour toi, entre cette puissance du désir, qui semble centrale à l’élan, et ce principe de métamorphose que j’ai cru apercevoir?
Colin
Je pense qu’il y a, dans cette «instabilité fondamentale» que tu nommes, un souhait d’aller au-delà de l’expression d’un modèle. Ne pas vouloir être à l’image de… dilapider les images de cette origine, ne plus y croire, renoncer à l’idée même de son absence à l’écriture. Ne plus écrire à cet absent. Mais ce sont les mains de cet absent qui travaillent mon corps pour lui donner une autre forme. Étrangement, le corps métamorphosé se trouve plus calme, comme apaisé.
Renato
Et en quoi, selon toi, une forme de soumission à cet absent se maintient? Je suis curieux d’en entendre davantage. Cette relation que tu décris, envers un concept que l’on rejette, tout en maintenant un lien avec celui-ci, me fascine.
Colin
C’est contradictoire, et en même temps, cette contradiction est une jouissance. Jouissance de l’échec du projet d’écriture qui consistait à écrire sans s’adresser à cet absent qui je sais ne me lit pas. Échouer à écrire, sans écrire sur la musique, un chant qui ne sera jamais un chant, mais son contraire, et m’étonner du pronom « tu » qui revient, alors que je m’étais juré de ne rien adresser à personne, de ne pas même écrire ce mot: musique.
Renato

Quant à la musique, justement, tu ne voulais pas écrire sur celle-ci, bien qu’elle semble faire partie de tes références — les noms des sections, les renvois à des instruments de musique, etc. Est-ce que ta poésie est vraiment incompatible avec le chant? Te sachant très sensible à la mise en musique comme à différents artistes (Britten, par exemple), il me semble que ton projet serait compatible avec d’autres médiums. Je ne sais pas non plus si c’est un type d’œuvres (la poésie mise en musique) qui te plaît…

Colin
Le chant transforme la langue, parfois, pour des raisons techniques, à cause du corps de l’interprète, des stratégies qu’il ou elle doit employer, et parce qu’on ne peut pas tout prononcer avec une seule voix. Sinon, ce sont les mots intacts qui retiennent le chant dans leur forme de langue. Je ne sais pas vers quoi je m’élance depuis des mots ou des objets; sont-ils sexuels ou musicaux, souvenirs, paysages? En certains lieux en deçà de ces mots, il n’y aurait que des sensations, des appels, des phrases aussi, qui ne sont pas encore attachées ou associées à des catégories du désir. Ce sont les lieux d’une angoisse qui concerne l’assouvissement, le passage à l’acte. Angoisse de l’acte par lequel se distingueront la langue de la nature, la nature de la musique, la musique du sexe.
Renato
Est-ce que c’est quelque chose que tu crains, justement, que ces différents mots — langue, nature, musique, sexe, etc. — se détachent, les uns des autres? Comme une séparation violente entre des choses qui se recoupent?
Colin
Il n’est jamais trop tard, car un élan perdure. Il y a des objets, disons, sans contours, qui sont pris dans des mots comme sonate, épaule, arbre, mais quelque part je peux encore les écrire ou les lire comme un enfant écoute de la musique sans savoir que c’est de la musique. Je touche à l’enfance, mais ce n’est pas pour retourner en enfance. L’enfance est bien actuelle, j’écris sans musique antérieure. J’essaie d’aller contre mon envie de sauter par-dessus la clôture de la musique, contre l’intuition de trouver une idée derrière le poème, qui serait comme un amoureux sans corps tapi dans l’arrière-pensée, endormi après une terrible étreinte, qui serait plus vrai que l’écriture, alors que l’écriture ne consisterait qu’à cacher, enjoliver, crypter ou sceller ce qui autre part est une transparence. Il n’y a pas de musique derrière la musique, pas de visage avant celui qui s’enfouit, s’embroussaille dans la durée du corps qui écrit, précédé et suivi de rien.
Renato
Il n’y a donc pas une séparation entre musique et poésie (en tout cas, ta poésie), pas plus qu’une préséance de l’une sur l’autre? Les deux seraient immédiates, pour ainsi dire?
Colin
Dans mon enfance, la musique est une chose très limitée. C’est un livre. Seule ma mère peut le lire. Elle lit: elle chante. Ce n’est pas une chanson pour m’endormir. C’est ma mère qui lit à voix haute ce qui se donne par l’écriture dans un livre toujours debout sur le piano. Ce n’est pas la vocalise de ma mère, mais un livre qui ne m’est pas destiné. Les livres d’images le sont, et les livres de mots aussi, car j’apprendrai un jour à lire, mais jamais la musique. Elle ne sort pas de la radio, ne sort même pas du piano. Je sais que la musique est une partition et qu’elle a été écrite par Mozart. C’est tout ce que ma mère fait ou dit, ce sont ses lieux, ses amours, ce ne sont pas les miens. L’enfance musicale naît de cette séparation. De même, la musicalité viendrait d’un obstacle à la lecture. De même, la musique naît en passant « à travers les obstacles qui engendrent l’audible », comme l’écrit Lyotard. Les obstacles qui font « sonner » la musique — les dents, lèvres, larynx, cordes vocales — ce qui articule, retentit, supporte les chocs, c’est le corps.
Renato
C’est poignant, cette idée du corps comme obstacle qui produit, qui engendre. En même temps, le corps n’est-il pas, et c’est ce qu’on sent dans certains vers, un dépôt de sons, une archive sensorielle, sensuelle, pour la musique?
Colin
Pourquoi ai-je la sensation qu’il y a autre chose que le corps? Que cette autre chose, si elle ne prend pas forme par et dans le corps, parfois, elle s’épuise en lui et disparaît. Est-ce encore de la musique? Peut-on, de la même façon, disparaître dans la musique? Dans celle de Britten, par exemple, comme plusieurs de ses amants? Être saisi par un chant ou s’y engouffrer, c’est presque la même chose. On peut résister, refuser la musique; cela arrive souvent. On peut aussi, dans une indécision toute musicale, muter, être hybride, instrument, moitié corps et boyaux, moitié cordes, bois; tout est possible. Avoir un corps, comme tu dis, pour la musique. C’est cela dans le recueil que j’appelle « mûrir, psaltérion ».
Renato
Ces derniers mots sont le nom d’une section où tu écris, d’ailleurs: «aspirant au chant, je vide / mes entrailles dans un seau» (p.97) J’y vois cette hybridité dont tu parles, comme si le corps devenait malgré lui l’instrument de musique, d’une précision incertaine, mais qui permet de s’approcher davantage de ce désir dont nous parlons depuis le tout début, ce désir de langage qui n’est pas sans être périlleux, au risque de rencontrer ce «silence / où je suis le déchet de la musique» (p.105). Comme si, en explorant cette hybridité, tu risquais le rejet de la musique comme celui de la poésie.
Colin
C’est le risque du passage à l’acte. Risque de basculer dans un lieu où lire n’a plus de raison d’être, pas plus qu’aimer, penser, écouter ou regarder. J’en tire une angoisse, comme face à la mort ou l’acte sexuel. Je m’y projette comme en un lieu où il n’y aurait plus de métaphore, de mouvement, d’opacité, de temps, d’espace. Tout serait transparent ; on ne pourrait plus bouger.
Renato
Dans une autre direction, je me questionne sur ton usage des psaumes, puisque, outre la référence biblique, la section finale du recueil, « avec psaumes », est composée de poèmes qui s’entament tous, à l’exception du premier, par la préposition « à » — et ses déclinaisons. Tu déclares « je n’ai pas la musique / pour moi, je suis au dedans / j’adresse longtemps après / une parole aux archets » (p.115), et il s’ensuit cet enchaînement d’adresse au corps, au bleu, à l’oreille, sorte de chant où je me demande quelle est, pour toi, la part psalmodique de ta poésie? Il est évident que la psalmodie renvoie à l’usage volontaire d’une même note, mais j’imagine que tu n’es pas sans avoir réfléchi à l’aura du mot « psaume ».
Colin
À la fin du recueil, l’enfant s’est transformé en psaltérion, l’instrument de musique pour les psaumes. Les poèmes ont été fabriqués avec des psaumes. J’accompagne la suite de poèmes d’un bricolage de psaumes, de ces chants écrits auxquels manque la musique. Je cherche à libérer une parole ni originaire ni inspirée, ni la parole d’un moi ni celle donnée par l’autre comme un moyen de l’aimer. Et, malgré cela, une parole qui est encore et mystérieusement amoureuse.
Renato
Cet avec, dans avec psaumes est presque paradoxal, alors: tout en faisant figure de compagnie, ces psaumes (ou ces «bricolages de psaumes») manifestent une forme de manque, qui serait celui de la musique, ou encore du désir… et finalement, c’est comme si c’était ce manque qui permettait le plus de libérer cette parole que tu nommes. Le manque serait-il un lieu libérateur?
Colin
Il faudrait que je freine une parole qui va trop vite vers sa fin, qui vient du manque, de sorte qu’elle trébuche et retombe sur elle-même et permette d’approfondir la sensation d’une excitation qui fait écrire. Une fois tombée, ce n’est pas le bon mot, le mot juste, que je cherche, mais j’essaie de vivre avec ce mot, cette image, je la répète pour que tout autour s’ajuste. Ça ne fonctionne pas toujours ni même souvent. Souvent, je dois laisser l’image vivre souterrainement et la reprendre plus tard pour voir comment elle a changé. J’y reviens toujours.
Renato
Ta démarche implique donc une patience, à l’égard de cette image comme de la parole? Tu accueilles plus que tu ne cherches ces images?
Colin
Oui, je souhaiterais parfois que l’écriture soit une patience. Et peut-être que tout ce que je dis ici concerne ce que je veux écrire bien plus que ce que j’ai écrit.