Entretien avec Catherine Mavrikakis

Aurélie Freytag
Ce qui m’a fascinée dans ton livre Deuils cannibales et mélancoliques (édité d’abord en 2000, puis réédité en 2009) c’est l’idée du monument aux morts qui depuis m’obsède un peu. Je me demandais comment, en fait, le monument aux morts est capable de faire revivre le souvenir et est-ce qu’il est réellement nécessaire de passer par ce contact pour vivre le deuil.
Catherine Mavrikakis
Le monument aux morts, tu veux dire, le livre ?
Aurélie

Oui, le livre, mais aussi ce qui relève des cimetières, ce qui est du rapport aux pierres tombales, aux fleurs.

Catherine
Ah ! Je ne sais pas quoi te dire… J’aime beaucoup les cimetières, je ne sais pas pourquoi du tout, même si en même temps j’en ai horreur… Mais j’aime beaucoup les cimetières parce que c’est vrai que c’est un des lieux où je crois qu’il y a de la place pour la mémoire. Le monde ne laisse pas place à la mémoire, pourtant, je crois que tout est très historique, même le nom de nos rues, mais dans les cimetières, j’ai l’impression qu’il y a un silence qui laisse place à la mémoire. Il n’y a qu’un récit minimum, c’est-à-dire que souvent, on sait le nom et la date de naissance, la date de mort et puis, des fois, c’est « À notre très chère mère » ou autre. Il y a un petit peu de récit, mais pas trop, pas un récit qui vient écraser la mémoire. Et puis, c’est surtout ce que j’aime de ces lieux, la mémoire qui est présente n’est pas la mienne. Elle n’est pas non plus historique, mais événementielle. C’est la petite mémoire que l’on peut reconstruire de façon fictionnelle, parce que de toute façon, je ne fais pas de recherche sur les gens. J’aime bien cette liberté de la mémoire, puisque le cimetière est habité d’un double discours ; il incite à se souvenir, mais en même temps, lorsque ce ne sont pas les nôtres qui sont enterrés, nous ne nous souvenons plus trop bien de ce dont on doit se souvenir. On peut alors réinventer l’histoire, c’est donc aussi un lieu fictionnel. Est-ce qu’on en a besoin ? Je ne sais pas. J’ai énormément de mal avec l’idée d’être enterré, c’est-à-dire que même les gens proches de moi, je n’ai pas envie qu’ils soient enterrés. Quand je vais me promener au cimetière, je vais toujours dans la partie très ancienne des morts du 19e siècle, alors peut-être est-ce avec les morts « frais » que j’ai plus de mal, alors qu’à un moment donné, je trouve que la pierre prend le dessus, il ne reste qu’elle, de plus en plus usée. Quand les gens viennent de mourir, il y a beaucoup de souffrance autour des tombes, alors que quand ça fait 200 ans, ces morts ne sont même plus pleurés et il y a comme quelque chose qui s’efface et un ordre du monde qui reprend le dessus.

Tout à l’heure on parlait de l’odeur des aubépines que tu n’aimes pas. Moi j’ai du mal avec l’odeur des fleurs dans les cimetières, je trouve que ça sent la décomposition, et en même temps, c’est bien, parce qu’il ne faut pas refouler ça la décomposition, mais c’est vrai que dans les cimetières… Et puis, c’est vrai que certaines fois quand on m’offre des fleurs ça me fait penser aux cimetières, j’ai l’impression d’avoir eu accès aux fleurs avant tout par les cimetières.
Aurélie

Est-ce que pour toi le fait d’écrire est aussi, d’une certaine façon, un moyen de renvoyer tes morts, les morts que tu portes en toi vers le papier, une façon de te débarrasser un petit peu de l’histoire, d’en faire une histoire qui s’éloigne ?

Catherine
Oui, tout à fait. Je pense que souvent on m’a reproché de faire très autobiographique, ce qui n’est pas tout à fait le cas, je pense que je fais exactement comme on fait avec les inscriptions sur les pierres tombales de gens qu’on ne connaît pas. Je prends des morceaux et à partir de ça, je réinvente des vies et donc j’ai l’impression, oui, de les enterrer, et puis, en même temps de leur permettre d’avoir une autre vie.

Je ne sais pas si c’est un vrai processus de deuil, l’écriture, je ne pense pas. Je pense que l’écriture c’est quelque chose qui met la question du deuil de l’avant, mais je ne pense pas qu’on en finisse. Les récits sur les gens, sur les morts, ne cessent de revenir et de se transformer. Si quelqu’un est mort il y a 50 ans ou moins, il y a un récit et puis, maintenant le récit que je peux tenir sur cette personne, sur sa mort, n’est pas le même que celui que j’ai tenu il y a 20 ans. Je pense que non, on n’en finit pas. On n’en finit pas, mais, on ne reste pas non plus dans la répétition du même, parce que répéter encore et encore le même récit, c’est être dans un rapport au deuil un peu violent je trouve. Quand on arrive à réinventer, à ne pas toujours tenir le même récit sur quelqu’un, il y a là quelque chose qui se passe. C’est comme si la personne continuait à vivre avec nous et donc, à se transformer aussi, alors que quand on commence à embaumer, en pensée, le mort, je crois que c’est quelque chose qui fait que quelqu’un est vraiment, vraiment mort.
Aurélie

Donc finalement, le rapport à l’écriture c’est un peu comme le cimetière dans la mesure où il y a besoin de ce travail de réinvention sur le passé qui se fait continuellement.

Catherine

Oui, tout à fait, un travail perpétuel et c’est pour ça que je crois que j’avais besoin d’écrire toujours à peu près le même livre parce que c’est toujours la même histoire que je réécris… Pour moi, il me semble que tout est un cimetière, même quand on se promène, même lorsque que l’on ne fait que passer. Ça fait 30 ans que je viens à la même université et un bureau, pour moi, ce n’est pas seulement le bureau de cette personne, c’est le bureau de quelqu’un qui était prof et qui n’est plus là. Je trouve que l’on vit tout le temps dans un perpétuel cimetière. Même pour la maison dans laquelle j’habite, elle n’a que 100 ans, mais porte en elle beaucoup de gens qui y sont morts, ou qui ont laissé en elle les traces de leur vie. J’ai l’impression que l’on est toujours en train de marcher sur des tombes, mais pas dans un mauvais sens, c’est simplement que tout est habité par des présences de morts. Des morts qui ne nous font pas peur, ça n’est pas une idée morbide, simplement, on vit avec un certains poids du passé, même si on n’y croit pas, même si on ne porte que des couleurs vives…

Aurélie

Est-ce que c’est plus difficile justement à gérer, cette impression, ce sentiment d’un passé qui a existé, par exemple dans l’université, dans une maison ou un bureau. Est-ce que le cimetière ne serait pas une façon d’aller là où les morts sont clairement identifiés ?

Catherine

Oui, ça c’est vrai, c’est un lieu pour les morts alors qu’ailleurs ils ne sont pas là clairement identifiés, tu as raison. Mais en même temps, tu vois, moi j’ai fait le choix de rester ici, j’ai vécu toute ma vie au Québec, presque dans les mêmes lieux, c’est-à-dire que j’ai fait mes études ici, je suis partie 15 ans de l’Université de Montréal, mais j’ai vécu ici. Bon, je n’habite pas dans le même quartier que celui de mon enfance, loin de là, mais je vis quand même à Montréal. J’ai l’impression que j’ai fait le choix de vivre avec le passé. J’aurais pu, comme mes parents l’ont fait, partir, parce que finalement, quand on a de nouveaux lieux, malgré tout, on peut oublier un certain passé. Moi je n’ai pas pu ou je n’ai pas voulu faire ce choix-là. Donc, c’est vrai qu’il y a différentes façons d’avoir ce rapport au passé, je ne dis pas que les immigrants n’ont pas un rapport au passé, je ne dis pas ça du tout, mais il est peut-être moins spatial. Peut-être que finalement ils ne peuvent le mettre hors d’eux, il est plutôt en eux, alors que moi j’ai l’impression qu’il est quand même un peu hors de moi, qu’il est dans les lieux que j’habite, mais qui ne m’habitent pas.

Aurélie

Oui, je crois que je comprends. Moi justement, en tant qu’immigrante française au Québec, j’ai l’impression d’être libérée d’un poids terrible, et quand je retourne en France, j’ai l’impression que les murs sont imprégnés de cette souffrance historique-là, cette souffrance passée, oubliée, des rues où l’on marche en fumant une cigarette, en parlant au téléphone, où il y a pourtant eu des centaines de milliers de morts au fil du temps. Est-ce que tu as l’impression qu’en Amérique, quelque part, on est beaucoup plus libre d’installer ses propres mémoires dans les lieux ?

Catherine

Oui, je pense qu’il y a le mythe qu’en Amérique… C’est vrai que c’est un pays, un continent qui est moins vieux, mais je pense que c’est quand même un mythe que tout est nouveau. Malgré tout, qu’il y a des lieux qui n’ont pas été « pensés » pourrait-on dire, mais je ne sais pas si on peut avoir ce sentiment quand on vit ici depuis toujours. Moi je le vis parce que je fais partie du « rêve américain », mais je ne sais pas si ce sentiment là on le vit si on a 400 ans d’histoire au Québec, tu vois ce que je veux dire, là on parle en tant qu’immigrantes toi et moi, moi fille d’immigrante, toi qui vient de partir, il n’y a pas si longtemps historiquement. Le Québec essaie beaucoup de se construire : mes 450 ans, mes 400 ans, mes 500 ans. Alors peut-être qu’il y a un poids différent. Néanmoins, je dirais que le territoire est quand même assez vaste, il y a quand même une question d’espace qui permet de penser qu’il y a des endroits qui ont été moins travaillés par l’histoire.

Aurélie

Tu parlais tout à l’heure de la tendance que l’on a à t’accoler les termes de biographie ou d’autobiographie dans tes récits. Comment est-ce que tu vis ça le fait d’écrire et puis d’avoir à enseigner en même temps ? Le fait qu’à peu près tout le monde ait un accès, qui est d’une certaine façon privilégié, à ton intériorité.

Catherine

Je ne parle jamais de mon travail d’écrivain en classe. Je racontais l’autre jour que j’avais une entrevue à la bibliothèque et quelqu’un me disait : « Est-ce que vos étudiants vous parlent de vos livres ? » Jamais. Je n’accepterais pas qu’ils m’en parlent. C’est-à-dire, pour moi ce sont deux mondes différents. Je peux raconter, par exemple, que j’ai été dans un salon du livre s’ils veulent, mais pour moi, c’est complètement différent. Donc, je me protège, mais je me protège sans essayer de me défendre, simplement, pour moi, à l’école, on ne parle pas de mes livres. Mais je ne le vis pas mal parce qu’en même temps je suis une personne qui n’a pas grand-chose à cacher. J’ai toujours pris le parti de dire les choses donc – bon, il y a des choses que je ne veux peut-être pas tout à fait dire, mais je n’ai tout de même pas grand-chose à cacher – donc ça ne me dérange pas. Ce qui me dérangerait, c’est qu’on m’en parle. C’est-à-dire, ça ne me dérangerait pas qu’on sache ou que l’on ne sache pas, mais je n’aimerais pas en parler, je n’aimerais pas avoir à donner mon assentiment sur « ça c’est vrai, ça ce n’est pas vrai » ou… non. Ça, je veux que les gens créent une relation à moi qui soit indépendante de mes écrits. Est-ce qu’ils le peuvent ? Je ne le sais pas. Beaucoup de gens m’écrivent, des étudiants, pour me donner des textes à lire et me demander ce que ça vaut. Or moi, je ne lis pas de textes hors de mes classes, ou je lis comme prof, pour diriger des maîtrises, mais je ne lis pas les textes des gens pour leur donner mon opinion parce que j’ai aucune légitimité, je ne suis pas éditeur. Mon opinion n’a aucune importance. Je veux dire, il y a des écrivains que je n’aime pas qui publient, donc c’est pour ça que je refuse de lire ce qui n’est pas inscrit dans un cadre très précis. On ne peut pas vraiment m’envoyer un manuscrit et me demander « Qu’est-ce que tu en penses ? », ça ne marche pas.

Aurélie

En ce qui concerne l’autofiction, il me semble que c’est un terme assez nouveau. Qu’est-ce que tu penses du besoin de ce terme-là ? Ton écrit fait-il partie de ce genre, ou est-ce réellement de la fiction ? Qu’est-ce qui fait réellement la différence en fait ?

Catherine

L’autofiction, comme je l’enseigne, c’est un pacte défini très clairement, c’est-à-dire qu’il faut que le nom sur la couverture et le nom du personnage soient les mêmes, le personnage dit « je », il y a quand même des règles très précises dans l’autofiction. On joue sur la persona, sur la personne de l’auteur. Moi, je ne vois pas ce que je fais comme de l’autofiction, même si dans mon premier récit Deuils cannibales et mélancoliques, je disais mon nom dedans. Dans mes autres romans, mes personnages ont d’autres noms que le mien et même s’ils parlent au « je », celui-ci n’est pas celui de l’auteur, mais celui de la narration. Deuils cannibales et mélancoliques serait donc le seul texte réellement autofictionnel au sens strict du genre. En même temps j’ai l’impression d’avoir tellement inventé dans ce texte, même si tout ce qui y est écrit est vrai. C’est un peu comme ça, tout est vrai et c’est la phrase de Boris Vian : « Tout est vrai parce que je l’ai inventé ». Non, je n’ai pas l’impression de faire de l’autofiction du tout, j’ai l’impression de faire de la fiction, même s’il y a des morceaux de moi dans le texte. Des fois je joue à ce que ça soit moi, des fois à ce que ça ne soit pas moi. C’est-à-dire que des fois je dis « je », mais que ce n’est pas du tout moi qui ai vécu cette chose, donc, non, je n’ai pas du tout l’impression de faire de l’autofiction. Il y a des choses que j’ai bel et bien vécues, des choses qui sont vraies dans ce que j’écris, par exemple, j’ai vraiment des amis qui sont morts des suites du sida, c’est vrai, mais la façon dont je pourrais t’en parler n’aurait rien à voir avec ce que j’ai raconté dans le livre. Je n’en parle pas du tout de la même façon que je pouvais en parler, j’ai changé des choses, j’ai accumulé, j’ai tordu, j’ai…

Aurélie

Fait le travail finalement de tout écrivain.

Catherine

Oui, un travail de fiction, de fictionnalisation, et puis, il y a des passages que j’ai inventés aussi. Mais j’ai inventé à partir d’autres histoires que je connaissais.

Aurélie

En ce qui concerne le sida, il y a un passage de ton livre qui m’a beaucoup marquée où tu parles d’une génération qui a appris à vivre avec une maladie qui se transmet partout, une sorte de maladie galopante et pour laquelle finalement la mort est extrêmement présente par la maladie. Comment as-tu l’impression que ça se ressent sur cette génération-là ? Parce que maintenant le sida on n’en parle presque plus, c’est presque disparu du discours.

Catherine

Je pense que c’est complètement effacé le sida. C’est-à-dire, les jeunes n’y sont pas du tout sensibles. C’est une maladie parmi dix-mille, bon, il y a l’Afrique, mais l’Afrique c’est tellement loin que tout le monde s’en fout. Je pense que ce qui s’est passé c’est qu’il y a une génération, qui est un peu plus vieille que moi, et qui est morte. C’est-à-dire, une génération, des gens de mon âge qui sont morts, on les a tout simplement oubliés et puis ceux qui ont survécu à cette génération n’ont pas tellement tenu compte des morts sauf dans certains milieux, comme dans les milieux homosexuels, je crois, où il y a encore quelques tentatives de mémorial, disons-le comme ça. Mais je crois que ma génération, pas la vôtre, ma génération est dans le déni du sida. En même temps, elle est travaillée par ça, mais elle ne le vit pas du tout. Elle ne sait pas combien elle a perdu de gens, elle ne s’en rappelle plus, ça fait longtemps de toute façon. Maintenant on est tous dans la cinquantaine, on va tous mourir du cancer, donc, c’est vrai, ces jeunes-là, ce sont comme des jeunes qui sont morts par les bêtises de la jeunesse, comme on meurt d’un accident de voiture quand on a 20 ans parce qu’on a conduit en étant saoul alors bon, on le voit comme quelque chose d’un peu circonstanciel.

Aurélie

Mais est-ce que la mort ne serait pas devenue, à peu près pour tout le monde, à notre époque, circonstancielle, devenue une espèce d’accident duquel on est continuellement surpris, comme si finalement elle n’existait plus ?

Catherine

Oui, c’est vrai que c’est une espèce d’accident et qu’elle n’existe plus. Elle est inéluctable quand même, mais très tard. J’entends autour de moi que beaucoup de gens meurent du cancer ou sont malades du cancer, alors ça c’est presque rassurant pour les gens, parce que même s’ils ont 40, 50, 60 ans, c’est une forme de mort avec laquelle on est, malgré tout, un peu en paix. C’est-à-dire, c’est horrible, c’est terrible, ce n’est pas juste etc., mais c’est le pire qui peut arriver dans l’imaginable sur la mort. C’est un peu jusque là que l’on va. Le reste, c’est inimaginable, je pense qu’avec le cancer ou la crise cardiaque à 45 ans, on atteint le maximum de l’imaginable de la mort. C’est le plus horrible. Alors qu’il y a quand même beaucoup plus horrible, mais c’est à peu près ça que l’on peut imaginer de pire, ce qui va nous arriver de pire.

Aurélie

Ce qui doit être assez choquant quand même quand on est habitué à vivre en tentant le plus possible d’être consciente du fait que la mort est toujours présente et que l’on ne peut y échapper.

Catherine

Bien sûr. J’ai lu l’autre jour un texte de Thomas Bernhard où il raconte comment il pense toujours à la mort et comment il a toujours pensé à la mort. Il disait que la seule façon d’être fidèle à ça, c’est de toujours préméditer la mort, non pas dans une pensée du suicide, mais d’être toujours dans une tentative de préméditation. Nous, on n’y pense pas sur ce mode terrifiant comme lui est capable de le faire, on y pense sous le mode d’une préparation docile à ce qui viendra un peu plus tard. Peut-être est-ce qu’il y a une différence à faire entre préméditer comme on prémédite un crime et préparer. On est plutôt dans la préparation de ce qui viendra un jour, mais qui est très loin. En attendant, on va se faire un capital santé !

Aurélie

La méditation justement, du pré-médité, est totalement absente de notre façon de concevoir la mort.

Catherine

Exactement. Mais bon, je ne suis même pas en train de dire que c’est grave. Je ne pense pas que ça soit si grave. Je ne demande pas aux gens d’avoir un rapport à la mort authentique. Je dis que moi ce qui m’intéresse dans la littérature, c’est ce rapport à la mort que je cherche dans les auteurs, mais je ne demande pas aux gens d’être dans ce rapport-là. Ça me va si les gens sont dans le divertissement, ça ne me dérange pas du tout. Je ne serais pas comme un preacher qui dirait « Pensez à la mort », non, je constate, c’est tout, et comme je fais partie de ce monde du divertissement j’ai besoin parfois, dans les œuvres d’art, de sentir un rapport plus violent à la mort. L’œuvre d’art me permet de me rappeler quelque chose qui est quand même essentiel. On ne sait pas pourquoi l’on naît, on ne sait pas pourquoi l’on meurt et puis on peut mourir n’importe quand ; l’œuvre d’art me dit ça et c’est entre autres pour cela qu’elle m’intéresse. Il y a bien sûr d’autres œuvres d’art, mais moi ce sont celles-là qui m’intéressent. Mais je ne suis pas une personne contre la télévision, la radio, je pense que les gens, même dans les formes du divertissement, ont une façon d’avoir un rapport à la mort, même s’ils le refoulent. Moi, peut-être que j’ai besoin d’un rapport un petit peu moins refoulé, mais ça ne veut pas dire que je ne refoule pas.

Aurélie

On disait à Barbara, on s’étonnait en fait de l’entendre rire et d’être très joyeuse, on s’étonnait de la voir si guillerette, presque légère, alors que les textes de ses chansons étaient pourtant parfois très noirs, très sombres. C’est ce que l’on pourrait croire aussi en lisant tes récits.

Catherine

Non, enfin, je peux l’être chez moi ou dans la vie, mais c’est vrai, quelqu’un me disait l’autre jour, là encore quand j’étais à la Bibliothèque Nationale avec des amis, que des gens d’un certain âge ne voulaient pas me rencontrer parce qu’ils avaient peur que je sois trop triste, taciturne. Puis il y a quelqu’un qui a levé la main et qui m’a dit, à la blague : « Est-ce que c’est vous qui écrivez vos livres ? » Parce qu’il était tard et que j’étais de très bonne humeur et puis, c’est vrai que j’aime beaucoup le rire. Pour moi le rire c’est essentiel. Bien sûr, je peux souffrir de plein de choses, mais la vie pour moi, c’est quand même ridicule. Ça me donne envie de rire tu comprends, la question fondamentale c’est pourquoi on vit, mais c’est ridicule. Et puis, on peut pleurer, mais on peut pleurer et rire à la fois. On peut se dire : « Mais c’est complètement ridicule, on est jeté dans ce monde-là pendant un certain nombre d’années sans savoir pourquoi et tout ça », et il y a quelque chose qui me fait vraiment rire. Donc j’aime beaucoup rire, c’est quelque chose que j’aime bien, j’aime le rire tragique, un peu à la Nietzsche, j’aime beaucoup ce que Nietzsche dit sur le rire et sur la tragédie, mais c’est vrai que pour moi, il y a une valeur au rire, le rire permet de faire voler en éclats la tristesse, mais en même temps de la disséminer. Il y a quelque chose de la dissémination, ce n’est pas que je vais donner ma tristesse comme ça comme un gros morceau c’est plus un petit éclat de rire comme un petit éclat de tristesse, comme si on recevait un petit morceau d’éclat de verre sur la peau. J’aime bien la dissémination de cette tristesse-là par le rire, en même temps, c’est la déconstruction de la tristesse par le rire. Et puis, en fait, je vais dire quelque chose de fou, c’est que plus je suis dépressive, plus je ris. Et je me rappelle très bien, ça c’était drôle, quand mon cousin est mort, il avait 27 ans, ma cousine, sa sœur, était pas mal plus jeune et au moment de l’enterrement de mon cousin, on a eu un fou rire, c’était impossible de s’arrêter, bon, on avait beaucoup pleuré et elle, particulièrement, avait le fou rire. On peut dire que c’était un fou rire nerveux, mais c’était plus que ça, c’était : « J’ai tellement pleuré, c’est tellement absurde qu’il soit mort », et puis, il y avait quelque chose de très cathartique dans ce rire, autant que dans les pleurs. Il y avait quelque chose d’une constatation de l’absurde de la mort et puis un retour à la vie aussi à travers ce rire-là.

Aurélie

Oui donc, finalement le rire et la tristesse sont très proches. Alors que l’on se plaît à les éloigner et à mettre en opposition les larmes au rire, pour toi, cette opposition n’est pas valable.

Catherine

Non, je pense que les deux peuvent être très, très proches. Et puis aussi, j’aime bien travailler sur les manifestations du pathos, du pathologique, j’aime bien tout ce qui est de l’ordre de la manifestation du sentiment. Je trouve que là, pour le coup, je ne suis pas dans la civilisation qui me convient, c’est-à-dire que je trouve que nous sommes dans une civilisation qui n’est pas beaucoup dans le pathos, dans un sens qui n’est pas péjoratif. Nous vivons dans une civilisation qui n’est pas dans la manifestation du sentiment. Même dans les enterrements, je suis toujours étonnée que les gens ne pleurent pas ou très peu. J’adore cette phrase de Deleuze qui dit : « Si je n’avais pas été philosophe, j’aurais été pleureuse dans les enterrements. » Moi je pense que c’est ce que je suis, une pleureuse. Bon, je n’ai pas beaucoup de temps pour faire ça, mais ça serait vraiment un bon métier pour moi, parce que j’ai les larmes faciles et c’est pour ça aussi que j’aime l’art, parce que dans l’art, on peut retrouver l’expression des sentiments. Et c’est pour ça que j’aimais la littérature. En fait, je suis venue à la littérature parce que celle-ci était pour moi le lieu où ce rapport au pathos, à l’empathie aussi, à un rapport empathique avec le texte était possible. Je me suis domestiquée, comme je dis toujours à mes étudiants, je me suis domestiquée, l’université m’a domestiquée, m’a domptée, comme un animal. Mais les livres, la littérature sont souvent faits de pathos, à mon avis. J’aime beaucoup la philosophie, mais comme je le disais, et je le dis souvent, ce que j’ai aimé dans la littérature, c’est qu’elle était plus honteuse. La littérature raconte des choses honteuses et les écrivains parlent d’un point de vue qui ne les met pas toujours dans une position de maîtrise. Ils peuvent être dans un rapport à la honte, alors que le philosophe va toujours être dans une position de maîtrise face à son savoir et face à lui-même. Il n’est pas dans un rapport à la honte, il a pu avoir honte personnellement, mais la philosophie n’est pas honteuse. « Madame Bovary, c’est moi » bon, il y a aussi quelque chose de très fier chez Flaubert, mais en même temps il est capable de dire « Je suis capable d’être une jeune fille sentimentale un peu niaiseuse. »

Aurélie

Est-ce que cette honte-là, que tu peux sentir dans la littérature, est-ce qu’elle te permet aussi de voir comme à travers ta honte et de jouer avec ça ?

Catherine

Oui, oui, moi, j’ai honte, je le dis toujours et ça c’est une chose aussi que Deleuze m’a permis de nommer. C’est la honte d’exister, c’est-à-dire que ce n’est pas la honte d’avoir dit une petite parole méchante ou d’avoir raté un petit examen, ce n’est pas ça du tout. Je pense que la honte fondamentale, c’est la honte d’exister, on peut dire aussi, la honte du survivant, mais je crois que c’est plus fort que ça parce que… parce qu’on est tous des survivants, parce qu’on est tous des survivants à notre propre mort, parce qu’on aurait très bien pu ne pas exister. Donc, je crois que ce que Deleuze dit c’est que oui, on a honte d’exister, on a honte d’être là. Il y a des tas de gens qui sont capables de ne pas être là, qui se sont tués et je ne dis pas que c’est bien de se suicider, ce n’est pas du tout un appel au suicide que je fais, mais je veux dire qu’il y a quand même quelque chose de honteux à être en vie, avec nos vies qui sont plus ou moins bancales, qui ne sont pas parfaites, où on avait rêvé d’autre chose… et surtout vieillir, la honte de vieillir. Non pas parce que le corps est foutu, ça c’est peut-être la moindre chose, mais d’avoir abdiqué, abandonné certains idéaux. Dès qu’on grandit, en fait, on est dans un deuil. Le deuil de ce que l’on avait imaginé et bon, la psychanalyse appellerait ça la castration, comme on veut. Mais la honte d’exister, elle est très présente. En fait, j’ai beaucoup d’admiration pour les gens qui n’ont aucune honte d’exister, beaucoup d’admiration, beaucoup d’envie aussi, mais bon, en même temps je ne veux pas du tout les fréquenter. Mais quand même, je me dis qu’ils ont de la chance. Quelle chance ! C’est assez extraordinaire d’être là et de se dire : « C’est bien et j’existe, c’est super. » Cette arrogance là, je peux l’aimer, mais elle m’est quand même très lointaine. Elle m’intéresse, mais comme m’intéressent des personnages dans les livres, ça ne m’intéresserait pas de les côtoyer.

Aurélie

Et puis, tu disais tout à l’heure que l’université t’a domestiquée…

Catherine

Tout m’a domestiquée ! L’école m’a domestiquée, ça a été une horreur d’aller à l’école enfant. J’ai détesté aller à l’école, la seule chose que j’aimais c’était de devoir quitter ma famille, ça c’était bien, mais j’ai détesté devoir m’assoir pendant des heures, prendre le stylo, j’ai encore une bosse au doigt, au majeur, tellement j’ai forcé. Et puis, j’étais gauchère, mais on a essayé de me faire écrire de la main droite et on a réussi. J’ai l’impression que l’école a demandé une soumission à des rêves qui n’étaient pas tout à fait les miens. J’ai dû soumettre mes rêves à la forme qu’on m’imposait, c’est-à-dire, devenir bonne à l’école, parce que c’était le rêve qu’on m’imposait. Je n’aurais peut-être pas fait le rêve sous cette forme-là, mon désir était beaucoup plus informe, beaucoup plus grand. On te donne une forme qui te force… en même temps, je n’ai jamais pu quitter ce lieu-là. Et puis, je pense que si j’étais devenue médecin ça aurait été la même chose, avocat, c’est pareil. Le travail. Je pense que le travail c’est la plus grande soumission. Moi j’ai honte de travailler. J’ai honte de travailler et pourtant il faut bien que je gagne ma vie. Je me soumets tous les jours à quelque chose qui me semble impossible et puis, j’ai honte de travailler d’une façon qui est essentielle et en même temps qui ne l’est pas, dans la mesure où je ne suis pas en train de travailler directement pour gagner ma vie, je ne suis pas en train de faire un travail qui fait que je gagne seulement ma vie, il y a une reconnaissance narcissique autour de ce travail-là qui est assez problématique quand même et donc, je trouve que l’on est écrasé par notre propre soumission au monde, qui est obligatoire, mais qui écrase aussi. Duras dit : « Si vous voulez empêcher la révolution, envoyez vos enfants à l’école. » Et je le crois. L’école c’est – bon, là-dessus je vais être un peu comme Ivan Illich – l’école c’est la fabrique de la soumission. Alors, bon, je continue à les soumettre [les étudiants] mais bon, j’espère que je leur apprends aussi un peu l’insoumission, mais je ne sais pas, je ne sais pas…

Aurélie

Mais c’est ce que tu essaies de faire, parce qu’en même temps tu es professeure dans une université, donc tu dois apprendre la soumission dans l’insoumission peut-être, et ce double-là est finalement toujours en action.

Catherine

Oui, tu as raison, mais ce double-là me rend un peu malade je dois dire. J’ai l’impression que le message qui passe, c’est vraiment la soumission. Et puis, il y a rien d’autre qui peut passer, parce que dans le fond, comment pourrais-je, moi qui ai été tellement soumise, essayer de passer autre chose que ça ? Je me suis soumise à une maîtrise, à un doctorat, à des milliers de comités et de regards des pairs… qu’est-ce que je peux leur montrer d’autre que cette personne extrêmement soumise que je suis devenue ? Je crois que c’est de la soumission volontaire, mais bon, je ne sais pas ce qu’on peut faire. Je ne dis pas que c’est l’université qui soumet, je dis que c’est toute forme de travail. Mais bon, j’ai un petit côté années 70, j’imagine, je n’aime pas les lieux qui me soumettent comme ça, je n’aime pas les choses comme ça.

Aurélie

Tu as fait tes études en littérature comparée et en études françaises…

Catherine

En fait, j’ai commencé en études françaises parce qu’il n’y avait pas du tout de bac en littérature comparée. J’ai fait mon bac et ma maîtrise en études françaises au département, ici, et puis j’ai fait mon doctorat en littérature comparée. J’ai beaucoup aimé la littérature comparée, je suis fondamentalement quelqu’un, je crois, de comparatiste. Je ne dis pas que les études que j’ai faites en littérature française étaient mauvaises, mais c’est que d’une certaine façon, j’étais très préparée à ça. Je venais d’un lycée français, c’était des études chronologiques, historiques, avec très peu d’ouverture à la littérature mondiale et puis une façon d’aborder la littérature qui était quand même très liée à l’histoire littéraire, que par ailleurs, je maîtrisais assez bien. Donc je n’ai pas eu l’impression de découvrir quelque chose en études françaises, j’ai eu l’impression de fonctionner pas mal sur mes acquis, si ce n’est de quelques professeurs qui m’ont un peu stimulée et qui m’ont appris des choses que je ne connaissais pas ou m’ont fait découvrir des écrivains que je ne connaissais pas, ou, en ce qui concerne les formes de savoir, la psychanalyse par exemple. Mais quand je suis allée en littérature comparée, j’avoue que ça a été une façon de m’ouvrir. C’était d’abord l’ouverture aux autres littératures, ça c’était vraiment très important pour moi. La littérature allemande, que je connaissais, mais que j’ai pu étudier en littérature comparée a été vraiment importante, et puis peut-être aussi une approche qui était moins ancrée dans la chronologie, surtout telle qu’on l’a enseignée à l’époque ici, une approche qui est peut-être plus théorique, mais pas seulement la critique littéraire, que je n’aime pas beaucoup d’ailleurs. Je n’aime pas l’étude qu’on peut faire dans un département d’études nationales, qu’il soit francophone ou anglophone. J’aimais mieux le rapport aux autres disciplines, à la philosophie, toutes choses que l’on pouvait trouver en littérature comparée.

Aurélie

Finalement tu es revenue dans le département d’études françaises…

Catherine

Oui, je suis revenue dans le département d’études françaises, mais d’abord j’ai enseigné à Concordia en études françaises, parce qu’en fait, il y a très peu de postes en littérature comparée. Et puis, je ne suis pas particulièrement douée en langues, je ne pouvais pas me vendre. Oui, je connais d’autres langues, mais je n’ai pas le rapport qu’ont les comparatistes à une territorialisation. Eux, ce n’est pas l’histoire, mais c’est le territoire ; il y a des spécialistes du monde hispano-américain ou du Japon ou de ceci ou de cela et ça ça me plaît moins aussi, parce que je ne me suis pas spécialisée dans quelque chose, j’ai fait une vraie thèse comparatiste sans spécialisation. Mais donc, bon, il y a aussi des gros défauts dans le monde comparatiste ; il faut avoir un objet, une langue… Mais, bon, je suis revenue ici. J’aimais beaucoup Concordia, mais j’avais quand même des frictions avec des gens. Mais surtout, je revenais ici pour un poste en création, ce qui changeait beaucoup les choses. J’avais envie d’enseigner la création, ce que je n’avais jamais vraiment fait. Je l’avais fait un peu à Concordia, mais très peu et là je pouvais enseigner la création. En plus, à Concordia, j’avais un poste sur la littérature du 19e siècle, c’est étonnant mais c’est comme ça. Vraiment, je pense que c’est la création qui m’a fait revenir. J’avais envie de développer ce côté-là de la littérature, et puis, je me disais que de diriger des mémoires en création me plairait. Donc c’est un peu ça. Mais bon, en fait je suis revenue dans un lieu qui n’est pas tellement en accord avec moi, c’est-à-dire que ça n’est pas un lieu où je suis particulièrement à l’aise, même si j’y ai fait mes études. Mais ce n’est pas très grave parce que j’ai l’impression de faire un peu ce que je veux avec les étudiants dans les cours. Ce que j’aime dans ce département, ce que j’aime vraiment beaucoup, c’est qu’il est possible de ne pas être comme les autres. Parce que nous sommes 30 et que l’on respecte les singularités des gens, parce que tout le monde s’en fout qu’il y ait des gens bizarres. Et puis, on n’est pas dix à se bouffer les uns les autres, on est 30 donc ça fait trop de monde pour vraiment se détester. Ça c’est quelque chose que j’aime bien quand même dans ce département ; le nombre permet à chacun d’avoir une place. À Concordia, j’aimais bien, mais c’était une mentalité beaucoup plus de gauche, où tout le monde doit être un peu pareil et assez ami et être dans une certaine doxa, alors qu’ici, oui il y a une doxa au département, je ne dis pas qu’il n’y a pas de doxa, mais il y a des satellites qui n’ont pas besoin d’être tout à fait dans la même orbite que tout le monde.

Aurélie

Et finalement, tu aimes ça pouvoir être installée quelque part… peut-être pas dans la marge, mais disons au milieu des grandes oppositions. Ça ne t’intéresse pas de prendre un côté plus que l’autre ?

Catherine

Non, je pense que je suis bien… avant je t’aurais dit que j’aurais voulu combattre. Avant je voulais combattre. Là, je pense que je suis bien à l’écart. Je pense aussi que j’avais un côté « vouloir changer les choses », en luttant directement avec les instances que je n’aimais pas et ça je pense que ça vient du système français, de Marie de France où j’ai fait le secondaire. On pouvait se battre, on était toujours en train de se battre contre quelque chose, toujours dans une espèce de discussion. Le collège m’a permis, transmis ça. On se soumettait, mais on avait aussi le droit de dire ce qu’on pensait. Là non, là je suis dans une espèce de paresse, de protection de moi-même. Je ne tiens pas à changer les universités, je tiens à être en retrait et que les gens qui travaillent avec moi puissent trouver leur place, mais je n’ai plus un rêve de Don Quichotte, je ne pars pas en…

Aurélie

Oui, mais en même temps j’ai l’impression que justement, de te placer dans la marge c’est la plus grande révolte qu’il puisse y avoir, dans la mesure où, ça me fait penser à Nietzsche et à son histoire de forces qui se rentrent dedans. En te plaçant à l’écart, tu te retires même du champ de force, tu te retrouves à côté et c’est un vrai déplacement finalement.

Catherine

Oui, mais les gens diraient que je ne suis pas du tout dans la marge, les gens diraient : « Elle n’est pas dans la marge ! Elle a eu des prix, elle est partout, dans les journaux… » Les gens diraient qu’au contraire je suis complètement institutionnelle. Moi je te parle de mon sentiment, mais les gens peuvent… je me fais l’avocat des autres. C’est-à-dire que je peux me retirer, je vais le dire comme ça, mais j’ai un côté stratégique quand même, très stratégique. Je peux me retirer dans la mesure où je n’ai pas laissé ma place, je suis capable d’aller la prendre. Peut-être que ça serait beaucoup plus dur de me retirer dans la marge si je n’avais pas eu de reconnaissance. Et c’est vrai que la reconnaissance que j’ai eue, c’est ça qu’elle me donne ; le pouvoir de me retirer et de pouvoir attirer des gens quand même. Parce que ce qui arrive avec les gens qui sont dans la marge, souvent, c’est qu’ils sont très isolés, alors que moi je ne le suis pas pour le moment. Donc je te dis juste que je ne suis pas un personnage romantique, je suis beaucoup plus militaire que ça. C’est la reconnaissance que j’ai eue – à laquelle je ne tiens pas – mais qui me donne pas mal de liberté.

Aurélie

Donc finalement tu as droit à une certaine paix, qui n’est pas une paix doucereuse, mais peut-être un silence qui t’est accordé de temps en temps.

Catherine

C’est ça, c’est une paix que j’ai achetée et que j’ai payée, même cher, mais ça me permet d’être là. Autrement je serais obligée de me battre beaucoup plus. Peut-être qu’à un moment donné la création sera plus menacée si j’ai moins de reconnaissance, mais en même temps, en ce moment d’une certaine façon, le type de reconnaissance que j’ai fait qu’on ne va pas menacer la création. Parce que quand même, la création, c’est toujours menacé à l’université.

Aurélie

Cette reconnaissance dont tu parles crée une sorte d’aura, j’ai l’impression. On te traite comme une personnalité publique, très branchée, est-ce qu’il y a quelque chose de désagréable aussi à être une sorte de «représentante de la marge» ?

Catherine

De ça, je ne me rends pas compte, je dois dire. Pour moi, les gens branchés c’est les gens qui ont 20 ans de moins que moi. Non, pour moi être branchée… non, je ne me rends pas du tout compte de ça. Je ne le vois pas comme ça d’ailleurs. Je pense que les gens me voient plus comme une ancêtre. Les gens me demandent de prendre une position qui est une position d’autorité tout le temps. Mais cette posture d’autorité ne m’est pas demandée ou donnée parce que j’aime la marge ou parce que je suis un peu plus vieille, je ne le sens pas comme ça. Et puis, honnêtement, pour moi, l’opinion des autres ne compte absolument pas, ça c’est ma grande force dans la vie. L’opinion des autres compte quand elle m’empêche de faire quelque chose, mais sinon, je ne sais pas, ça n’a jamais compté pour moi. Et puis, je ne le vis pas comme ça, parce que les gens comprennent quand je ne veux pas, je crois que je suis assez claire. Je ne suis pas floue quand je dis non.

Aurélie

Cette non-attention à l’opinion des autres ou disons, cette capacité à passer par-dessus est-ce que c’est aussi ce qui t’a permis d’écrire tes romans ? Je veux dire, est-ce que tu as ce rapport-là au public aussi ?

Catherine

Oui, tout à fait, c’est-à-dire que, bon, je suis très contente de ce qui s’est passé. L’écriture m’a donné une position agréable de petit pouvoir, ou en tout cas une position qui a réconforté ma marginalité ou qui l’a confortée dans quelque chose d’agréable, mais si demain ça ne marche pas, ce n’est pas grave pour moi, pas grave du tout. C’est pour ça aussi que je ne veux pas faire de l’écriture un métier. Beaucoup de gens m’ont demandé pourquoi je ne faisais pas que me concentrer sur l’écriture et en faire mon métier, parce que je pourrais gagner ma vie en demandant des subventions et autres choses, mais j’ai encore envie que l’écriture soit quelque chose de libre. J’ai déjà beaucoup de domestication, dans l’écriture, je tiens à être libre. Je n’ai pas envie d’être à la merci de l’écriture ou du regard des autres. À l’université je me suis quand même mis sous le regard des autres pendant des années. Je l’ai fait. Maintenant, du côté de l’écriture, je n’ai pas envie.