Septembre 2025

Entretien avec Aurélie Boutant

Vers une poétique des passerelles

Entretien mené par Renato Rodriguez-Lefebvre et édité par Jonathan Paquette.

Renato Rodriguez-Lefebvre
Très chère Aurélie, merci de prendre part à cet entretien. Ta thèse s’intitule Poétiques des passerelles caribéennes et transcaribéennes : Résonances entre les littératures et musiques. Tu essaies d’y penser un certain concept, qui est celui des passerelles et j’aimerais te citer à ce sujet :
« Si les passerelles sont généralement édifiées en position de surélévation par rapport à un cours d’eau ou un précipice par exemple pour faciliter la traversée et ainsi rallier des points de passage, pour réaliser une traversée en hauteur, je m’inspire de leur symbolique et suggère à travers ma conceptualisation que cette prise de hauteur serait nécessaire pour dépasser, enjamber et aller au-delà des matrices de pouvoir qui peuplent à la fois les écosystèmes insulaires, mais aussi le quotidien et les mentalités des sujets caribéens, faisant justement barrage et obstruction à la liberté. Avec ces passerelles, il s’agirait ainsi d’avoir pour cap de nouvelles hauteurs plus bénéfiques et fédératrices qui cristalliseraient  les horizons d’un agir potentiel de construction et de manœuvre collective (entre la nature, les peuples et artistes archipéliques) vers lesquels il serait intéressant de tendre pour « panser » l’ensemble du réseau des « fractures » historiques et encore actuelles qui sont générées par les pratiques de systèmes politico-économiques de « l’habiter colonial » dont les impacts ont été examinés très récemment par Malcom Ferdinand à travers les pistes d’une « écologie décoloniale » qu’il pense « depuis le monde caribéen » (2019). » (Boutant 2022, 26)

Et ensuite, vers la fin de la thèse, tu ajoutes :
« D’ailleurs, dans les poétiques, les partitions de présence et de poté mannèv écologico-culturelles qui ont été cristallisées invitent et appellent à une mise au diapason pour créer des accords et harmonies, aussi bien écologico-culturelles, qu’interculturelles. Il s’agit ainsi de récuser les frontières et dysharmonies creusées par les violences symboliques des discours et celles des héritages esclavagistes, du colonialisme et du néocolonialisme pour passer des fréquences basses d’enfermement, d’exclusion et de compartimentation aux fréquences souples, inclusives et collaboratives des passerelles. Autrement dit, dans cette double symbolique des passerelles, mon intérêt a été de porter l’attention dans une dynamique contrapuntique, à la fois à travers la perspective horizontale (à la teneur du ralliement et des interrelations inclusives des êtres et des dimensions écologico-culturelles et sociales) et en même temps, il s’agissait sur un plan plus en verticalité et en hauteur, d’enjamber, de dépasser et de tendre vers un au-delà des schèmes multidimensionnels de pouvoir examinés précédemment. » (Boutant 2022, 241)

J’aimerais t’entendre un peu plus sur ce concept de passerelle, j’aimerais savoir comment tu as créé cette liaison avec ce mot, passerelle, qui est devenu ton « chevalier » dans le cadre de ta thèse ? 
Aurélie Boutant
C’est une très belle question ! Déjà, la notion de « passerelles » m’est venue de façon très intuitive. En littérature comparée, on crée des passerelles entre des œuvres, qu’elles soient littéraires, musicales, ou qu’elles appartiennent à d’autres médiums artistiques. J’étais vraiment habitée par cette idée de créer des liens, des interrelations, des ponts, des passerelles. Et puis, étant martiniquaise, il est certain que, durant mon parcours d’étudiante, quand je me suis intéressée à la musique, j’ai beaucoup creusé mes connaissances sur l’histoire des musiques caribéennes et je me suis aussi ouverte à beaucoup de courants littéraires et musicaux. Donc, j’avais une ambition ou une aspiration qui venait du cœur et m’invitait à façonner un paysage de réflexion et de méditation qui crée des liens entre les différentes îles caribéennes.

Donc, la première motivation était déjà de créer du lien entre les îles caribéennes dans leur diversité : anglophone, francophone, hispanophone, etc. Cela a été le premier levier qui a vraiment nourri ma conceptualisation des passerelles : créer des liens – donc des passerelles – entre les îles, les rallier au travers de leurs résonances et singularités sur le plan historique, économique et politique. En effet, je souhaitais explorer les transversalités qui œuvrent comme ciment, comme pont de liaison.

Sur un second plan, l’idée était aussi de créer des passerelles entre la nature et la culture, qui ont été souvent, dans l’histoire coloniale et jusqu’à présent, séparées par des points de fractures. Il y a des penseurs qui examinent ces fractures, comme Malcom Ferdinand et Elisabeth DeLoughrey, qui est une spécialiste en écocritique caribéenne postcoloniale. Édouard Glissant en parle également. On a vraiment un point de coupure entre l’être humain et son entour, puisque l’entour a été colonisé, contrôlé. Ce phénomène est présent tant dans les Caraïbes que dans d’autres régions du monde.

L’idée était de me baser sur des œuvres musicales et littéraires pour pouvoir déceler les expressions, les messages et les visions qui étaient exprimés dans les textes à travers justement des dimensions naturelles et culturelles. C’est vraiment ce qui m’a incitée à aller dans cette direction, de rallier les îles caribéennes entre elles et, en même temps, d’essayer de voir comment, dans chaque œuvre, il y a des expressions d’interrelations entre la nature et la culture, que ce soit dans des œuvres poétiques, dans la musique ou dans des productions vidéographiques – j’ai aussi travaillé sur les vidéoclips.

On voit vraiment cette dimension de rapport, de réappropriation de l’être et de son environnement dans des relations qui sont très méditatives, qui sont très introspectives aussi ; on cultive une intimité, on apaise les plaies, les cicatrices, tout ce qui a été délié, pour justement essayer de recréer une connexion, voire de multiples connexions par le biais de la création artistique.

Enfin, le troisième socle de ma conceptualisation des passerelles reposait sur le sculptage, au sein même de ma démarche comparatiste, de passerelles entre la littérature et la musique. Cette idée venait du cœur car, en tant que passionnée de musique, je sentais qu’il y avait des potentialités et des connexions avec la littérature que je n’arrivais pas forcément à exprimer sur le coup, mais que je ressentais profondément.

Donc c’est pour ça que j’ai suivi cet élan et, effectivement, ma thèse m’a ouvert des portes complètement inattendues. C’est-à-dire que je savais, je sentais qu’il y avait des connexions entre certaines œuvres littéraires et musicales, mais en analysant vraiment, en faisant du close reading, dans des poèmes par exemple - en analysant le ficelage des poèmes, le rythme, les allitérations - j’ai trouvé des symbolismes récurrents et transversaux.

On peut se dire “oui, mais, dans la musique, il n’y a pas forcément de paroles”, parce que je travaillais sur des œuvres instrumentales. Or, dans la production vidéographique, donc dans les clips, on voyait vraiment aussi cette dimension. Par exemple, je repense au clip « El Viaje » du pianiste cubain Harold Lopez Nussa. La dimension des vitalités naturelles, musicales et rythmiques y est très importante. Tout ce que j’observais, au niveau des vibrations, des musicalités naturelles, était aussi exprimé dans des textes, par exemple ceux de l’écrivaine jamaïquaine maintenant établie au Canada Olive Senior. Elle donne la parole aux éléments naturels et il y a vraiment cette dimension de rythme, de l’élément naturel qui produit son propre chant, qui produit sa propre musicalité. Dans les vidéoclips, ce n’était pas exprimé de façon explicite par les musiciens, ce n’était pas par le biais de paroles, mais dans l’esthétique, dans le visuel, dans les zoom-in qui étaient réalisés, dans les focalisations réalisées par la caméra. Tout ce ficelage de résonances entre les œuvres a ouvert un champ exaltant de potentialités.

C’est sûr qu’il y a d’autres éléments qui sont venus dans ma conceptualisation.  Je voyais cette image de passerelle comme un pont avec ses éléments de continuité et d’horizontalité. Quand je dis horizontalité, c’est pour figurer toutes les mises en relation que je voyais dans les œuvres entre nature et culture, donc entre les sujets - les sujets poétiques, par exemple, ou les artistes - et la nature. Il y avait une forme de collaboration, d’entraide qui se dessinait dans ces œuvres, donc c’est à ça que je pensais quand j’ai imaginé les passerelles, à ces divers couloirs symbolisant la profusion de circulation et de collaboration. Il n’y a pas de frontière finalement, et il n’y a pas d’être humain qui soit supérieur à la nature. On a vraiment cette dimension d’égalité, d’inclusion, de tolérance. 

De plus, je voulais révéler que, de ces passerelles, émane une pluralité de chants, de rythmes, de souffles de résistance et de survivance qui crient haro sur tout ce qui opprime. Ces sources d’oppression systémique du colonialisme et du néocolonialisme sont d’ailleurs mises en lumière par plusieurs concepts, dont ceux du « plantationocène » pensé par Malcom Ferdinand, et celui de la « machine coloniale de plantation » théorisé par le penseur cubain Antonio Benítez-Rojo. Par rapport à tout ce qui apporte une source d’énergie très basse, oppressante et étouffante, je souhaitais mettre en exergue les souffles et vitalités qui émanent des œuvres artistiques et dessinent, malgré le poids de ces matrices oppressives, des horizons d’espoir et de vie. C’est vraiment ce qui m’a habitée pendant la thèse. Je voulais vraiment proposer, à la lumière des œuvres, un horizon d’avenir qui nous nourrit en tant qu’être, en tant qu’être humain.Enfin, il me tenait aussi à cœur d’entreprendre une démarche dans laquelle je crée des passerelles entre le milieu académique et le milieu artistique. Pour cela, je suis allée interviewer une dizaine de musiciens de la Caraïbe : de Cuba, d’Haïti, de Martinique, etc.
Renato
Par rapport aux entretiens que tu as menés, tu en as fait environ une dizaine,  que j’imagine de longueur variable selon la personne. Pourrais-tu nous parler un peu plus de ce processus, de cette méthodologie ?
Aurélie
J’ai adoré ce processus. Cette méthodologie, c’est moi qui l’ai créée. Ma directrice de thèse (Amaryll Chanady) m’a accompagnée, elle a été très présente et encourageante ! Mais c’est vrai que j’ai aussi pu exprimer une liberté. C’était magnifique d’aller à la rencontre des artistes-musiciens, ce sont des personnes qui ont une part vibrante. Des âmes très vives et exaltées ! Et puis, ce sont des musiciens et moi j’adore la musique ! 

Pour écrire les questions des interviews, je me suis vraiment imprégnée des trésors créatifs de chacun des musiciens à travers la singularité de leurs œuvres, contributions, vidéos et collaborations. Tous ces artistes articulent, dans leur musique, plusieurs passerelles entre la Caraïbe, l’Afrique, le Brésil, l’Europe, les États-Unis, etc.

Quand j’ai rédigé mes questions, chaque échange était profondément singulier et adapté à chaque interviewé, à chaque musicien, à chaque instrument. J’ai travaillé avec la chanteuse haïtienne Émeline Michel, qui œuvre avec sa voix et qui danse aussi beaucoup sur scène. On a parlé de ses textes de chansons, mais aussi de ses collaborations avec des écrivains et poètes haïtiens, comme Edwidge Danticat.  Puis, j’ai aussi pu échanger avec plusieurs pianistes martiniquais et cubains, dont Harold Lopez-Nussa. Ce musicien cubain a créé un projet musical qui s’intitule El Viaje et qui est à lui seul, une passerelle entre Cuba et le Sénégal, l’Afrique, plus largement. C’est un album dans lequel il collabore avec des musiciens cubains et un bassiste sénégalais (Alune Wade) et là aussi, je l’ai beaucoup interrogé la dimension interculturelle de ce projet. Il m’a expliqué comment il travaillait à partir des rythmes africains et des rythmes cubains. Donc, il y avait vraiment aussi une dimension musicologique dans la thèse que j’ai particulièrement appréciée ! 

Par ailleurs, je me suis intéressée à des pianistes martiniquais, dont Hervé Celcal, qui travaillait sur le Bèlè, une musique traditionnelle avec le tambour ; il sculptait, quant à lui, des passerelles entre le bèlè et le jazz, voire même avec la musique classique. Donc voilà, c’était en fonction de chaque sève créative que j’ai articulé mes interviews pour les interroger principalement sur leurs sources d’inspiration, sur les messages que les musiciens souhaitent véhiculer aussi bien dans la Caraïbe que dans le monde. Et puis j’ai réalisé des analyses de fond, en fait j’ai partagé ce que j’appelle « mes lectures méditatives ». Quand on travaille avec des artistes, déjà quand on travaille en littérature, je pense qu’il y a cette part de … Ça vient de l’âme, ça vient de l’imaginaire, donc on va mettre des concepts, mais on va faire attention quand même à ne pas trop déséquilibrer ou anesthésier la part créative, la valeur créative de l’œuvre.

Et là, le fait de travailler avec des musiciens rajoutait encore un autre degré de profondeur à mes yeux. D’autant plus que, dans les compositions musicales choisies, beaucoup d’entre elles étaient instrumentales (donc sans paroles). La démarche analytique entreprise était quelque peu audacieuse, mais j’ai adoré cette expérience !//En tant que chercheuse, j’ai eu à établir mes valeurs et me dire : « Ok, je produis une recherche académique, mais je souhaite créer un équilibre avec la part artistique des œuvres avec lesquelles je travaille ». J’avais de créer aussi une passerelle à ce niveau et de faire attention à ne pas voiler, à ne pas obscurcir et à ne pas théoriser à outrance. Je ne souhaitais aucunement abstraire la dimension artistique et la profondeur qui se nichaient dans chacune des œuvres. C’était un enjeu qui était une véritable préoccupation à mes yeux.
Renato
Un geste d’équilibre un peu ?
Aurélie
Exactement, c’est ça. Et de prendre des théories qui servent le texte, qui l’éclairent, qui lui donnent une lumière. Pas des théories qui lui donnent des couches et des couches de voilement.
Renato
Je me demandais, ces entretiens qui ont été utilisés de part et d’autre dans la thèse, ont-ils été publiés dans d’autres médiums ?
Aurélie
Non.
C’est-à-dire qu’en fait, je voulais que ma thèse et ma recherche vibrent, qu’elles aient une âme. Je voulais créer du rythme aussi dans la structure. Donc, dans les différentes sections des chapitres, j’ai incorporé plusieurs extraits avec mes questions et les réponses des musiciens directement telles quelles. Il me semblait vraiment important de donner la parole aux artistes, de leur créer cet espace de parole, de visibilité aussi dans le milieu académique. Dans la thèse, il n’y a pas tout le contenu des interviews, parce qu’il y en a qui ont duré très longtemps, mais en tout cas j’ai condensé vraiment ce que je trouvais très pertinent dans le cadre d’un tel travail et puis je les ai incorporées telles qu’elles étaient afin d’insuffler du dialogue et donc d’ouvrir des fenêtres de conversation et d’interaction. 
Renato
On pourra revenir à cet élément dialogique, mais tu parlais de donner du rythme à la thèse. Tu as évoqué quand même Malcom Ferdinand et l’écologie décoloniale, il me semble qu’il commence chacun des chapitres de son livre avec l’évocation d’un des navires ayant transporté, dans les circonstances que l’on sait, des personnes d’Afrique. Est-ce que, pour toi, cette espèce d’élan plus créatif par rapport à la thèse s’inspire du travail de Malcom ?
Aurélie
Pas forcément. Malcom, c’est sa pensée vraiment qui m’a beaucoup habitée. J’ai découvert cette pensée en 2019 par un heureux hasard. C’était juste avant mon examen de synthèse, juste avant, au moment où tu dois trouver les œuvres sur lesquelles tu vas travailler dans ton doctorat. C’est un ami qui m’a suggéré la lecture de cet ouvrage. Je ne connaissais pas du tout Malcom Ferdinand à cette période car le livre venait tout juste de sortir. Quand j’ai commencé la lecture, je n’ai pas pu m’arrêter et je l’ai lu avec enthousiasme pendant toute une semaine. (Rires) C’était totalement en adéquation et il y a des réflexions qu’il menait dans son livre (notamment quand il parle de la notion de « l’habiter relationnel »), que j’avais déjà décelées dans mes micro-lectures de mon corpus littéraire et musical. Donc, je trouvais cela intéressant d’avoir cet appui théorique. Et puis, c’est quelqu’un qui vient aussi de la Martinique, donc de l’horizon caribéen. J’ai voulu travailler principalement à lumière des analyses et théories de théoriciens caribéens, toujours à travers un angle transdisciplinaire (historique, littéraire, musicologique et ethnomusicologique, etc.). Pour revenir à L’écologie décoloniale : penser l’écologie depuis le monde caribéen de Malcom Ferdinand, j’ai trouvé que la pensée et la réflexion qui y étaient déployées, étaient particulièrement fraiches et dynamiques ! Donc, je ne me suis pas spécialement inspirée de lui dans la forme, mais plutôt dans certaines avenues de sa conceptualisation (plutôt dans le fond de sa pensée). 

Par contre, il y a du rythme effectivement dans la structuration de la thèse, dans l’agencement des chapitres, parce qu’il y a une suite logique et il y a vraiment cette dimension de passerelle aussi. Dans le premier chapitre, on commence avec les écopoétiques de la mer, dans l’exploration du rapport entre la mer, la mémoire et les poétiques de commémoration, etc … autant dans la littérature que dans la musique. C’était ce qui était intéressant aussi avec la dimension de passerelle, de ne pas faire un chapitre par œuvre, qui soit essentiellement musical ou littéraire, mais de pouvoir créer ces paysages de collaboration à l’intérieur de la thèse, cette espèce d’harmonisation entre le littéraire et le musical. Dans le même chapitre, on passe du littéraire, au musical et vice-versa. On sonde constamment les porosités et les résonances entre ces deux branches artistiques. Cette dimension d’entremêlement était donc vraiment importante. 

Donc, on commence avec les écopoétiques de la mer, avec justement des poétiques très commémoratives, méditatives dans la musique et dans la littérature. D’ailleurs, dans la musique, il y a un pianiste martiniquais qui a fait une composition qui s’appelle La traversée, qui est une composition instrumentale dans laquelle il commémore la traite transatlantique, c’était hyper intéressant. Et ensuite on passe dans le deuxième chapitre aux ancrages dans la terre, donc de la mer à la terre, aux poétiques des ancrages, etc. Là aussi, on a ce rapport de sensorialité qui se nourrit de la nature, et la nature qui se nourrit de la sensorialité, on a vraiment cette interrelation à ce niveau-là. 

Dans les deux premiers chapitres, on est dans l’habiter en conscience, dans ces rapports de vibrer ensemble, de méditer ensemble. Puis, dans le troisième chapitre, on passe de la mer à la terre à la ville : de la forêt, des mornes, des rivières et de la mer aux paysages plus urbains de certaines villes caribéennes. Cette escale en ville permettait aussi d’explorer les formes de vivre-ensemble, du point de vue socioculturel, notamment à Port of Spain à Trinidad ou dans la capitale cubaine de La Havane. Par exemple, j’ai analysé le vidéoclip d’une chanson de Kes, Jimmy October et Étienne Charles, qui s’intitule, « Magic ». C’est un mélange de soca, de calypso et de jazz. Évidemment, dans cette production, on assistait vraiment à la fédération socioculturelle, sachant qu’à Trinidad - là aussi d’après la documentation historique - il y a eu (et existe encore) beaucoup de population d’origine indienne. La population trinidadienne est quasi égale à la population indo-trinidadienne. Donc, ils font partie du même peuple. En fait, après l’abolition de l’esclavage, des Indiens ont été embauchés comme travailleurs saisonniers sur plusieurs îles caribéennes, dont Trinidad, le Suriname, la Guadeloupe, la Martinique, Guyana. 

À chaque fois, chaque œuvre me permettait d’ouvrir une porte, historique, musicologique, ou sociologique sur ce qui se passait dans les îles ou sur ce qui était en relation avec l’œuvre. C’est ainsi que certaines portes ont pu être ouvertes sur l’histoire du carnaval trinidadien ou celle du calypso en creusant l’étude des politiques de répression coloniale de l’époque. Ces dernières qui réprimaient les agentivités de peuples pendant cette période de l’histoire. Par exemple, le carnaval était une pratique culturelle qui était extrêmement stigmatisée alors même qu’elle venait d’Europe. Mais quand les Trinidadiens se sont approprié cette célébration, ils y ont mis leurs propres marqueurs socioculturels. Le carnaval représentait un véritable exutoire et à une célébration de la liberté. Il y a eu des frictions avec le pouvoir colonial qui se traduisaient notamment par l’interdiction du tambour et l’éclatement d’émeutes (Camboulay Riot à Trinidad en 1881). Toute cette dimension historique est aussi intégrée dans la thèse.
Renato
Je me demandais par rapport à cette structure, ce rythme, que tu décris très bien et avec beaucoup de passion, est-ce que ça t’est venu intuitivement ? Quand tu commençais, disons à écrire le premier chapitre, tu as commencé à jouer avec les citations et la structure est apparue ou c’est déjà quelque chose que tu avais prévu, qu’il allait y avoir cette dimension dialogique ?
Aurélie
Je pense qu’on ne prévoit jamais d’avance, vraiment. (Rires) Je pense qu’on veut partir avec des axes. Au début, on a toujours une idée, elle est là. Après, je pense qu’il y a des détours qui se prennent, puis, comme dit Édouard Glissant, c’est de l’errance, mais ce n’est pas de l’errance qui nous perd, au contraire. Et puis, c’est ça qui est beau, je trouve, dans une dimension de travail, que ce soit une thèse ou autre, d’avoir non pas des convictions, parce que ça peut être un peu rigide, mais en tout cas d’avoir des penchants. De se dire : ‘ok, j’ai envie d’aller là’. C’est au fur et à mesure de mon avancée que les choses s’éclaircissaient, donc cette structure finale a pris du temps avant d’éclore. 

Pour revenir à la présentation des chapitres de la thèse, on passe de la mer à la terre, puis à la ville, dans les trois premiers chapitres pour explorer les diverses formes de l’habiter en conscience. Dans le quatrième chapitre qui s’intitule, « De l’économie néolibérale au poté mannèv écologico-culturel », on sonde les expressions de la résistance en conscience. En fait, le poté mannèv, c’est une expression en créole qui veut dire “force de manœuvre collective.  C’est-à-dire que l’on est ensemble et agit ensemble. L’idée était de montrer, dans les œuvres poétiques et musicales, les différentes critiques et dysfonctionnements économiques qui émanent du colonialisme et du néo-colonialisme, de souligner leurs effets sur les spiritualités, les terres et les êtres.  Et en même temps, de trouver et de déceler encore une fois - parce que je voulais rester dans la vie, je ne voulais pas juste qu’on reste dans l’oppression - les autres mouvements contrapuntiques, c’est-à-dire les autres élans, les autres énergies de survie, de résilience et de collaboration. C’est ce que j’aborde énormément dans le quatrième chapitre. 

Et puis dans le dernier chapitre, on voyage au cœur des passerelles transcaribéennes, on va un petit plus au-delà de la Caraïbe, vers l’Afrique par exemple. Ce chapitre est très imprégné de la symbolique de l’air, c’est pour cette raison que je finis la thèse avec “les odes à la liberté de la mer au ciel, des îles au monde”. L’idée étant d’émettre des messages de liberté qui sont valables pas seulement pour la Caraïbe, mais aussi pour le monde. Pour cela, je me suis appuyée sur la chanson Freedom Bound d’Émeline Michel, dont les paroles ont été écrites par le poète haïtien Jean-Claude Martineau. L’enjeu était vraiment de rester ancrée profondément à cette idée de nature avec tous ces éléments naturels, et de ficeler une symbolique.
Renato
J’ai deux choses à dire, et il y en a une qui est une sorte de commentaire, à moins que ça ne t’inspire quelque chose. Je pense à contrapuntique, j’ai croisé le mot, dans ton introduction, mais aussi vers la fin de la thèse et je repensais à la lecture contrapuntique chez Saïd, qui est quand même différente, mais avec laquelle il s’agit de nommer les conditions de possibilité répressives, oppressives ou autres. J’apprécie beaucoup que tu cherches cette agentivité, un peu comme une forme de joie, mais pas au sens naïf. Je trouve ça très fun et ça se sent dans la thèse : il y a un désir de collectivité, de faire-avec, ce qui est d’autant plus fort quand on sait qu’en plus, si je retrace bien ton parcours, la majorité a été faite pendant la pandémie, donc pendant qu’on était enfermés. (Rires) L’autre chose que je voulais évoquer, parce que tu en parles aussi au début de la thèse à partir de Patrick Chamoiseau qui évoque évidemment la genèse extrêmement violente des Caraïbes, et en général, des Amériques, mais je renvoie quand même à ceux qu’on peut surnommer, de façon à la fois élogieuse et critique, la “Sainte Trinité martiniquaise”, Glissant, Fanon, Césaire, auxquels on pourrait ajouter …
Aurélie
Suzanne Césaire ?
Renato
Oui, puis aussi René Ménil, que tu connais aussi.
Aurélie
Oui, que j’ai découvert un petit peu dans le travail sur la thèse.
Renato
Reste qu’on parle souvent de ces hommes très importants. Et pour ce que je connais de la littérature, règle générale, la tendance est que les classiques sont écrits par des hommes. (Rires) Je me demandais, est-ce que, dans ton corpus plus musical, ou autre, est-ce qu’il y a une autre répartition par rapport au genre ?
Aurélie
Alors, dans le corpus littéraire, oui. J’ai travaillé avec trois écrivains en tout : il y avait Daniel Maximin, qui vient de la Guadeloupe, Olive Senior, qui est une écrivaine jamaïcano-canadienne, que je ne connaissais pas du tout et que j’ai découverte quand je cherchais des écrivains pour la thèse, et il y a Nancy Morejón aussi, qui est originaire de Cuba. J’ai découvert ces deux écrivaines à l’automne 2019, lorsque mon corpus littéraire était encore pleinement en voie de création (il m’a été beaucoup plus facile de constituer mon corpus musical). Mon but pendant la thèse était d’approfondir ma connaissance des littératures caribéennes, parce que je connaissais plus les littératures caribéennes francophones, mais j’avais cette soif de connaître davantage d’écrivains hispanophones et anglophones, donc voilà, j’étais encore en plein début de parcours. 

Et dans le corpus musical, il y a beaucoup d’hommes ; c’est vrai que, dans le jazz caribéen, il y a beaucoup d’hommes, donc je travaille avec beaucoup d’hommes. Cependant, j’ai tout de même voulu mettre en lumière les univers de trois femmes musiciennes. Il y a la chanson « Home » de la chanteuse dominiquaise (de l’île de la Dominique) qui s’appelle, Michele Henderson. On retrouve également dans la thèse, la chanteuse haïtienne Émeline Michel. Et enfin, la violoniste cubaine Yilian Cañizares (qui vit en Suisse et qui est très imprégnée par la santería, parce qu’elle pratique). Donc, il y avait cette dimension spirituelle qui m’a ouvert à d’autres horizons hyper intéressants et riches.

Sinon, dans la littérature, j’ai vraiment veillé à avoir des femmes, et puis même dans les théoriciennes, comme Suzanne Césaire, que j’ai découverte aussi en enseignant en 2021. Dans sa pensée, il y avait énormément d’échos ou plutôt, de prémisses à l’imaginaire poético-philosophique d’Édouard Glissant. La pensée de cette écrivaine martiniquaise était gorgée de poésie et de sensibilité. En fait, je pense que les femmes ont une sensibilité très particulière qui peut être distincte. Chaque sensibilité est unique, mais c’est vrai que c’était très intéressant. Donc, effectivement, j’ai travaillé sur Suzanne Césaire, qui combat l’exotisme, ou encore ce qu’elle appelle « le doudouisme », donc l’exotisme non seulement associé au paysage, mais aussi à celle qui peut être projetée sur les femmes.

J’ai aussi travaillé sur Carole Boyce Davis, une théoricienne jamaïcaine. Elle a écrit un livre qui s’appelle Out of the Kumbla, “en dehors de la calebasse”, la calebasse qui voile, dans laquelle les femmes sont cachées, minorées, marginalisées, etc., elle disait que l’idée était de s’affranchir de cette calebasse.
Renato
Quand je relisais ce passage dans ta thèse, ça m’a rappelé un penseur martiniquais assez drôle, enfin assez unique, qui est Monchoachi …
Aurélie
Je t’avoue que je n’ai jamais lu ses œuvres ! (Rires)
Renato
C’est assez dur à trouver ! Puis, récemment, le premier numéro de la revue qu’avait dirigée Monchoachim, LaKouZémi, a été réédité par lundimatin. J’ai regardé la liste des contributeurs/contributrices, je pense que ce n’était que des hommes et pourtant ça date de 2007-2008, ce n’est pas si loin. Ça n’empêche pas qu’il y a des choses intéressantes, mais je me demandais comment tu t’étais positionnée par rapport à ce genre de choses ?
Aurélie
J’ai abordé, pas beaucoup, mais c’est quand même présent, l’écoféminisme, qui est présent notamment chez Yilian Cañizares, mais aussi chez Olive Senior. Chez Yilian Cañizares, c’était très intéressant parce qu’elle a collaboré avec un pianiste cubain qui s’appelle Omar Sosa. Ensemble, ils ont fait un vidéoclip qui s’appelle « Oshun ». Cette dernière est une divinité de la rivière, du fleuve, mais aussi de la beauté et de la féminité. Cette œuvre est très intéressante parce qu’il s’agit d’un clip animé - on voit comment les musiciens sont très imprégnés. Ils reçoivent des flux d’énergies d’Oshun et de Yemaja ; une autre divinité, de la mer notamment. Ces énergies qui circulent en eux ; c’est ce qu’on appelle « l’ashé » dans la santería, c’est l’énergie des divinités. Il y a vraiment ces mouvements, cette circulation d’énergies, on montre comment elles circulent d’un être à l’autre entre les divinités et les humains. Puis, ces scènes sont réalisées en nature aussi, on peut voir Oshun sortant de la rivière, qui va se confondre avec le paysage dans le flanc de la montagne. Donc, il y a vraiment cette interrelation qui donne à voir comment la divinité énergise chaque élément de la nature : elle donne naissance aux plantes, aux animaux, etc. Ensuite, on peut noter dans ce clip la sécheresse qui s’installe, et Oshun qui avant de disparaitre, transmet un peu ses vibrations aux musiciens, qui sont dans une position un peu méditative, léthargique, de transe. Ils ferment les yeux et sont en train de canaliser quelque chose. 

En fait, c’est fascinant parce que ces œuvres, qu’elles soient littéraires ou musicales, nous donnent à réfléchir, mais pas seulement ; elles nous donnent à sentir, à vibrer. On n’est pas juste dans la réflexion rationnelle, on vogue dans les flots du ressenti. Et je trouve que cette dimension permet d’ouvrir des canaux qui ont une grande puissance, si l’humain, bien sûr, est ouvert à cela. Je trouve que cela peut créer une brèche qui est hyper intéressante. On ne va pas forcément de front parler des problématiques écologiques, mais ce sera quand même présent avec une subtilité symbolique et prégnante. Souvent, quand j’interrogeais les musiciens sur cet aspect écologique, ils me disaient qu’il n’est pas exprimé explicitement dans leurs musiques, mais qu’il est pourtant présent et vibrant et que le public le ressent, au-delà des mots et des discours. Je trouvais cela intéressant de voir qu’au travers des œuvres, il y a d’autres formes, sentiers et chemins qui étaient empruntés pour aborder la question. C’est là, c’est présent, mais d’une façon un peu plus profonde et un peu moins explicite. Je pense que cela permet de cultiver l’esprit ; il y a des petites sèves dans l’esprit du lecteur ou de l’auditeur qui germent.
Renato
J’ai écouté les clips dont tu parles à la fin. J’écoutais « Colombo » et je me disais, c’est comme une recette, mais en fait, c’est aussi comme un cri musical ; il y a une indistinction entre les deux, ça joue un peu sur les deux. Il y a quelque chose que je trouvais très intéressant par rapport à cette idée selon laquelle chaque humain serait un peu comme un ingrédient différent dans la chanson, je trouvais ça très fort et très sympathique aussi comme image. Aussi, tu traverses différentes langues, tu traverses les îles qui ne sont pas françaises, mais on va dire francisées, qui sont encore sous gouvernance française et les autres îles ayant connu d’autres formes d’indépendance ou d’émergence postcoloniale, avec des épisodes assez difficiles comme on sait. Donc, comment as-tu navigué entre ces différentes mémoires, personnellement ?
Aurélie
C’est une bonne question, c’est vrai que j’ai été très imprégnée de tout ça. Et effectivement, il y avait, comme j’ai dit des singularités pour chaque île, mais aussi beaucoup de transversalités.

Dans les îles francophones - surtout la Martinique et la Guadeloupe - il y a la problématique du chlordécone, dont parle Malcom Ferdinand, ce pesticide qui a été employé dans les champs de bananes et qui a contaminé les terres et les corps. Il y a cette dimension écologico-politique que j’ai explorée à travers une œuvre musicale, même si elle n’était pas nommée explicitement. C’est une œuvre instrumentale qui s’appelle Pa viré météy, ça veut dire “ne reviens pas le mettre” en créole et qui a été composée par le pianiste martiniquais Jimmy Felvia. Dans le vidéoclip, on peut observer une atmosphère de folie et de mystère qui se déploie en forêt et dans une maison qui semble hantée en pleine nature. Il y a des zoom in sur des êtres vivants, comme des crabes, mais aussi sur des arbres et d’autres vitalités naturelles. On y voit également des humains masqués, parfois mi-humains, mi-arbres et des femmes marronnes. Il se cristallise une interpénétration entre l’histoire et le contemporain. Je pense que toute cette symbolique de folie, d’absurde, - qui pointe même si ce n’est pas explicité - témoigne d’un pays complètement fracturé, empoisonné en fait, et d’êtres humains dont les corps sont empoisonnés. Je trouve que c’est un support visuel qui, bien que n’ayant pas ce contenu écologique comme mandat principal, le travaille et fait des liens subtils, mais extrêmement puissants.

Effectivement, je fais de gros liens avec le néocolonialisme, avec le fait que les terres soient complètement contrôlées et malmenées par cette économie. On voit aussi dans ce clip des effets de porosité entre l’humain et le non-humain. On voit par exemple une femme enceinte cachée derrière un arbre et, puisqu’elle est déguisée en arbre, on ne le distingue plus très bien. Donc, il y a tout cet aspect de marronnage contemporain que j’ai développé dans l’avant-dernier chapitre.

Après, dans les Caraïbes anglophones, il y avait aussi la dimension de spiritualité qui servait de véhicule de survivance pour ces peuples dans le système colonial, esclavagiste et néocolonial. Ce que j’ai vu dans la Caraïbe anglophone, notamment, c’était ce qu’on appelle « le programme d’ajustement structurel » qui était mis en place et régi par des organisations internationales, dont les Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale, pour créer une économie standardisée avec du rendement. On veut produire, faire du rendement, mais en utilisant des pesticides. Ce système pollue la terre et les fruits et légumes perdent de leurs saveurs. Il y a eu des dérives, notamment en Jamaïque, avec l’usage non réglementé de pesticides. Tout cela crée des configurations où l’économique prend le pas sur l’humain et, plus encore, sur le vivant. Ce n’est pas comme en Martinique, puisqu’en Martinique, c’est l’État français qui a favorisé l’émergence de l’usage des pesticides. Même si certaines pratiques étaient interdites dans le monde, il y a eu des dérogations, comme le dit Malcom Ferdinand. Le vivant est constamment menacé, de façon profonde, souterraine et à plusieurs niveaux. Mais je ne voulais pas rester que dans cet aspect alertant de la réalité, même s’il est bien présent. Je voulais chercher des horizons d’espoir. Il y a d’autres voies qui peuvent être empruntées pour améliorer les fractures et déséquilibres. Ces autres sentiers passent par la conscience et par l’intériorité de chaque être humain avant de se concrétiser en des changements qui soient systémiques. En entrevue, la violoniste cubaine, Yilian Cañizares suggérait justement que le changement, avant d’être politique, passe surtout par le cœur des êtres humains à travers une certaine prise de conscience. D’où les deux axes de ma thèse : habiter en conscience et résister en conscience, les deux sont profondément interreliés.
Renato
Oui et tu évoquais aussi d’éventuels échos, par exemple avec le Brésil, ou avec des communautés brésiliennes, et je serais curieux de t’entendre un peu plus sur ces éventuels autres liens que tu pressens avec d’autres espaces culturels comme l’Amérique latine, même si c’est extrêmement vaste ? Comment est-ce que tu pressens ces liens ? Qu’est-ce que tu sens comme autres complicités ou résonances ?
Aurélie
C’est sûr qu’il y a beaucoup de résonances. Je n’ai pas abordé les problématiques écologiques au Brésil, mais l’idée c’est de créer cet espace de mise en communion des créativités, parce que, finalement chaque être humain, peu importe sa culture et son affiliation culturelle, est habité par une certaine vision du monde et vit une réalité. Donc l’idée était que la musique ou l’art puisse devenir cette passerelle et ce médium ; un laboratoire d’expérimentations musicales et littéraires, mais aussi d’expressions de messages, de sensibilités.

Dans plusieurs pays post-indépendants, il y a toujours cette matrice de néocolonialisme qui est souvent très ancrée avec ses schémas et institutions. Une petite portion de personnes profite de la production néocoloniale, au détriment des véritables besoins, non seulement des êtres humains, mais aussi du vivant. Donc on perd et on se coupe de la perspective de la durabilité de l’environnement pour l’avenir des populations, on est vraiment dans la pratique de l’efficiency. Donc je pense que oui, ce sont des problématiques que l’on retrouve partout. Dans l’art, il y a d’autres voies, d’autres canaux qui peuvent permettre de mener des réflexions, même des méditations sur ce point de vue, et d’engendrer des prises de conscience. 
Renato
Je te posais la question, et je voudrais y revenir encore à cette transversalité par rapport aux Caraïbes. Dans le cas caribéen, est-ce qu’il y a cette conscience d’une histoire commune, parallèle, entre les différentes îles.
Aurélie
Je trouve que c’est présent, mais pas assez. Et c’est justement pour cela qu’il me tenait à cœur de créer des liens et passerelles entre les îles. C’est dommage parce qu’en dépit de la configuration archipélique de la Caraïbe (et donc de la proximité géographique des îles entre elles), je trouve qu’il y a encore beaucoup de murs et de frontières dans nos états d’esprit. Déjà par rapport à la langue : je suis Martiniquaise et souvent, quand je rencontre des personnes qui viennent d’îles anglophones, nous sommes souvent à leurs yeux, des Français et pas des Caribéens. En plus de la dimension politique et linguistique, nous ne sommes souvent pas suffisamment conscients, en tant que Caribéens, des legs et liens culturels, historiques qui nous rallient et pourraient nous servir de leviers incroyables sur le plan politique, culturel, écologique, etc. On sait que nous partageons une histoire et des enjeux (écologiques, économiques) communs, mais nous restons encore à mes yeux, très en surface. Je trouve qu’il manque justement cette prise de conscience profonde des résistances et des potentialités créatives et fédératrices.

Justement à travers la portée transdisciplinaire et pluriartistique de la thèse, j’ai essayé de montrer qu’il y a plusieurs échos et tonalités communes qui nous rassemblent. Par exemple, au niveau musical, il y a des résonances dans l’histoire et dans l’éclosion de nos danses et rythmes. À ce titre, c’est l’écrivain cubain, Alejo Carpentier qui évoque « la migration interaméricaine des rythmes ». De nombreux échos sont à noter dans les mesures répressives coloniales qui étaient déployées, mais aussi dans les stratégies créatives de survivance qui étaient entreprises par les personnes esclavagisées. Par exemple, dans plusieurs îles, il y a eu des ordonnances coloniales qui interdisaient l’usage du tambour à la Jamaïque, Cuba, Trinidad et probablement aussi en Martinique. C’était partout. Et malgré le poids de ces restrictions, il y avait, malgré tout, les viviers des ingéniosités créatives des peuples qui se vivifiaient. Par exemple, à Trinidad, si le tambour était interdit, les populations colonisées trouvaient d’autres astuces. Ils ont inventé le steel drum, ensuite ils ont pris des canettes, des boîtes métalliques de biscuits, des bidons d’huile et de gaz pour fabriquer des steelpans. Il y a toute cette ingéniosité qui a donné naissance à un patrimoine incroyable. Et ça, c’est dans chaque île ! Proches de la nature, les peuples caribéens fabriquaient des flûtes avec du bambou. Ces pratiques témoignaient déjà d’un rapport extrêmement conscientisé de « l’habiter en conscience » avec la nature. Donc, ce qui est dommage pour nous, c’est que l’on peine à connaître toutes ces résonances. Mais en même temps, c’est tout aussi fascinant quand on les apprend !
Renato
Oui, tout est à créer, il s’agit de recréer ces ponts.
Aurélie
Je trouve que le fait de connaître toutes ces résonances donne des sources d’inspiration pour le présent et l’avenir. Beaucoup vont dire que c’est une utopie, mais quand même, je préfère croire aux utopies. Je crois que cela pourrait rassembler et que cette prise de conscience de nos liens et de notre rapport à la nature pourrait déboucher sur des actions concrètes. Je souhaite croire à ces fédérations concertées où on milite avec notre sensibilité, notre esprit et notre créativité. Même Édouard Glissant en parlait, on devient vraiment interdépendants dans nos exportations, on a plus besoin de dépendre de l’ailleurs, il faut dépendre de nous-mêmes, de notre configuration archipélique.
Renato
Ça m’emmène à ma prochaine question par rapport à un mot qui revient dans ta thèse. Je me demandais, est-ce que tu pourrais nous parler un peu plus du poté mannèv, parce que je connais très peu les termes créoles et les concepts du réel auxquels ils renvoient? Je comprends que c’est un terme qui renvoie à l’agentivité collective … 
Aurélie
Oui, et puis se dire “nou la” (en créole), “on est là”. C’est un cri, un letmotiv de présence, de collaboration et d’agir pour suggérer que l’on avance et fonce vers notre objectif.  On se donne beaucoup d’expressions dans la Caraïbe pour se dire « Vansé », « Pa moli piés », ce qui veut dire “ne lâche pas”, “tiens bon”. Ce sont des mots d’entraide, de courage, de solidarité. Poté mannèv, c’est “on va de l’avant” et on crée, on fait ensemble. On peut œuvrer tout seul, mais on peut aussi le faire ensemble.

On peut aussi parler de poté mannèv avec les communautés écologiques et culturelles. C’est vraiment cette dimension de présence, et puis de se dire “on ne lâche pas”. Dans la Caraïbe, quand les marrons quittaient les plantations, ils allaient dans les mornes, et cette image du morne est très présente dans l’esprit de ténacité et de résistance. Situé en hauteur de la forêt ou de la campagne, le morne est ce lieu de refuge vers lequel les marrons se réfugiaient pour fuir le système esclavagiste. Aujourd’hui encore, cette image est très présente dans l’imaginaire des Caribéens. Dans des moments d’adversité et de défi, on se représente mentalement (et même, poétiquement) ce morne vers lequel on avance, on est dans une dynamique de mouvement. On fonce, on y va quand même pour ne pas rester sclérosé et pétrifié par le poids du défi ou de la contrainte (peu importe sa nature). C’est de cet imaginaire et de cette histoire, d’où vient la notion de poté mannèv, que j’ai associée effectivement aux passerelles et à ces énergies de création et d’élévation communes.
Renato
Puis, dans le corpus théorique que tu as mobilisé, est-ce que c’est récurrent que des mots en créoles soient mobilisés, ou même juste insérés pour donner du rythme ou pointer qu’il y a autre chose, qu’il y a une autre façon de nommer ces choses-là ?
Aurélie
Personnellement, je ne les ai pas repérés ailleurs. À l’exception de l’ouvrage de Malcom Ferdinand, qui comportait plusieurs expressions en créole. Sinon, ce que je lisais était plutôt en anglais. Je ne crois même pas qu’il y en avait tant dans les poèmes, peut-être quelques-uns d’Olive Senior, mais sinon on les retrouvait beaucoup plus dans les paroles de chansons.
Renato
J’imagine, sans vouloir présumer que, pour toi ça devait être important tout de même d’insérer ces mots, de t’y référer. Je sais que tu donnais quand même des notes de bas de page pour offrir une traduction.
Aurélie
Oui, bien sûr, c’était important ! Ma thèse ne s’adresse pas aux Martiniquais, elle s’adresse à tout le monde. Et je voulais quand même que ces mots puissent être découverts. Je voulais les traduire dans un souci de rejoindre le maximum de personnes et de les faire découvrir. Déjà que le créole est dans une position d’asymétrie linguistique par rapport à plusieurs autres langues… Je ne voulais pas les cacher, donc je les ai incorporés dans mon écriture et dans ma réflexion et je les ai traduits pour créer cette passerelle avec des personnes non créolophones. Donc c’est pour cela qu’il y en a plusieurs. Je parle aussi du balan, qui est aussi une force de vie, un élan. Cette énergie ou même, ce rythme qui nous fait nous mouvoir et aller de l’avant.
Renato
Depuis que tu as terminé la thèse, est-ce que tu as partagé un peu tes pensées, tes réflexions avec des personnes de Martinique ou d’ailleurs ?
Aurélie
Pour le moment non, mais j’aurais beaucoup aimé le faire. En ce moment j’essaie de trouver un éditeur, c’est mon premier objectif/mandat, mais ce n’est pas évident. Si cette thèse répondait à mes motivations personnelles (à ma soif de découverte des œuvres culturelles et des savoirs de mes cousins insulaires caribéens), je l’ai aussi faite pour la publier et la rendre accessible au plus grand nombre. Je prévois de le faire par l’édition, mais aussi par d’autres médiums. Vous me donnez l’occasion aujourd’hui de partager plus sur le sujet et je vous en remercie chaleureusement.

Sinon, pour le moment, je partage mes réflexions/découvertes entre amis. En plus de la publication à laquelle j’aspire, j’espère qu’il y aura d’autres possibilités d’échange, de partage, autour du fruit de ces quatre années. 
Renato
C’est normal que ça prenne du temps, surtout pour l’édition de textes universitaires. Je suis certain qu’il y aura des échos à trouver, et puis, toi-même tu évoques explicitement à la fin de la thèse justement d’autres possibilités : soit des rapprochements avec d’autres contextes culturels, mais également le travail comme journaliste culturelle.
Aurélie
On revient aux passerelles : les passerelles, je te dis, c’était intuitif avant d’être un concept [rires]. Quand j’ai pensé à cela, c’est parce que je voulais créer des passerelles entre le milieu académique et le journalisme, parce que c’est une des directions vers laquelle j’aimerais aller : faire des émissions culturelles, etc. Donc, oui, ce serait effectivement aussi un véhicule pour la transmission de ce que j’ai partagé dans la thèse.
Renato
Quand tu penses à ton projet de journalisme culturel, est-ce que tu imagines quelque chose principalement en langue française ? Quelque chose qui serait diffusé au Québec ? Ou dans le reste de la francophonie ? 
Aurélie
Je ne veux pas me mettre de limites, j’aimerais que mes projets soient diffusés au plus grand nombre. Je pense qu’aujourd’hui, en plus, avec les réseaux sociaux, on a cette possibilité de rejoindre plus de personnes, donc j’aimerais que ces contenus soient accessibles au plus de personnes possible.
Renato
Je pensais à un truc - c’est complètement différent comme contexte, mais ça résonne un peu avec ce que tu dis - il y a un Québécois qui a commencé à former des journalistes sur le terrain à Haïti et c’est en fait une infolettre dans laquelle tu as des informations sur des concerts, sur ce qui se passe dans tel secteur de Port-au-Prince, etc., pour montrer aussi d’autres aspects de la vie haïtienne, qui ne sont pas toujours les nouvelles épouvantables. Je trouve ça hyper intéressant et je me disais : mais ce serait génial qu’il y ait des canaux de communication comme ça entre différents espaces ou autres. Puis c’est intéressant aussi qu’ils forment des gens là-bas, pour leur donner des outils, pour que ce ne soit pas juste l’homme blanc qui est en train de faire du journalisme indépendant à Haïti …
Aurélie
Oui, j’ai vraiment cette envie, après toutes ces années où j’ai beaucoup étudié … J’ai envie de continuer la recherche, mais pas forcément dans un cadre académique. Je souhaite le faire dans un paysage encore plus libre, pour partager avec le plus grand nombre et que ce soit accessible aussi. Il me tenait vraiment à cœur de rendre ma thèse accessible au plus grand nombre, qu’elle puisse être lue par n’importe qui. Et j’ai déjà eu des échanges autour de moi (pour répondre à ta question) avec des proches et des gens qui n’étaient absolument pas dans le milieu académique, mais qui ont été captivés et enthousiasmés par l’univers poético-académique-méditatif de la thèse. Tout cela me donne beaucoup d’espoir. J’ai eu beaucoup de très beaux retours encourageants après ma soutenance et c’est aussi à ce niveau-là que je me dis que la mission a été accomplie. Je voulais susciter des intérêts même chez des personnes qui ne connaissaient pas nécessairement beaucoup de choses sur la Caraïbe. C’était ça mon intention et c’est quelque chose que j’ai envie de continuer. Peu importe le chemin que j’emprunterai, ce qui me motive, c’est d’incarner les valeurs de ma thèse, c’est-à-dire celles de l’interculturalisme, de l’intermédialité, de l’inclusion et des interrelations à différents niveaux, mais aussi de liberté, de créativité et de sensibilité d’âme … C’est ce qui me guide et me guidera, je l’espère, pour le reste de mon chemin.
Renato
Justement, j’allais dire qu’il me semble que ta thèse accomplit un certain rêve, selon ce que tu dis, ce qui est assez beau je trouve, parce que beaucoup de gens sont plus dans le désenchantement …
Aurélie
À quel moment ? Tu parles de l’après ?
Renato
À partir d’un certain moment pendant le travail, je pense. 
Aurélie
Mais je ne dis pas que ça n’a pas été ça … [rires] 
Renato
Tu as l’air sereine maintenant.
Aurélie
Oui, mais c’est vrai que pendant … C’est vrai que ce n’était pas facile. C’est sûr que les valeurs dont je parle, je les ai appliquées dans ma vie aussi, parce qu’il n’y a pas eu de phase de désenchantement, mais quand même des phases compliquées. Alors heureusement que j’ai eu le bonheur et la chance de travailler avec des artistes, parce qu’il y a des étudiants qui travaillent vraiment seuls ou avec leur superviseur. Cela peut être difficile parfois. Moi, je me nourrissais de ces expériences d’échanges avec les musiciens.

Par exemple, j’ai fini mon dernier chapitre un mois avant le dépôt de ma thèse. J’ai fini avec une interview d’Émeline Michel, la chanteuse haïtienne, et cette interview m’a donné un élan d’amour et de courage ! Tu sais quand tu arrives à la fin du projet et qu’il reste toute une liste de choses à faire (la fameuse longue « to do list » de la dernière ligne droite…) Et puis, finalement, dans cette dernière période de stress intense, j’ai eu cette interview qui m’a insufflé une telle énergie, un élan vivifiant et cela était vraiment très précieux. Je pense que cela a grandement aidé de voir que des gens autour de moi, les artistes aussi, croyaient au projet, voulaient participer au projet. Je n’ai pas eu de refus, ils étaient dans la générosité, on avait des échanges qui duraient entre une heure et demie et trois heures. 
Renato
J’imagine qu’ils devaient apprécier que tu t’intéresses à leur travail ?
Aurélie
C’est ça, puis ce sont des personnes avec qui je reste en contact, avec qui j’ai envie de faire d’autres projets. 
Jonathan Paquette
C’est assez rare selon ce que j’en sais que des gens de littératures construisent leur projet avec des entretiens. À quel moment du projet as-tu eu cet appel, ce désir d’aller vers les autres ?
Aurélie
Depuis le début, depuis la maîtrise. Quand j’ai fait ma demande pour le doctorat, j’ai spécifié dans ma candidature que je voulais absolument avoir des entrevues. J’étais têtue et motivée. Ce n’est pas facile et cela rajoute une autre charge, parce qu’il faut procéder à une demande de certificat éthique. Administrativement, c’est un peu lourd et intimidant parce qu’il faut, dès la deuxième année, élaborer son dossier en créant des questions-modèles qui donnent une certaine orientation au comité éthique. Ce n’est pas forcément évident, mais je savais que je voulais le faire, et je n’imaginais pas la thèse sans les interviews, donc je me suis battue. Et quand on fait les démarches et qu’on demande de l’aide aux personnes qui travaillent au centre “Comité Éthique” et aux conseillères à la recherche, cela aide énormément !

Je suggèrerais de rester vraiment au plus près de ses rêves et de ses intuitions dans ce genre de travail. Finalement, dans un projet quel qu’il soit, j’invite tout un chacun à ne pas taire cette petite voix intérieure qui insuffle d’aller dans une direction, parce que, souvent, elle nous emporte beaucoup plus loin que ce que l’on aurait pu imaginer. En tant qu’individu, quand on suit cette direction, on peut trouver beaucoup de sources d’épanouissement. Je trouve que cela donne une plus-value au travail, une autre dimension, un supplément d’âme.