Walter Moser et la revanche de la littérature
MOSER, Walter. La mise à l’essai du roman chez Robert Musil. Une lecture interdiscursive, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Pensée allemande et européenne », 2018.
Depuis longtemps en plan, ou plutôt en arrière-plan, la pensée de Walter Moser sur l’œuvre de Robert Musil se voit mise en valeur. Une totalité monographique vient désormais rassembler ce qui s’éparpillait auparavant en articles dans différentes revues et différentes années. L’ouvrage trouve place dans la collection « Pensée allemande et européenne », aux Presses de l’Université de Montréal, dirigée par Philippe Despoix.
Pour m’être moi-même servi du nouveau livre de Walter Moser — dont la parution tombait à point, en septembre 2018, puisque je rédigeais alors un mémoire portant sur l’auteur autrichien — de la même manière avec laquelle ce dernier s’est servi du livre de Inka Mülder-Bach (Robert Musil, Der Mann ohne Eigenschaften , Carl Hanser, 2013), c’est-à-dire comme porte d’entrée dans la recherche musilienne récente, il me serait possible d’en parler de manière similaire : c’est en premier lieu à une leçon de lecture que j’ai dû me prêter, et ensuite seulement à un résumé des dernières avancées de la littérature critique. Et de fait, le mot d’ordre apparaît dès le premier chapitre de l’ouvrage : « ralentir pour réfléchir ». Des œuvres comme celle de Robert Musil ne donnent rien à qui n’entend qu’y séjourner à la va-vite. Rien de prêt-à-penser, ou plutôt, rien de pensé, vraiment, tant l’écrivain avait en horreur le mode d’écriture philosophique.
Mais voilà, c’est ce que La mise à l’essai de Walter Moser évite : l’excursion philosophique, l’interprétation sélective du texte, de citation en citation (souvent les mêmes), ou encore la lente découverte d’une « pensée musilienne » — ce à quoi de nombreuses monographies se sont, depuis les derniers soixante-dix ans, prêtées. La haute voltige philosophique de l’auteur de la « Cacanie » a eu tôt fait d’invisibiliser certaines parties ou certaines caractéristiques de son œuvre. Trop peu d’ouvrages osent ne pas trop s’aventurer dans la gigantesque somme d’études spécialisées et ne pas excessivement déterrer comme une fin en soi les contextes littéraires et scientifiques qui étaient ceux de Musil — alors que ce dernier faisait, à l’inverse, sien le mot de Goethe : « Es sagt : man könne nur über solche Fragen schreiben, von denen man nicht zuviel wüßte » (« Il dit : on peut seulement écrire sur des questions à propos desquelles on n’en sait pas trop », Musil, 1978 : 1009, traduction libre).
Et c’est précisément ce à quoi Walter Moser — au terme d’une longue période de recherche (1980 à aujourd’hui) qui a vu de nombreux articles publiés dans différents ouvrages — est arrivé : une lecture attentive aux détails (les citations sont toujours bilingues), érudite, mais très peu empressée, voire humble. L’auteur ne dissimule pas le caractère personnel de ses références et approches, ces hasards qui sont ceux de nos lectures et de nos rencontres. À la manière d’Auerbach qui, dans Mimésis , se défendait, d’une part, de n’avoir que trop peu d’érudition à son goût quant à chaque œuvre dont il traite et, d’autre part, de l’apparence arbitraire de son choix d’œuvres. Sans avoir la même envergure que ce dernier ouvrage, le volume de Walter Moser a eu sur moi un effet similaire : celui d’un modèle, d’un exemple de « bon lecteur », perspicace et décomplexé. Cette observation, par exemple, qui recadre l’intertextualité musilienne ou la redéfinit au-delà des notions de « renvois » ou d’« influence » :
[…] il est frappant de voir que Musil s’intéresse moins à des textes ou à des auteurs spécifiques et individuellement identifiables qu’à l’organisation générique, typique des discours. Il situe par là l’enjeu de sa critique à un niveau « profond » et vise moins des actes ou événements discursifs que les règles de leur production et de leur circulation.
Mais il ne s’agit pas que de lecture : le caractère didactique de l’ouvrage mérite également d’être soulevé. Comme c’était le cas dans Romantisme et crises de la modernité. Poésie et encyclopédie dans Le brouillon de Novalis (1989), quelques chapitres font office d’« intermèdes » théoriques, historiques ou méthodologiques et quittent l’analyse de l’œuvre de Robert Musil un instant, pour mieux orienter, au détour de ce qui prend véritablement la forme d’un « cours de théorie littéraire », le sens de l’ouvrage — car il s’agit d’un retravail de nombreux articles, inédits ou non, que l’auteur a, en quelque sorte, réassemblés. Le tour de force est alors de ne rien laisser paraître de cette recollection, et de ne pas laisser ces « intermèdes » rompre le développement d’un propos général. Car, en effet, l’ouvrage ne se résume pas à une collection d’articles : l’actualité de Robert Musil pour la réflexion sur la « post-modernité », les parallèles entre l’analyse du personnage principal de l’Homme sans qualités et le rôle de l’intellectuel dans la société contemporaine, et surtout la constitution d’un espace, proprement littéraire, de critique interdiscursive à même de mettre en œuvre les doubles fonctions positives et négatives de la fameuse « ironie » de Robert Musil ; quelques positions sont clairement adoptées par Moser. Contrairement à l’engouement philosophique et psychanalytique de la critique musilienne des années 1980-1990, ce qui nourrit l’essai de Walter Moser n’est plus une perspective parmi d’autres, ni même une ambition mégalomaniaque comme la recherche en a connu au début de notre siècle (voir l’ Entstehungsgeschichte de Walter Fanta, et le Robert Musil. Eine Biografie de Karl Corino) ; il entend bien plus engager sa critique dans la voie frayée par Musil lui-même, prendre au sérieux les apories du roman, assumer l’indécision du texte et observer ce qui se produit alors. Par contre, si beaucoup d’analyses effectuées par Moser adoptent le postulat de la fonctionnalité narrative du personnage d’Ulrich, comme beaucoup de critiques récentes, on peut se demander si une telle approche n’est pas « trop fidèle » au « fonctionnalisme » défendu en certains endroits par l’auteur autrichien (cf. Ibid . : 231), ce qui empêcherait une prise de position plus oblique par rapport à l’œuvre, plus hérétique, plus créative. À tout seigneur tout honneur, cette question que l’on se poserait ne manquerait pas de s’enfarger dans ses propres pieds, si elle retournait au début de l’ouvrage, où on lisait : « ralentir pour réfléchir ». Pas d’empressement, pas de hâte ; la lente maturation du livre de Moser mime celle du roman de Musil. C’est notre façon d’approcher le texte qui est constamment mise en question. Quoi faire de ce « torse » littéraire, pour reprendre l’expression d’Adolf Frisé ? Faut-il l’interpréter à la lumière des essais, des journaux et des lettres ? Ou indépendamment ?
Par ailleurs, peu d’ouvrages ont pris la juste mesure des assertions de Musil quant au « système » littéraire qu’est la relation critique-écrivain. L’ouvrage de Moser (notamment le second chapitre, qui met en parallèle deux moments de la réception de l’œuvre musilienne) ébranle ainsi de nombreux usages de la critique, de nombreuses « stratégies d’appropriation » ( Ibid . : 38) rendues irréfléchies avec le temps : la propension à analyser la vie et l’œuvre de Musil à l’aune de la figure romantique du « génie méconnu » et du « poète maudit », l’usage de mots-valises qui sont autant de stocks en surplus dans les Bureaux de la Critique Littéraire, ainsi que cette vieille image qui fait de l’œuvre de Musil le secret bien gardé d’un club sélect et le critère de sélection de ses membres. « Continuer à se servir », écrit Walter Moser, « de manière a-critique de termes comme “esprit”, “génie”, “œuvre”, “sens” […] après qu’ils ont subi le questionnement critique auquel les soumet le texte de L’homme sans qualités , c’est ne pas prendre Musil ni son travail d’écrivain au sérieux. » ( Ibid . : 47). Il faut bien alors dire qu’il s’agit non seulement d’un bel exemple et plaidoyer pour l’interdiscursivité comme approche méthodologique de la littérature, mais aussi et bien davantage d’une leçon de littérature critique.
Dès le début, Moser développait une conception de la littérature comme puissance discursive, capacité infinie et privilégiée de tracer de nouvelles pistes et d’utiliser des matériaux et des discours provenant de tous les domaines, doublée d’une impuissance pragmatique, d’une incapacité d’agir effectivement sur les différents champs du réel : c’est là une configuration intellectuelle de l’action que reconnaîtra tout ami et toute amie d’Ulrich ! À la fin du parcours de Moser, cependant, l’idée nous est soufflée qu’une telle impuissance est en fait un capital dormant, que Musil n’a pas fini de nous interpeller et de nous servir , que c’est là la revanche propre du littéraire. Car il y a certainement plusieurs façons d’être honnête face à la lettre de Musil, et cette honnêteté, quelle qu’elle soit, est la tâche critique. S’engager à maintenir la « mobilité discursive » ouverte par son œuvre en est une, c’est-à-dire s’atteler à répondre aux exigences de la réflexion critique. Et puis, il y a la tentative de percer le tissu du projet moderne, de venir à bout de la crise (notamment celle du sujet, de « l’homme libéral », mais aussi celle du roman, celle de la modernité) par une poursuite de la tâche éthique de l’écrivain autrichien, se risquer, comme lui, en 1931 à Paris, lors de la réunion des écrivains pour la défense de la culture, à ne pas partager l’opinion commune. C’est l’ambivalence morale du « pas encore » de Robert Musil. Car, c’est la thèse de Moser, Musil s’installe dans la crise, récuse les faux-fuyants, non pour s’y résigner, mais pour la traverser. L’auteur éclaire alors les liens entre Musil et les romantiques allemands, leur influence dans son œuvre et les continuités de projet, en soulignant la valeur stratégique de l’alliance avec le premier romantisme et non pas seulement régressive (Cf. Ibid. : 251). Quelle était cette stratégie ? L’auteur s’en explique dans ce qui semble le chapitre central de l’ouvrage :
Il fallait reconquérir la mobilité interne du discours littéraire, débloquer une situation, afin de pouvoir réactiver la fonction interdiscursive du littéraire. Il fallait en quelque sorte libérer la scène littéraire de l’obligation de « faire œuvre » en créant la possibilité d’une pratique expérimentale. D’où la problématisation de tous les discours typés et de leurs interrelations stables à l’aide de l’ironie et de la parodie.
S’il en va du « privilège » des autres disciplines que de travailler le réel, de faire le pas nécessaire pour sortir d’un état de crise, s’il en va de leur prérogative naturelle, que la philosophie doit philosopher, la politique organiser et soutenir, la météorologie prévoir le temps qu’il fera demain, Walter Moser nous rappelle, pour sa part, en s’alliant stratégiquement à Musil, que c’est à la littérature qu’il appartient de révéler et de mettre en lumière, de rendre possible un bon usage de ce travail , de rappeler les disciplines à elles-mêmes comme elle nous rappelle à nous-mêmes.