24.11.2016

Roberto Bolaño’s Fiction, An expanding Universe de Chris Andrews

Chris Andrews, Roberto Bolaño’s Fiction, An expanding Universe, New York, Columbia University Press, 2014, 279 p.

Chris Andrews, premier traducteur de Roberto Bolaño en langue anglaise, a fait paraître en 2014 cette étude assez complète sur les mécanismes de la fiction bolanienne et, accessoirement, sur sa réception dans le monde anglophone. Le livre s’interroge d’abord (ch. 1) sur les causes de cette étonnante réception, question qui, de l’aveu de l’auteur, n’est pas essentielle à l’étude et se tient quelque peu en retrait des autres chapitres. Le livre commence véritablement, dit-il, au chapitre deux, où s’enclenche l’analyse textuelle qui ne s’interrompra qu’à la fin du septième et dernier chapitre. Globalement, le livre est aussi caractérisé par un mouvement interne, ou un changement ( shift ) dans l’arrière-plan conceptuel. L’analyse est d’abord focalisée sur la forme, passe ensuite au contenu, et aboutit aux « valeurs implicites » ( implicit values) des œuvres à l’étude. 1 Il passerait donc, selon ses propres mots, de l’analyse narratologique à l’analyse philosophique, sans jamais toutefois abandonner le fil de la critique littéraire.

La question de l’excellente réception de Bolaño dans le monde anglophone n’est pas absolument sans rapport avec l’analyse textuelle, dans la mesure où Andrews croit que le succès fulgurant de Bolaño tient à son « extraordinaire productivité », laquelle tient à un « fiction-making system », terme qu’il s’approprie en l’empruntant à Nora Catelli. Andrews propose d’analyser ce système en approchant les œuvres d’un point de vue génétique, qui consiste à chercher des traces de méthode dans les œuvres achevées. Ces procédés sont : 1. l’expansion, par laquelle Bolaño fait « exploser » ses propres textes en introduisant des détails descriptifs et des actions subsidiaires, sans jamais déformer le récit dans sa totalité ; 2. la circulation des personnages ( circulating characters ), procédé se déclinant en trois types : le retour des personnages (d’une œuvre à l’autre), renommer les personnages (sans changer leur identité), et leur transfiguration ; 3. la métareprésentation, par quoi il introduit des textes ou des œuvres d’art imaginés. Ce procédé découle du faux résumé borgésien ( pseudosummary) , dont Bolaño fait toutefois un usage fort différent : les œuvres imaginées ont une fonction a) réaliste, lorsqu’elles caractérisent le personnage (artiste) qui les produit, et b) ludique : l’évocation d’œuvres d’art improbables permet non seulement à Bolaño de se faire plaisir, dit Andrews, mais de détendre les exigences de vraisemblance propres à la fiction et d’activer l’imagination spéculative du lecteur ; 4. la surinterprétation, par laquelle les personnages ou les narrateurs s’emparent (eux-mêmes) de certains détails infimes et les emplissent de sens, et inventent des histoires hypothétiques pour les raccorder et les expliquer. C’est là, selon Andrews, le seul procédé qui est souvent délégué aux personnages ou aux narrateurs, tandis que les trois premiers ne peuvent qu’être menés par l’auteur en tant qu’agent extérieur à l’œuvre.

Le troisième chapitre est consacré à l’étude des mécanismes de la tension narrative chez Bolaño. S’ensuit une analyse de plusieurs « stratégies », dont le suspens de genre ( generic suspense ), empruntant ses procédés, par exemple, au cinéma d’horreur et relevant principalement d’une provocation, chez le lecteur, à élaborer plus ou moins inconsciemment « ce qui va se passer ». Sont ensuite analysées quelques œuvres sous ce qu’Andrews appelle le « modèle Piglia-Martínez » 2, admettant deux « histoires » ou deux logiques différentes sous une nouvelle : la logique commune ( the logic of common sense ), et la logique fictionnelle, que l’auteur met en rapport de façon à créer l’ambiguïté faisant émerger la tension narrative. Dans les œuvres plus longues, particulièrement dans 2666 , la tension serait décentralisée, ne répondant pas à une « question » englobante, reposant plutôt sur des personnages marginaux. La dernière partie de ce chapitre est consacrée à la « poétique de l’inconclusion » du romancier, exploitant la continuité et la fragmentation, aussi bien à l’œuvre dans ses nouvelles que dans ses romans.

Le quatrième chapitre laisse un peu derrière les analyses techniques et formelles, pour se pencher sur la relation des personnages bolaniens au temps, plus précisément sur la façon dont ils s’expérimentent eux-mêmes dans le temps. Si ses personnages sont souvent sans but ( aimless ), c’est qu’ils dérivent dans un temps épisodique (fracturé, sans continuité), ce qui s’explique par deux choses : le climat politique qui a été celui de Bolaño (caractérisé par le déracinement et l’exil), et sa préférence esthétique pour les formes narratives discontinues, inconcluantes et errantes (drifting) , Andrews renouant alors brièvement avec l’analyse formelle.

Les cinquième et sixième chapitres se penchent sur la latence de la violence et du mal dans l’œuvre de Bolaño, délaissant définitivement l’analyse technique. Le cinquième chapitre établit une comparaison entre la violence, à la fois latente et actuelle, chez Bolaño, avec les travaux de Borges, afin d’en faire ressortir les différences, une fois passée la première impression de similitude. Chez le premier, la violence n’est pas inévitable, elle représente un test de courage ou de virilité et n’est pas, comme chez le second, l’occasion de la révélation d’un destin et d’une identité. Là, donc, où le duel borgésien est une épiphanie chez le personnage, et une culmination du récit, il est plutôt transitoire chez Bolaño, et ne concerne pas qu’un seul individu. L’auteur conclut en admettant toutefois que ces contrastes ne sont pas rigoureusement exacts, dans la mesure où ils ne prennent pas en compte les œuvres tardives de Borges, où le duel épiphanique n’est plus présent. En cela, losqu’il y a confrontation physique, Bolaño se rapprocherait du dernier Borges. Le chapitre se clôt sur une discussion philosophique portant sur l’héroïsme bolanien et son rapport au temps. Selon une définition donnée par Bolaño lui-même en entrevue, l’héroïsme est l’empressement de sublimer ou mépriser sa propre vie, et son abandon désintéressé. La conception du temps de pareils héros est, encore selon R. B., marquée par l’absolu, comme une « opulence au ralenti » ( slow-motion luxury ), où une seconde peut équivaloir à dix ans. Le vrai héros est donc celui qui a la capacité de dilater le temps et de s’y mouvoir plus lentement, de prendre le temps qu’il faut pour agir (ou non) face au danger. Andrews fait alors son entrée dans le domaine de l’éthique, puisque l’héroïsme qu’il décrit est souvent dirigé vers la protection d’autrui.

Le sixième chapitre étudie l’advenue du mal, en tant que « torts intolérables et raisonnablement prévisibles produits par d’inexcusables injustices », tel que défini par Claudia Card. 3 Ces torts apparaissent, dans les œuvres de R. B., à travers quatre types de personnages : le complice, le dictateur, le sociopathe et l’administrateur. Le dictateur Pinochet ( Nocturno de Chile ) et le sociopathe Wieder ( Estrella Distante ) sont décrits de loin, à travers les yeux d’autres personnages, l’un sur le mode fantastique, l’autre satyrique. L’administrateur Sammer ( 2666 ) et le complice Urrutia Lacroix ( Nocturno de Chile ) entraînent eux-mêmes le lecteur dans leur monde mental. S’ils peuvent être décrits séparément en tant qu’ils contribuent chacun différemment à la réalisation du mal, R. B. tente aussi de tracer entre eux une relation symbiotique leur permettant d’encourager et de systématiser le crime. En exposant les relations entre les différents éléments humains qui interviennent dans la réalisation du mal, R. B. fait son anatomie et offre ce qu’Andrews appelle une compréhension post-théologique de ses causes. Cette compréhension ne va toutefois jamais au fond des choses, entre autre parce que Bolaño ni ses personnages n’ont la réponse définitive au « secret du mal », mais parce que la résolution de ce problème par une explication quelconque irait contre la stratégie narrative d’inconclusion et de stimulation de l’imagination du lecteur par l’exploitation de « trous » délibérés dans le tissu narratif (comme en témoignent tout particulièrement les textes El secreto del mal , et La parte de los crimenes dans 2666 ).

Dans le dernier chapitre, l’auteur tente de contrecarrer l’impression d’anomie 4 et de vide éthique que les œuvres de R. B. provoquent en représentant la prostitution, la brutalité, l’usage de drogue comme des faits établis et normaux. Andrews croit au contraire que Roberto Bolaño, à l’instar de Ruwen Ogien 5, est un minimaliste éthique, ainsi qu’un ennemi du paternalisme, et qu’il refuse l’idée de devoir envers soi-même. Ce qui importerait en définitive, pour R. B., sont un petit nombre de qualités personnelles, qui se révèlent chez quelques personnages à travers la complexité de leur caractère et des situations où ils se retrouvent. Les vertus cardinales, du point de vue du romancier, seraient le courage et la générosité, faisant de lui un « anarchiste romantique », ce qui, argue Andrews, ne doit pas être compris péjorativement. R. B. privilégierait en effet les élans volontaires et spontanées de certaines formes de solidarité plutôt que les institutions, et son anarchisme prendrait la forme d’une pensée anti-hiérarchique, combattant l’attraction servile des puissants (et, pourrait-on ajouter, l’obéissance aveugle à ces mêmes puissants, comme l’administrateur Sammer qui obéit « innocemment » aux ordres du parti nazi). Le chapitre se clôt sur quelques caractéristiques du romantisme littéraire bolanien, privilégiant la poésie comprise non seulement comme activité artistique, mais comme un mode de vie aventureux. Son romantisme apparaîtrait aussi dans l’ouverture et l’immaturité « achevée », autant dans la vie que dans l’art, où ces qualités signifient faire confiance au jeu risqué de l’imagination (et de la vie), et se jeter dans le vide sans l’assurance de résultats justifiables.

Un livre en somme très didactique. Chaque partie débute par une explication théorique simple et bien référencée, suivie d’une multitude d’exemples puisés dans les œuvres, rendant le propos très clair. On souhaiterait pourtant que l’auteur trace davantage de rapports entre les parties de son livre : par exemple, comment le maintien de la tension narrative, par les procédés énumérés, contribue en même temps à l’expansion et à l’éclatement des œuvres, ou comment la surinterprétation peut contribuer aussi au suspens, en introduisant des signes étranges et ambigus dans le moindre détail. Aussi, au troisième chapitre, Andrews semble négliger certains aspects de 2666 en affirmant que la tension narrative est décentralisée. C’est, semble-t-il, oublier que les cinq livres qui le composent sont joints par une sorte de tension métaphorique qui va bien au-delà de celle générée par la vie des personnages marginaux. Enfin, à cause d’un manque de regard global sur ses propres analyses, Andrews semble passer à côté de certaines interprétations très stimulantes, qui, toutefois, peuvent être facilement réalisées par le lecteur grâce à ce très bon panorama des œuvres de l’auteur chilien.

  1. 1« I will be concentrating here on the published fiction itself and asking how it was (and is) composed, how it manages narrative tension, how Bolano’s characters experience their selves in time, how they damage and protect one another, and what ethical and political values are implied by their interactions. » Andrews, p. xi
  2. 2Andrews, p. 75.
  3. 3« reasonably foreseeable intolerable harms produced by inexcusable wrongs » , Claudia Card, Confronting Evils : Terrorism, Torture, Genocide, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 18 ; Andrews, p. 149.
  4. 4Du grec : a-nomos : sans loi.
  5. 5Philosophe français, auteur de L’État nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique, Paris, Gallimard, 2013.