Rire des sorcières et litanie des poètes

La prose d’Irene Solà en traduction

Solà, Irene. Je chante et la montagne danse. Traduit par Edmond Raillard. Paris : Seuil, 2022.
Solà, Irene. When I Sing, Mountains Dance. Traduit par Mara Faye Lethem. Londres : Granta Publications, 2022.

Parmi les peines de lire en langue étrangère se trouve celle de ne pas pouvoir partager la joie d’une lecture avec l’entourage, celui-ci ignorant, par exemple, les subtilités des langues locales méditerranéennes. Heureusement, le livre recensé ici ayant eu un immense succès en catalan – on n’en compte plus les rééditions – les traductions n’ont pas tardé. Curieuse, je lus la traduction anglaise, puis attendis avec impatience celle qui nous arriverait de France, comptant l’offrir à quelques proches. Et espérant y retrouver un peu de la vivacité de l’original. 

Le livre d’Irene Solà ne nous prend pas par la main; il demande à être apprivoisé, est parfois essoufflant, ou insolite. Pour autant, j’étais surprise, lorsqu’on m’a rapporté une réelle difficulté à persévérer, à franchir le cap de la première partie. Qu’est-ce qui s’était perdu en chemin? Est-ce que j’avais sous-estimé la difficulté du roman? Ou s’agirait-il, encore et toujours, d’une question de traduction…

Canto jo i la muntanya balla récite les légendes d’un lieu, raconte ses petites et grandes tragédies, à mi-chemin entre réalisme et fantaisie. Le livre s’arrête sur une petite portion de montagne, une tranche des Pyrénées, « originelles, d’un autre monde, mythologiques » (Raillard, trad., 71). Un microcosme de magie, jeux du sort et mondanités villageoises, mis en scène en une vingtaine de chapitres denses, tous narrés depuis une voix différente.

Dès les premières pages du récit, un éclair traverse un homme jusqu’à son cœur, le noircissant de l’intérieur. La fatalité lui tombe dessus avec un sourire en coin. Ce sont les spectres de quatre femmes assassinées pour sorcellerie qui, les premières, surprennent la scène. Les deuxièmes plutôt, après le veau. Et la tempête poursuit son chemin, exténuée, vidée de toute son énergie violente. Nonchalante, elle grommelle : « ils n’avaient pas vraiment à se plaindre : nous n’avions même pas envoyé de grêle, nous avions fait pleuvoir le temps de tuer un homme et quelques escargots. » (Raillard, trad., 17) Le récit progresse de perspective en perspective : l’éclair qui traverse le paysan récitant des vers; les sages femmes qui hantent les parages; les champignons que cueillait le paysan-poète avant l’éclair; un chevreuil qui décampe; l’esprit du cours d’eau; le gendarme; l’ours; le chien de Mia; l’amant de Mia. Et Hilari, le garçon-poète.

Le mouvement insuffle de l’énergie au texte, chacune des variations justifiant un travail formel. Le registre devient plus populaire, plus littéraire, les phrases se fragmentent. Mais le langage reste naturel, prononcéchanté même, comme une comptine ou une mélodie connue1. Lorsqu’on la lit dans son catalan originel, la prose d’Irene Solà est légère, rythmée, litanie dansante portée par plusieurs souffles. Naïve, presque – si le sujet n’était pas si sombre – car une joie simple dans l’écriture s’en dégage, sans arrière-pensée. Cette joie de l’exercice, l’autrice la laisse transparaître dans le soin porté à l’oralité, dans les rimes discrètes mais constantes. Aussi, par l’empilade de comparaisons qui ponctuent le texte, sans répit. Les courts chapitres, malgré leur densité, semblent avancer d’eux-mêmes, une image à la fois, une comparaison à la fois. L’avancée se fait sans effort, résultat d’un soin réel dans l’expression, dans la recherche d’une prose poétique mais sans prétention.

S’hi estava molt calent, i molt fosc, i molt apinyadet, a dintre. El meu germà i les seves potes llargues, jo i les meves potes llargues, cargoladets com els cucs sota les pedres. […] Fins que van començar els sorolls. Els crits de la mare, els lladrucs, roncs i alhora aguts. Un darrere l’altre. Un darrere l’altre, que volien dir que era l’hora. La foscor ja no ens hi volia. La panxa com un cau de la nostra mare ja no ens hi volia. Primer el meu germà i després jo. Primer les potes, després el cos.
(Solà, 56)
It was very hot, and very dark, and very cramped inside. My brother and his long legs, me and my long legs, curled up like worms under rocks. […] Until the noises began. Our mother’s shrieks, the barking, gruff and high-pitched at the same time. One after the other. One after the other, which meant something was going on. That meant it was time. The darkness no longer wanted us. Our mother’s belly a cave that no longer wanted us. First my brother and then me. First the legs, then the body.
(Lethem, trad., 51)

Les réflexes propres à l’oralité, le rythme créé par les syllabes toniques, les comparaisons constantes rendent le texte catalan très fluide. Parcourant la version anglaise, j’y retrouve la même énergie. La traductrice fait des ajouts, scinde les phrases, s’éloigne du rythme original pour s’approcher d’une expression naturelle à l’anglais. Alors que la traduction française peut pour la plupart calquer la structure de la phrase catalane, proche de la sienne, le passage vers l’anglais nécessite une gymnastique, un jeu, ce qui, finalement, sert le texte. La traduction de Mara Faye Lethem s’approche du projet poétique du texte original, symbolisé par le personnage d’Hilari, avec son expression simple et fière2, ses rimes et ses litanies. Cette poésie sincère (earnest), naïve, est cristallisée, comme exemplaire, dans le poème central récité par Hilari :

I sing to the moon when it blooms full,
Round fang in the kindly night,
Expecting cat.
I sing to the frozen river,
My soul’s companion,
Like a vein, like a teardrop.
I sing to the watchful wood,
Sated with fish, hares, penny buns.
[…]
I sing to the slope, the peak, the meadow,
To the stinging nettle, to the wild rosebush, to the bramble.
I sing like someone plowing a garden,
Like someone carving a table,
Like someone raising a house,
Like someone climbing a hill,
Like someone eating a walnut,
Like someone lighting a fire.
(Lethem, trad., 67)

Jo canto a la lluna quan fa el ple,
ullal rodó de la nit amable,
gata prenys.
Canto al riu gelat,
company de l’ànima,
com una vena, com una llàgrima.
Canto al bosc atent,
sadoll de peixos, llebres, ceps.
[…]
Canto a la vessant, al cim, al prat,
a les ortigues, al roser bord, a l’esbarzer.
Canto com qui fa hort,
com qui talla una taula,
com qui aixeca una casa,
com qui tresca un pujol,
com qui es menja una nou,
com qui encén una brasa.
(Solà, 71)

Le poème se termine avec le « Canto jo i la muntanya balla » du titre, que la traductrice a judicieusement inversé : « When I sing, mountains dance » créé une insistance, se rapprochant du catalan où le « Jo », d’ordinaire superflu, est accentué. Les poèmes de ce chapitre central illuminent particulièrement bien la justesse de la traduction anglaise, qui paraît à la fois travaillée dans ses rythmes et ses sonorités, mais naturelle.

My heart, Mia, it is a stone.
I have a weight on my chest, the memory of a quarry,
Hard grief, sad poem. 
Sister-bonded to your own,
My heart, Mia, it is a stone.
(Lethem, trad., 68)

El meu cor, Mia, és una pedra.
Però tinc un pes al pit, el record d’una pedrera,
pena dura, poema trist.
Germana de la teva,
el meu cor, Mia, és una pedra.
(Solà, 73)

Hilari symbolise la figure centrale du barde, la vision de la poésie qui sous-tend tout le livre – immédiate, ancrée dans le monde, une poésie qui rapproche des choses. Et le premier instinct poétique qui rapproche une chose d’une autre. Le récit n’a pas pour autant de personnage principal, plutôt une grande chorale, ou s’il en avait, ces personnages centraux seraient les montagnes et la poésie. Les mots et le lieu. Le livre s’inscrit dans le sillage du roman rural, avec sa violence primaire, sa distance qui ne juge pas – regard vertical, les Pyrénées qui observent. Irene Solà campe son récit dans un paysage âpre et romantique, évoquant La mort et le printemps, Solitude, le Torrent ou les Hauts de Hurlevent3. Dureté des pierres, qui se font scène de la violence et du spectaculaire, de la fatalité. Parmi les influences se trouve aussi Virginia Woolf et sa préoccupation pour l’effritement, la poésie de « Time passes », où la maison près du phare se défait, se rend à la limite de la ruine, doucement, sous l’effet du temps et de la mer. Les objets et les plantes s’activent, la maison chasse ses occupants, les écarte du premier plan.

Let the swallow build in the drawing-room, and the thistle thrust aside the tiles, and the butterfly sun itself on the faded chintz of the arm-chairs. Let the broken glass and the china lie out on the lawn and be tangled over with grass and wild berries.
Woolf, To the Lighthouse (99)
Now leave me be, let me sleep in peace, rootless broods, rambling weeds, piddling storms, sad trees. More of you came, more always come. To make nests and to make dens and to stomp your hooves. To make green shoots grow from split trees. And my rock faces and my peaks and my crests were new lairs for you, my poor, miserable wretches. 
Lethem (trad.), When I Sing, (208)

Si la traduction anglaise, atteignant une vivacité et un naturel dans le jeu de l’écriture, devient ainsi plus immersive, la traduction française permet une expérience différente du lieu, du livre. Expérience qui est peut-être la cause de la perte de repères rapportée par mes proches, de la lecture déroutante, ardue, mentionnée par quelques lointains internautes. Dans sa traduction, Edmond Raillard reste majoritairement fidèle à la structure du texte original, à la longueur de ses phrases ainsi qu’à son vocabulaire. La traduction conserve donc une certaine justesse, mais perd en fluidité et en rythme. Le catalan – comme l’anglais – est une langue aux accents toniques. Le français, fonctionnant différemment, aurait pu se permettre plus de modifications syntaxiques, pour tenter de créer une dynamique qui lui est propre, un effet d’oralité et de récitation. Une construction plus éloignée aurait rendu au texte sa vivacité. Plusieurs expressions ne sont pas traduites, plutôt laissées en catalan et expliquées en notes de bas de page, à raison d’une ou deux par chapitre. D’autres mots sont traduits, mais dans un lexique qui sert à maintenir une proximité avec l’original, empruntant des termes d’origine occitane. Ces expressions locales sont agréables lorsqu’on souhaite une lecture plus analytique, mais rendent l’expérience plus laborieuse. Les titres des chapitres en sont une bonne illustration, perdant leur impact en n’étant pas toujours traduits, ou donnant lieu à d’étranges euphémismes :

The Names of the Women | Els noms de les dones | Le nom des dones d’aigua
The Black Chanterelles | Les trompetes | Les trompettes
The Baillif | L’agutzil | L’agutzil
Crunch | L’aürt | Le choc
Birthing Babies | Estibar criatures | Faire venir les petits
The Snow | La neu | Neus

Sans notes explicatives, certaines informations se perdent avec la traduction anglaise, qui se préoccupe davantage de l’effet esthétique. La traduction française met plutôt l’accent sur les éléments folkloriques, garde une couleur locale, la fidélité étant respectée au prix d’une distance. Les événements paraissent éloignés, historiques, la prose nous maintenant en position d’observateurs distants de drames lointains, comme le touriste devant les coutumes campagnardes : « La vie en haut est bien tragique. Et moi, je reste un moment comme ça, ébahi, à regarder la scène ». (Raillard, trad., 77) Abandonnant au passage certaines nuances, la traduction anglaise emploie un ton plus accessible, obtenant ainsi une immédiateté proche de celle de l’original.  Même si chacune des traductions a son avantage, c’est l’anglais et ses aspérités, ses coupures, ses toniques et ses raccourcis, qui se prête le mieux à l’énergie de ce roman. À son humour, aussi, blotti au cœur des tragédies, comme l’humour noir derrière les violences médiévales, les récits de sorcellerie. L’horreur de la chasse, les tortures des inquisiteurs sont racontés par une femme qui ne peut s’arrêter de rire, devant l’absurdité, ou dans la joie des histoires échangées. Cette horreur et ce rire, ce contraste, sont ce qui m’avait dès le départ happée. Comme le rire, Canto jo i la muntanya balla nous gagne petit à petit, une histoire à la fois, une image à la fois.

I va ser pel riure, com una metzina embriagadora que se’m va ficar dintre, com la llet de bruixa de les lletereses, que recordo totes les coses. Perquè el riure, dins de la meva sang, blanc i encomanadís com les pessigolles, que si em trencaves un braç sortia llet blanca en comptes de sang vermella, me va buidar. Si se n’hagueren pogut estalviar de tortures i d’habitacions, totes que feien pudor de pípí, i de cordes que s’estiraven llargues, llargues, i de draps de llana plens de cendra, i d’esperar que parés de riure i confessés. Confessar que? Si el riure era l’única cosa bona, era un coixí, era com menjar-se una pera, era com ficar els peus en un salt d’aigua un dia d’estiu.
(Solà, 20)
Et c’est à cause du rire, comme un poison qui a pénétré en moi, comme le lait de sorcière des euphorbes, que je me souviens de toutes les choses. Parce que le rire était dans mon sang, blanc et contagieux comme les chatouilles, et si on me cassait un bras il en sortait du lait blanc au lieu de sang rouge, et le rire m’a vidée. Ils auraient pu en économiser, des tortures et des chambres de torture qui sentaient le pipi, et des cordes qui s’allongeaient, longues, longues, et des chiffons de laine pleins de cendre, et d’attendre que j’arrête de rire et que j’avoue. Avouer quoi? Rire, il n’y avait que ça de bon, c’était comme un coussin, comme manger une poire, comme plonger les pieds dans une cascade une nuit d’été.
(Raillard, trad., 19)
’Twas that laughter, like a heavy venom inside me, like the witch milk from a spurge, ’tis why I remember all the things. Because the laughter was white and contagious like tickles there inside my blood and if you broke my arm, white milk would come out instead of red blood. And the laughter left me emptied. They could’ve saved themselves the trouble of the tortures and the rooms that stank of piss, could’ve saved those ropes that stretched out so long, and the wool rags full of ash, and their waiting for me to stop laughing and confess. Confess what? Laughing was a good thing, ’twas a cushion, ’twas like eating a pear, like sticking your feet into a waterfall on a summer’s day.
(Lethem, trad., 9)
  1. 1Pour entendre un court extrait en catalan lu par l’autrice, voir : https://www.youtube.com/watch?v=92CcYnt1Bkg&ab_channel=%C3%92mniumCultural
  2. 2« Je suis avant tout un poète autodidacte. Fiévreux. Un poète à tâtons. Et j’en suis fier. Je ne regrette pas le poids de la tradition, qui pèse sur ceux qui ont lu et étudié. » (Raillard, trad., 83
    Soc sobretot un poeta autodidacte, jo. Un enfebrat. Un poeta a les palpentes. I me’n sento orgullós. No l’enyoro, el pes de la tradició que carreguen els que han llegit i han estudiat. (Solà, 73))
  3. 3La mort i la primavera : Mercè Rodoreda, Solitud : Victor Català. Le Torrent : Anne Hébert, Wuthering Heights : Emily Brontë.