Retour sur soi

Rétrospective Vollrad Kutscher (2001)

12 avril au 4 juin 2001, TOP REARGUARD. Arbeiten 1980-2000, Stadtgalerie Saarbrücken, St. Johanner Markt 24, 66111 Saarbrücken, Allemagne  www.stadtgalerie.de

La rétrospective hébergée par la Stadtgalerie de Saarbrücken s’articule autour de six chapitres dans l’œuvre éclectique de Vollrad Kutscher, artiste visuel et performateur allemand né à Braunschweig en 1945. Dans les salles tantôt éblouissantes de clarté, tantôt crépusculaires, cohabitent et interagissent photomontages et photogrammes, installations statiques et mobiles, sculptures sur cire, sur bois ou en terre cuite, téléviseurs et projecteurs. Tous les moyens sont bons pour tenter de mettre au jour l’imperfection et la défaillance de la perception humaine. C’est d’ailleurs ce que Kutscher confiait à un journaliste du Saarländischer Rundfunk [In : Radio et Télévision sarroises.] au sujet de l’idée fixe qui hante son travail, en insistant principalement sur la Multiperspektivität, c’est-à-dire les angles multiples dont on peut aborder une œuvre d’art. On comprend alors mieux insistance sur le dynamisme, qui ajoute une quatrième dimension à l’objet : le mouvement durable, donc le temps.

Au centre de la première salle, très vaste et presque vide, trois micro-installations coiffent un modeste piédestal. L’organisation spatiale de la pièce et, surtout, l’éclairage aveuglant attirent d’abord le regard sur les photomontages qui tapissent les murs, mais on s’approche rapidement des installations. La première est constituée d’un contenant à pellicule photographique couché qui déverse un essaim de mouches noires mortes et figées dans un vernis luisant. Pour la seconde, Kutscher utilise un contenant du même genre, mais placé à la verticale, et l’accompagne de l’enregistrement d’une nuée d’insectes bruyants. La dernière est un troisième contenant, cette fois transformé en piège à mouches pileux aux formes vaguement vaginales. Pendant ce temps, recouvrant les murs de la salle du plancher au plafond, d’immenses visages au regard torturé insérés dans des photomontages en noir et sépia numérotés, regroupés sous le titre de Live Peep Show, nous adressent un reproche cynique. En découle une étrange sensation, soit le sentiment désagréable d’être épié, car la perspective se trouve ici inversée. Qui est voyeur ? Qui est pris au piège ?

Le second chapitre de Top Rearguard se déroule dans une salle sombre mais aérée, dans laquelle se trouvent deux autoportraits et une valise interactive réalisés entre 1987 et le début des années 1990. Il s’agit de la section autobiographique de la rétrospective, en ce qu’elle met en scène le visage et le corps de l’artiste, ainsi que la structure cyclique de la vie. Le premier autoportrait, celui dont l’affiche de l’exposition fixe l’une des innombrables facettes, constitue l’œuvre la plus dense de la rétrospective. Une installation multimédia représente l’artiste la tête en bas, recueilli comme une chauve-souris, épousant le mouvement de va-et-vient du pendule ou du métronome. La tête de l’artiste entrecoupe ainsi à chacun de ses passages le film projeté sur le mur, soit l’enregistrement du mouvement de pendule effectué sous nos yeux par l’objet. En plus de donner l’impression du mouvement perpétuel, cette projection à contretemps, sorte de mise en abyme minimaliste, met rudement à l’épreuve nos capacités de perception du mouvement : surchargé, l’œil est incapable de saisir tous les détails. L’autre autoportrait consiste en un visage double (côté pile et côté face) en terre cuite posé sur un plateau rotatif. L’une des faces est un moulage plaisamment déformé du visage de l’artiste, alors que l’autre constitue une représentation métaphorique (grands yeux exorbités, bouche en cornet, bref Ubu Roi). Pendant que le visage tourne, on projette sur lui un film en boucle : un autoportrait vidéo à 360 degrés. Cette superposition de visages, qui parfois coïncident malgré l’irrégularité du rythme, engendre elle aussi un effet d’insaisissabilité, de fuite du temps, car l’installation ne crée que des moments uniques. Enfin, posée sur le sol et accompagnée d’une pédale, une valise noire ouverte, dans laquelle se trouve un train électrique minuscule surmonté d’une ampoule. Cette œuvre interactive prend vie dès qu’on actionne la pédale. Le train entame alors son parcours circulaire, l’ampoule s’allume et projette sur les parois de la valise un autre autoportrait mobile et distordu.

Ensemble ambitieux et saisissant, Einatmen, Ausatmen : 24x6 (Inspirer, Expirer), la troisième étape de l’exposition, se compose de 144 sculptures, autant de masques en terre cuite moulés sur le visage de son collègue Norbert Klassen.

Groupées en six îlots, elles décomposent et recomposent six secondes de la vie du modèle, soit la durée approximative d’une respiration complète, le cycle vital inspiration/expiration. Encore une fois, ces masques présentent deux faces. L’une montre les nuances de l’expression du visage, tous les détails imperceptibles par l’œil en temps réel ; la seconde dévoile l’émotion qui se cache derrière chacun des 144 masques, ce qui échappe encore davantage à la perception (colère, rêverie, indifférence, etc.). Aux extrémités de cette salle, de loin la plus lumineuse de l’exposition, deux téléviseurs passent en boucle les 144 moments expressifs. L’un des appareils présente la face visible des masques, l’immédiat, l’autre les pensées camouflées, le tout accompagné par un montage sonore composé d’inspirations et d’expirations qui s’entrecoupent. Après avoir été figés et isolés les uns des autres en des moments uniques, les 144 visages redeviennent enfin un tout dynamique.

Placée juste après l’escalier menant à l’étage, l’installation Die Königin von Saba (La Reine de Saba, 1998) nous accueille dans la deuxième section de la rétrospective. Rappelant des éléments déjà employés par Kutscher pour réaliser son second autoportrait et annonçant un changement de perspective (de l’introspection vers l’ailleurs, ici une Éthiopie intemporelle), la quatrième étape remplit la fonction de pivot. Il s’agit d’un buste de cire d’un demi mètre de haut, représentation idéale de la reine de Saba, placé sur un plateau rotatif à deux mètres au-dessus du sol. Si le visage de la reine a été façonné avec minutie, jusqu’à donner à la cire de vagues allures de marbre, la face arrière du buste reste inachevée, conférant à l’œuvre un aspect brouillon qui révèle la structure interne du crâne, voire des inclinations intimes : une croix grossière. Pendant que le buste tourne sur lui-même, des diapositives sont projetées, ce qui fait apparaître sur l’écran placé de biais la silhouette déformée de la reine sous la forme d’une ombre aux contours fuyants et insaisissables.

Le thème africano-moyen-oriental abordé par Kutscher dans Die Königin von Saba annonce en quelque sorte, malgré sa postériorité, le sujet « africano-bavarois » de l’œuvre suivante, Die schwarze Madonna von Passau (La Madone noire de Passau, 1994), sans toutefois laisser deviner l’élaboration de la mise en scène1.

Le visiteur se voit d’abord accueilli par deux statues en bois (ci-dessous), grandes et effilées (elles mesurent presque deux mètres), sculptées pour s’accorder à l’esthétique des statuettes africaines destinées à l’exportation vers l’Occident.

Le mimétisme s’avère parfait, sauf dans quelques détails plutôt significatifs : mélange de la vénus avec la vierge, taille démesurée, imbrication de la figure dans un cadre phalloïde et pointu comme une lance.

Ces éléments provocateurs seront d’ailleurs repris dans les articles qui composent la boutique installée dans ce qu’on pourrait appeler l’antichambre de l’œuvre. En fait, cette introduction constitue un pastiche de tous les lieux de pèlerinage de masse minés par le capitalisme, de Lourdes à Sainte-Anne de Beaupré. Sur la gauche, le long d’un mur blanc immaculé, une douzaine de madones bigarrées s’alignent comme autant de variantes du miracle.

Elles reproduisent plus ou moins le motif déjà décrit en exploitant toute la palette des couleurs : une madone-vénus aux seins généreux émergeant d’une fente rouge vif, le tout sculpté dans une pièce de bois oblongue.

Au centre, dans une armoire vitrée et sur des étagères à droite, on peut trouver les souvenirs habituellement vendus dans les boutiques pieuses, tous ornés de l’icône de la madone fertile : cierges, statuettes, cartes postales, assiettes et soucoupes, nappes brodées à l’africaine, médailles, etc. L’effet général s’avère aussi indescriptible que jubilatoire, en plus de mettre en marche une réflexion sur les liens étroits entre la foi pure, son organisation en systèmes religieux et le mercantilisme (sorte de nouvelle religion avec à sa tête le dieu dollar). La seconde partie de l’œuvre, le lieu célébrant l’apparition proprement dite de la madone noire, ramène au dépouillement observable dans le reste de l’exposition. En avant-plan, réchauffés par autant de lampes, quatre ou cinq gros œufs, sur lesquels apparaissent les traits grossiers d’un visage, sont posés à même le sol comme dans un incubateur de fortune. Plus loin, une série de cierges à la flamme vacillante rappellent les lampions des églises catholiques. Au départ, on croit que ce sont les ventilateurs qui produisent le vent nécessaire au mouvement, mais tout cela n’est qu’illusion, toc et mise en scène, car les cierges électriques vibrent d’eux-mêmes. Au fond de la salle, pendant que l’on découvre la supercherie, deux films sont projetés simultanément, accompagnés d’une trame sonore incantatoire. Le premier, plutôt contemplatif, fixe le ventre rond d’une femme africaine, la madone-vénus noire, tandis que l’autre énumère en cascade objets et gestes rituels renvoyant à nos lointains, mais non moins véritables ancêtres.

Dernière œuvre de la rétrospective, l’installation Séances en chambre noire (2001) fut créée à la Stadtgalerie même, quelques semaines à peine avant le vernissage. Un long couloir éclairé par des ampoules infrarouges fixées au plafond conduit à l’atelier du photographe, une chambre noire terriblement ambiguë. Toute la surface des murs du couloir, qui doit bien faire une dizaine de mètres de long, est tapissée de photogrammes et de photomontages réalisés pour l’occasion, tous aussi ténébreux que ceux exposés dans le Live Peep Show. Évidemment, en plus de causer des moments de panique claustrophobes, l’état de quasi obscurité du couloir empêche de bien distinguer les détails présents sur les photos. Les chants grégoriens déglingués qui forment l’arrière-plan sonore de cette installation n’atténuent en rien le malaise. De plus, la pénombre a pour effet d’accélérer la progression du visiteur vers la chambre noire, où tout fait penser à autre chose qu’à la photographie. Au milieu d’un ensemble de meubles banals règne un certain désordre (bouteille d’eau ouverte, verre à moitié plein), comme si l’occupant avait dû fuir rapidement. On se sent tout d’un coup terriblement voyeur. Une pellicule de plastique enroulée hâtivement autour d’une masse aux proportions vaguement humaines laisse croire au pire, encore que cette conclusion ne soit pas définitive : grâce aux manipulations lumineuses de Kutscher, le mystère demeure impossible à percer, ce qui souligne une fois de plus la défaillance de la perception.

En s’arrêtant à la Stadtgalerie de Saarbrücken pour une période de deux mois, la rétrospective Top Rearguard de Vollrad Kutscher n’en était pas à la dernière étape de sa tournée dans toute l’Allemagne. D’ailleurs, en allemand, Kutscher signifie « cocher » (et vollrad, quelque chose comme « à pleine roue », donc « à fond la caisse »). Puisque son nom semble le destiner au mouvement et à l’action, contraignant ses œuvres à l’incomplétude la plus soignée, peut-être posera-t-il un jour pied sur le continent nord-américain avec, dans ses bagages, la rétrospective Top Rearguard. Pourquoi pas au MACM ?

  1. 1Petite ville de Bavière située au confluent du Danube et de l’Inn, ancien évêché influent, Passau est surtout connue pour la splendeur pittoresque de sa vieille ville.