Renverser les tables de vérité
La littérature et les dieux de Roberto Calasso
Roberto CALASSO, La littérature et les dieux, Paris, Gallimard, 2002, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, 188 p.
Les dieux sont les hôtes fugitifs de la littérature
Ainsi s’amorce ce que nous pourrions nommer l’histoire des noms des dieux chez les écrivains du XIXe siècle, de Hölderlin à Mallarmé, de Nietzsche à Lautréamont, de l’Athenäum à Baudelaire. À travers ce parcours, Roberto Calasso tente de dégager, d’une manière que nous osons qualifier d’impressionniste, par touches légères —il ne peut en être autrement lorsqu’il s’agit de comprendre la manière dont un écrivain évoque les dieux de la Grèce—, ce qu’il appelle la « littérature absolue », qui naît en 1798 avec la revue de l’Athenäum et s’éteint en 1898, à la mort de Mallarmé à Valvins. Calasso délimite donc, par le même fait, son XIXe siècle ; cent ans, tout juste, durant lesquels certains réfractaires remettent en question et refusent énergiquement la primauté du social sur toutes autres considérations. En un siècle où le sociologique imbibait toutes les sphères de la vie humaine et s’annexait de nombreuses fonctions religieuses (liturgies des spectacles, héros positifs…), où « [ê]tre antisocial deviendra l’équivalence du péché contre le Saint-Esprit » (157), des écrivains refusent de servir cette machine pour laquelle le religieux n’est plus qu’un instrument de la prise de contrôle des masses. L’histoire de la littérature et des dieux est donc aussi, par le fait même, celui du « mystère dans les Lettres » qui s’entame avec les Frühromantiker, Novalis, les Schlegel, et se transmettra par affinité et conséquentialité au-delà du XIXe siècle jusqu’à Gottfried Benn et Paul Valéry, en passant bien sûr par Lautréamont et Mallarmé. Cette histoire littéraire est donc aussi une histoire des itinéraires spirituels, laquelle traduit une volonté de renverser le mouvement puissant de sécularisation de la civilisation occidentale. Les dieux de la Grèce, et l’expérience qu’en font les écrivains, sont ce qui justement résiste à l’affadissement du mystère que constitue l’institution religieuse de la non-religiosité. Ce mystère se présente d’abord sous la forme d’un événement sans précédent. Calasso rappelle à juste titre la découverte du linguiste allemand Jacob Wackernagel, selon laquelle le mot theos (dieu) ne possède pas de cas vocatif dans la langue grecque. Theos désigne en tout premier lieu quelque chose qui arrive, qui a lieu, un événement, que Calasso choisit de comprendre à la lumière de ce qu’Aby Warburg nommait l’« onde mnémonique », désignant les chocs successifs de la mémoire. Selon Warburg, le passé ressurgit dans la pensée comme des ondes de chocs, et le passé qui retient l’attention de Calasso est celui « qui est habité par les dieu de la Grèce » (33). Chaque écrivain sera ainsi plus ou moins sujet de cette onde. Certains d’entre eux voudront conserver une distance par rapport au danger que représente un tel choc ; d’autres, au contraire, s’en rapprocheront dangereusement, Nietzsche est un de ceux-là, Hölderlin aussi. Le premier alla, lors de son séjour à Turin, jusqu’à signer une lettre adressée à Jacob Burckhardt du nom de Dionysos, alors que le second a non seulement nommé les dieux, mais les a même peut-être vus, dans toute leur évidence. Événement par excellence dans la vie de ces deux écrivains, qui ne s’en remettront jamais. L’onde mnémonique est bel et bien un choc, et chacun a pu le ressentir à sa manière, comme si ce que Hölderlin appelait le feu du ciel s’était abattu sur eux, sans avertissement.
Le réveil et le retour des dieux, en Allemagne, au temps de Hölderlin et de Novalis, leur apparition à Paris, en 1852, dans L’École païenne de Baudelaire, sonnent donc la nouvelle de leur existence prolongée, mais celle-ci ne se révèle plus que dans le demi-monde (22) ; les dieux n’apparaissent plus en effet que dans les livres, semble-t-il, ce qui peut paraître, de prime abord, un affaiblissement de leur présence. Mais pour Calasso, il s’agit plutôt d’une concentration au lieu d’une dilution ; l’acte de lecture en ressort grandit, et le livre, loin de céder la place à l’écran (de cinéma ou d’ordinateur) se retrouve en eux, en leur cœur, puisqu’il s’agit dans tous les cas de lecture, et représente maintenant un support dilaté prêt à accueillir une forte condensation des signes de la transcendance, de la même manière que le védisme en Inde reconnaît dans l’étendue de la nature et de l’océan la manifestation même de l’esprit (manas).
Contre la thèse maintenant classique du désenchantement du monde, Calasso entend invoquer le surgissement, dans la platitude occidentale laïque du « tout est connaissable et démystifiable », de ce qui se présente chez Lautréamont comme la répétition forcée de blocs de textes, qui se révèlent indépendants de l’ensemble et manifestent le caractère parodique du monde. Or, depuis Baudelaire et L’École païenne, l’on comprend que le réveil des dieux, de la littérature absolue et de la parodie sont inextricablement liés (27). En soi, ils constituent autant de refus de la toute puissance du social, qui est devenu le sujet au-dessus de tous les sujets, ce pour quoi tout est désormais justifiable, ce que Calasso appelle ironiquement la « théologie sociale »(157). La littérature, absolue, en s’alliant aux dieux, redevient tout à coup insurrectionnelle comme si, à présent, le religieux devenait l’acte subversif par excellence. La littérature comme parodie implique en effet que tout le réel ne peut être subordonné aux intérêts de la société parce que la parodie détruit les certitudes que tente de nous faire avaler l’écrasante société civile, et participe, tel le retour des dieux, à réenchanter le monde. Rien de plus puissant pour ce faire que la découverte, par Mallarmé, de la puissance prismatique de l’esprit, puissance capable selon lui de réinjecter dans le corps social desséché un germe de l’Univers spirituel, un goût pour le mystère des choses et des mots, se reflétant tous les uns sur les autres, provoquant certes la disparition élocutoire du poète, mais au même moment, la manifestation de l’esprit, de son esprit, nous forçant ainsi à reconsidérer toute la complexité du monde, son caractère mouvant, contrariant, et rappelant, par le fait même, que « la perte précède toute présence » (111) et que seule la littérature peut réellement continuer à soutenir un monde transpercé par le néant et la folie de l’autodestruction.
La littérature et les dieux n’est pas un livre d’universitaire mais d’écrivain, un livre avec du style, et surtout, beaucoup de pensée. Évitant les grossièretés méthodologiques, Calasso laisse travailler son intuition, ce qui fait de cet ouvrage un grand livre (un livre tout simplement), qui possède un véritable contenu et qui n’est pas un autre exercice d’école parmi tant d’autres, ce qui est plutôt rare de nos jours ! Calasso apporte une solution littéraire à ce que plusieurs ont nommé la nouvelle barbarie. Il s’agit donc par le fait même d’un livre de vie —métaphysique—, ce qui n’est pas non plus banal, compte tenu de la puissance hégémonique du réalisme qui crève désormais le ciel. Le livre de Calasso n’est pas non plus une publicité et il ne doit surtout pas être lu pour se reposer. Il y a derrière les noms évoqués par l’auteur une tentative réelle de retourner chaque pierre qui constitue notre monde ; bref, il s’agit bel et bien d’un livre, au sens le plus dérangeant du terme, écrit contre le bavardage des cocktails et le silence bruyant des thérapies de groupe que l’on nous impose désormais.