« … celle qui répète, jusqu’à plus soif ». La réédition de La théorie, un dimanche

Francis TREMBLAY
Université de Montréal
19 mai 2019

BERSIANIK, Louky, BROSSARD, Nicole, COTNOIR, Louise, DUPRÉ, Louise, SCOTT, Gail et THÉORÊT, France. La théorie, un dimanche, préface de DELVAUX, Martine, Montréal, Les éditions du Remue-Ménage, 2018 [1988].


On ne réédite pas un livre du simple fait qu’il s’agit d’un classique. Les raisons derrière une réédition peuvent être nombreuses et, sans surprise, pas toujours théoriques. Certes, quand la première édition manque, il faut y suppléer. Mais ce supplément n’est pas anodin, il n’est pas qu’un renfort secondaire, dans l’après-coup de la chose. C’est qu’un livre est plutôt un classique parce qu’on le réédite. La réitération, l’encore, institue. Et peu de rééditions auraient pu m’enthousiasmer autant que celle, chez Remue-Ménage, de La théorie, un dimanche, ouvrage collectif de Louky Bersianik, Nicole Brossard, Louise Cotnoir, Louise Dupré, Gail Scott et France Théorêt, réédition qui vient, en effet, rendre à un lectorat quelque chose qui aurait, dans nos pauvres mémoires risqué l’oubli.

Reddition.

Si je parle d’enthousiasme, c’est que ces essais réunis, ces réflexions complexes ou simples, ces « théories du dimanche », inaccoutumantes et actuelles, ces réflexions d’une génération avant la nôtre, d’un groupe de femmes dont chaque nom nous est aujourd’hui bien familier, c’est que ça me semble nous fournir l’occasion d’un réjouissement — et peut-être pas tant celui du jour du Seigneur que celui du sabbat ! L’occasion d’une réunion. Du livre à ses lectrices et lecteurs. De telles rééditions nous rendent à nous-mêmes une part d’histoire. Ici : une part d’audace dans l’expérimentation langagière qui risquait peut-être de s’oublier. De telles rééditions rééditent la joie et revigorent l’esprit des générations.

Comptes rendus.

À partir d’un certain point, personne n’a de comptes à rendre à personne. Les luttes féministes ne sont pas une nécessité métaphysique, il n’y a pas lieu de jeter la honte suprême sur les personnes qui ne veulent pas nécessairement s’y intéresser. Cependant, quiconque y prête l’oreille et se trouve alors moindrement happé, concerné.e, prendra souvent connaissance, à travers son engagement, de maintes figures exemplaires et uniques, des femmes maintenant vieillies et qui sont aujourd’hui les visages éternellement jeunes du féminisme en littérature. J’aimerais renvoyer ici au texte d’une amie, Généalogie de la mamie (Simard, 2018) qui non seulement cite La théorie, un dimanche, mais pratique une écriture héritière, engagée et théorique de cette théorie « du dimanche », que l’on pratique chez soi, dans l’urgence du repos, et qui est celle, vivante, qui s’incarne et se moque de la théorie. C’est là un texte qui rend davantage ses comptes, alors que le mien ne fait que se rendre compte. Mais tout est dans la prise de conscience, dit-on… et dans son laisser-aller, aussi, à elle-même.

Je parle du rapport entre la pensée et l’émotion ; du conflit entre
sa conscience féministe à elle — avec sa grandeur et ses limites —
et les constructions mentales, la mémoire, les rêves, les cauchemars.

(Scott, 2018 : 75)

Endimanchements critiques.

Je l’avouerai, je suis bien content de ne pas avoir à faire ici œuvre de critique, mais seulement d’avoir à rendre des comptes. Car la critique a bien souvent ses habits — comme la narration a elle son haut-de-chausse, l’ancêtre de notre pantalon —, elle se présente souvent sous les mêmes vêtements, qui savent recouvrir cette unicité-nudité qu’on ne saurait voir. C’est la « lanterne d’Aristote » (Bersianik et al., 2018 : 109) dont parle Louky Bersianik. Cette lanterne qu’il nous faut ici éteindre, pour rester libres dans notre réception, honnêtes. Donc, out notre critique culottée, out aussi la chienne blanche de nos analyses : l’érotisme qui insuffle La théorie, un dimanche est dénudeur, il désempare pour qu’on ne s’en empare pas. C’est la dérive planifiée de la langue que pratique chacune à sa manière les écrivaines qui ont participé, à l’été 1983, à l’exercice mis en branle par Nicole Brossard.

La question était simple : « qu’est-ce qui est incontournable dans le féminisme ? » Le contexte aussi : six écrivaines, autant de réunions par année, pas d’incitatif à produire obligatoirement un livre, mais une livraison « d’itinéraire[s] de conscience » (Ibid. : 20).

À ceux qu’effraie le mot

Mais ne parler ici que de féminisme ou de conscience féministe, de legs et d’héritages féministes, tout cela ne serait que réducteur. Car il y a à rebours un processus d’amplification, un processus où la voix prend de plus amples proportions, où elle s’enracine dans la plus élégante et sobre philosophie, celle des mémoires, celle de la mémoire, celle de la philosophe, là où rien n’importe que la vie ici et maintenant. Pas là-bas, pas plus tard. Pas dans l’idéel du futur et des théories, pas dans le trop réel des passés simples expliqués, mais seulement dans le juste assez réel du présent, celui de la lutte de soi-même envers et contre tout, où chacun et chacune de nous rame, pagaie, se démène pour rester à flot. C’est là l’honnêteté dont parle Gail Scott, avec mille réserves, ce mot qui lui vient à la bouche pour décrire la « conscience féministe » et qui, contre toutes attentes, n’inclut pas l’idée d’une conscience de classe — ce serait ridicule ! —, ni celle d’une conscience historique – la solidarité n’est pas assez métaphysique pour cela ! —, mais seulement celle de l’individue dont c’est la conscience, idée pourtant diaphane et multiple. N’empêche, cette honnêteté en arrive même à concevoir le féminisme plus féministe que lui-même, le féminisme contre d’autres féminismes, contre tout ce qui est figé, et ce sans que rien n’empêche la communauté — puisque l’honnêteté est cette chose sans forme par laquelle on peut se découvrir et se former sans crainte.

Mais dans ces honnêtetés sans formes, qui balancent entre les genres littéraires et essaient, ces honnêtetés n’ont de cesse de s’appuyer et de se citer, de comparaitre. Un vaste réseau vocal s’élève, se réunit. Non pas une chorale : un capharnaüm vivant, mêlé, empressé, vivant, mêlant, empressant. Et dans la bousculade des mouvements collectifs qu’a par exemple vu renaître la dernière décennie et ses luttes étudiantes, au Québec, notamment dans mon entourage qui a vu de nombreux cercles se former, de nombreuses initiatives être reprises par des amies et des étrangères, dans cette bousculade, ce nouveau dynamisme allait, imprégnant sa joie et sa misère, en rose ou en noir, souvent dans une teinte commune, faire enfin éclater ce qu’on connaissait de nous-mêmes.

Nos textes parlent à bâtons rompus, tiennent des propos décousus,
dérivent, délirent… et surtout se répètent.

(Cotnoir, 2018 : 180)

Tout ce qui importe, c’est de se mouvoir, se dégourdir. Allez voir votre médecin, vous le saurez : il faut faire plus d’exercice, avoir une meilleure posture, mieux manger. Rien que nous ne savions déjà, rien que nous ne pouvions déjà faire ou que nous ne faisions effectivement. Rien de nouveau sous le soleil, que de l’exercice, de la répétition, de la réédition. La « rengaine » féministe, comme on pourrait l’entendre, en est bel et bien une ; la croit-on alors lassante, elle nous force à nous questionner sur cette croyance. Attend-on du féminisme qu’il prenne, comme les produits de marketing, un nouveau visage encore ? Que l’on fasse une « découverte » dans ce champ d’études, une « découverte » qui permettrait des percées, des avancées ? Peu importe sa forme, son rang — premier féminisme, deuxième, troisième… —, c’est le même ennui, la même répétition sous mille formes, qu’il lance à la figure de ceux — et celles — à qui il paraît plutôt nuire qu’autre chose.

En effet, on chercherait en vain dans La théorie, dimanche la constance logique de l’essai dissertatif ou la solidité doctrinale du manifeste, et on y trouverait enfin l’expression multiforme et agitatrice du recueil. Il serait certes possible de s’amuser à déceler des contradictions théoriques entre les différentes penseuses. Et on en trouverait. Mais j’ose espérer que personne ne les prendrait au sérieux, et que la personne qui le ferait aurait l’occasion de laisser flâner son regard quelques secondes sur la quatrième de couverture, où l’on perçoit les six autrices, non en six « portraits d’auteurs » classiques, mais côte à côte :

Il s’ensuit que le féminisme est le lieu d’une diversité idéologique qui ne constitue pas un frein, mais plutôt un moyen fécond de réfléchir et de se développer (Garneau : 2018).


Bibliographie