« Pour présenter Stan Brakhage… » de P. Adams Sitney : un entretien incontournable avec l’homme, le cinéaste et le penseur

Julie BEAULIEU
Université de Montréal
15 décembre 2002

P. Adams SITNEY, « Pour présenter Stan Brakhage… », Paris, Les Cahiers de Paris Expérimental (n° 1), 2001, traduit de l’anglais par Christian Lebrat.

Brakhage, le personnage mythique

Pour présenter Stan Brakhage… est la traduction d’un entretien de Stan Brakhage avec P. Adams Sitney réalisé en 1963 [1]. Au niveau de la présentation (un petit cahier broché contenant une seule photo en N&B), le lecteur pourrait évidemment souhaiter mieux pour une figure mythique du cinéma expérimental, emblème de l’avant-garde américaine—il a réalisé jusqu’à maintenant plus de 300 courts et moyens métrages expérimentaux et il est toujours très actif [2]. Si la présentation matérielle du texte est si peu convaincante, c’est sans aucun doute parce que la profondeur et la complexité de la réflexion que nous livre Brakhage n’a besoin d’aucun ornement ni fioriture : elle se suffit à elle-même.

Prolifique artiste multidisciplinaire, ses œuvres cinématographiques relèvent par moments davantage de la peinture, de la gravure et du collage. Acclamé un peu partout à travers le monde, Stan Brakhage est aussi un théoricien et un conférencier qui connaît le matériau tant au niveau plastique et technique qu’au niveau conceptuel. Éminent pédagogue [3], il a d’ailleurs enseigné l’histoire et l’esthétique du film de 1969 à l’École de l’Institut des arts de Chicago (The School of the Art Institute of Chicago) et depuis 1981 il enseigne au département d’études cinématographiques à l’Université du Colorado (Department of Film Studies at the University of Colorado).

L’implication de Jane

On parle souvent des films de Stan Brakhage en oubliant un détail important, Jane, sa femme et sa collaboratrice, qui s’est faite de plus en plus présente dans l’élaboration de ses projets filmiques. Brakhage souligne d’entrée de jeu son mariage avec Jane qui deviendra non pas sa muse, personnage féminin passif et contemplatif, mais plutôt sa partenaire de travail activement impliquée dans le processus de création, comme en témoigne le tournage de Wedlock House  : An Intercourse (1959). Le thème de la dispute se transpose au niveau visuel dans ce va-et-vient de la caméra qui passe de l’un à l’autre, pendant que les protagonistes « jouent » leur propre rôle. La présence de Jane est déterminante ici : elle s’approprie la caméra et capte des images de la vie selon sa propre perception, ajoutant ainsi un double point de vue et une double interprétation au film. Wedlock House  : An Intercourse est donc important à la fois pour le couple, qui se renvoie une double image d’eux-mêmes, mais aussi pour le cinéaste, puisque le film marque une étape importante dans son cheminement artistique :

C’était la première fois que nous filmions ensemble ; moi elle et elle moi, et selon une forme qui venait de moi. Nous nous voyions l’un et l’autre dans des éclairs de lumière en mouvement, comme si nous sortions de longs couloirs plongés dans l’obscurité. Toutes les disputes de cette époque se transformaient au niveau visuel (p. 6).

On remarque chez Brakhage une vision particulière de la convergence de la vie et de l’art correspondant à celle des artistes contemporains issus de la tradition moderniste, en littérature comme au cinéma. Chez Maya Deren, où l’art et la vie sont intimement liés puisque l’artiste a une responsabilité sociale, et chez Marguerite Duras, où l’écriture est la vie et la vie l’écriture [4], l’art pour Brakhage, c’est aussi la vie, celle du couple qui se matérialise à l’écran, transposée dans un autre code, dans un jeu d’ombres et de lumière, de reflets et de noirs profonds. Ainsi, de la réflexion de Brakhage sur le processus créatif et artistique de ses films, on constate la corrélation entre la vie et l’art, l’art comme source de vie, mais aussi, comme une pulsion de mort.

La figure mythique de la mort

La mort et la vie s’inscrivent dans le contexte mythique et prophétique de sa démarche artistique, qui somme toute est extrêmement personnelle, et par conséquent forcément liée à des aspects intérieurs, souvent extrêmement physiques : problème d’arthrite à « l’annulaire et l’auriculaire de ma main gauche, c’est-à-dire celui du mariage et de la mort » (p. 3), malaises névrotiques… La naissance de l’enfant se fait à la croisée des eaux troubles devenues irréelles par le traitement de l’image dans Anticipation of theNight (1958), « la séquence de la naissance dans laquelle l’enfant est à la convergence d’éléments abstraits, lumière prismatique, etc. ; en d’autres termes, l’enfant est complètement formé à partir d’éléments mythiques » (p. 4). Dans son film Window WaterBaby Moving (1959), le caractère dangereux de l’accouchement sert à créer le mythe relatif au danger de la mort, qui avait touché particulièrement Brakhage à l’époque de Anticipation of the Night, sorte de prophétie de la mort inconsciente, annonciatrice de son suicide. Brakhage utilise beaucoup l’anecdote, à la fois comique mais combien tragique, pour bien illustrer la réflexion artistique, conceptuelle, voire même spirituelle, de ses expérimentations :

Un mois après nous étions mariés. J’étais dehors, devant la maison de Jane, que je ne connaissais pas encore très bien en-dehors de mon désir sexuel, en train de m’attacher une corde au cou, grimpé sur une chaise de cuisine dans la banlieue de Denver avec tous les voisins à la fenêtre se demandant d’où venait donc ce fou. Ces voisins qui m’avaient vu mettre le feu à un buisson de roses et filmer ça avec une caméra tenue à l’envers. […]

Donc, les voisins se groupaient, m’observant pendant que je me passais la corde autour du cou et filmait mon ombre sur le mur. La chaise de cuisine était inutile, on ne voyait jamais mon ombre en dessous de la taille. Et ignorant ma position d’être humain à part entière, je cherchais à re-jouer, à dramatiser, ou à accomplir en quelque sorte ma propre pendaison, et j’essayais de comprendre ce que j’avais l’intention de faire.

Et me voici donc sur la chaise avec la corde autour du cou en train de filmer et puis arrive, heureusement, un ami qui passait par là et commence à regarder ce que je faisais. Je donnais la caméra à Jane et dis « Bon, c’est fait », pour dire que j’avais fini, et sans y penser ni me rappeler de la corde autour du cou, je sautais de la chaise et me balançais en l’air pendant quelques secondes, fut saisi par l’ami en question, remis sur la chaise, et compris tout de suite ce à quoi je m’étais préparé (p. 4-5).

La réflexion sur les pratiques cinématographiques ne se fait donc pas après coup, mais pendant l’expérimentation, lors de la manipulation de la caméra sur les lieux même du tournage. Sa conceptualisation du cinéma relève du vécu, verse parfois dans l’émotion, le sentiment, pour devenir abstraction, une conceptualisation du contenu et de la forme, de laquelle se détache une esthétique personnelle, intimiste.

Lors du tournage de Window Water Baby Moving, « je portais encore en moi, inconsciemment, le poids de mon suicide voulu, et me le jetant au visage, j’avais l’idée que mon enfant aurait pu prendre ma place dans la vie et me laisser libre de mourir » (p. 10). C’est à travers des événements mythiques et initiatiques tels que la naissance et la mort que Brakhage souligne l’implication de l’art dans la vie et la vie dans l’art, inséparables. Il vit, par l’intermédiaire de la caméra, l’accouchement de sa femme, la caméra étant le seul moyen d’être présent lors de l’accouchement. Sa vie, leur vie, est constamment médiatisée non pas par la technique, la caméra, mais par l’art, par l’événement. De même, les images de la mort de Sirius [5], le chien de Brakhage et Jane, serviront de matériel pour Sirius Remembered (1959), un film sur la mort idéalisée par Jane : « Elle disait que c’était vraiment beau et naturel des os d’animaux morts dans la forêt. Elle n’aimait pas l’idée d’enterrer quelque chose » (p. 12). Certaines images de la décomposition de l’animal seront aussi présentes dans Dog Star Man (1964), lorsque Jane filme Brakhage escaladant la colline, passant tout près du chien méconnaissable qui semble par moments reprendre vie. Brakhage avoue avoir dû affronter la mort comme concept lors du tournage et du montage, la mort comme quelque chose que l’on doit projeter dans le futur et non pas tant comme image représentative de la mort :

Et le fait de devoir chercher, dans la vie elle-même, des images qui expriment une conception de la mort est une chose terrible, pense par exemple au Tractatus logicophilosophicusde Wittgenstein, 6.4311 : « La mort n’est pas un événement de la vie. La mort ne peut être vécue. Si l’on entend par éternité, non pas une durée temporelle infinie, mais l’intemporalité, alors celui-là vit éternellement qui vit dans le présent. Notre vie est tout autant sans fin que notre champ de vision est sans limite » (p. 20).

C’est précisément cette ouverture du champ de vision que Brakhage transpose au niveau des images et qui offre des possibilités infinies ; l’ouverture du champ de vision, c’est aussi les différents points de vue et les dimensions intérieures, conscientes et inconscientes, de Brakhage.

Il est difficile de résumer l’ampleur du discours de Brakhage sur le cinéma et ses expérimentations en quelques lignes. De cet entretien, on retient évidemment la relation étroite qu’entretiennent la vie et l’art, de même que le caractère mythique de la naissance et de la mort qui transcende les images abstraites. On pourrait qualifier ce cinéma de freudien dans la mesure où la préparation et le tournage des films, la captation de la vie, reposent essentiellement sur les pulsions de vie et de mort. Mais il faut voir plus loin que le drame de la mort, le film permettant la renaissance, pour y trouver la poésie de la vie : « Je dirais que, comme artiste-cinéaste, j’ai rapidement progressé une fois débarrassé du mélodrame comme source principale d’inspiration. J’ai commencé à comprendre que toute l’histoire, toute la vie, tout le matériel pour travailler, devait venir de moi, de mon intérieur, plutôt que de l’extérieur » (p. 30).

OUVRAGES CITÉS

  • DURAS, Marguerite, Écrire, Paris, Gallimard, 1993.
  • BRAKHAGE, Stan, Essential Brakhage  : Selected Writings on Filmaking, New York, McPherson & Company, 2001.

SITES WEB SUR STAN BRAKHAGE


Références et notes

[1Il est aussi publié en version originale anglaise en introduction de son ouvrage Metaphors on Vision (1963), maintenant inclus dans Stan Brakhage, Essential Brakhage : Selected Writings on Filmaking (2001).

[2Il a réalisé sept films en 2002, dont Dark Night of the SoulLove Song (3-4-5-6) et Max.

[3Plusieurs Montréalais et Montréalaises ont pu le constater lors de son passage à la Cinémathèque québécoise les 26, 27 et 28 janvier 2001. Pour plus de détails, consultez le site de la revue électronique Hors Champ www.horschamp.qc.ca/cinema/030101/films-action.html.

[4« L’écrit, ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit, et ça passe comme rien d’autre ne passe par la vie, rien de plus, sauf elle, la vie » (Duras 1993 : 53).

[5Brakhage et Jane filment la carcasse et les os qui se décomposent lentement au creux de la forêt bordant leur maison.