11.08.2019

Postscriptum à la guerre en cours

COLLECTIF STASIS. Cahier numéro 1 , Montréal, Stasis : groupe d’enquête sur le contemporain, 2018.

1. Où on apprend qu’un mot grec nomme le contemporain

C’est certainement un objet étonnant que la première revue du collectif Stasis , groupe dont l’objet d’enquête n’est rien de moins que les zones de flou du contemporain. Reprenant sans gêne la στάσις (stasɪs, stasis ) grecque, ce beau mot recouvrant approximativement la « guerre interne » dont une cité grecque devait connaître le tumulte, le collectif s’installe d’emblée, de par son nom, dans l’activation d’un souvenir sous tension. Nicole Loraux précise que le terme « ne désigne étymologiquement rien d’autre qu’une position, que la position soit devenue parti, que le parti soit toujours nécessairement constitué à des fins de sédition, qu’une faction en appelle une autre, toujours, et que dès lors fasse rage la guerre civile » (Loraux, 2005). Sans être métaphorique, l’usage du mot tendrait à découvrir les multiples formes d’oppositions dont la contemporanéité connaîtrait la prolifération sans fin. Collectif dont les activités vont de l’organisation de journées d’études à des conférences d’intellectuel.le.s (Jackie Wang, Jean-François Hamel, etc.) : quiconque explore leur site apprendra que l’attachement au terme de stasis renvoie à l’indistinction installée par la guerre interne, indistinction qui se décline en « l’interpénétration de l’extérieur et de l’intérieur, de la politisation de l’impolitique et, peut-être plus important encore, du devenir étranger du soi. » ( Stasis , 2015) Cette formulation, du reste, n’est pas tellement éloignée des descriptions données sur la stasis qu’Agamben a produit : « elle [ la stasis ] constitue un paradigme politique coessentiel à la cité, qui marque le devenir politique de l’impolitique (de l’ oikos ) et le devenir impolitique du politique (de la polis ) […] » (Agamben, 2015). Par ailleurs, que cet auteur et Loraux aient rendu plus populaire, intellectuellement, la référence à la guerre interne ne signifie en rien qu’un corpus unifierait les textes de la revue. Walter Benjamin, arme commune à plusieurs textes, est peut-être la figure la plus souvent citée, son œuvre pourvoyant des formulations efficaces pour penser.

2. D’un thème officieux : camarades, soyez sensibles

Aucune synthèse (ce qui est parfois une chose heureuse) n’invite à ligoter ensemble les propositions du numéro : ni recours à la dialectique, ni recours à un thème provisoire qui, ne serait-ce que par sa seule existence, rendrait plus évidente le lien entre les textes. Il y a, comme bel envers, qu’au moins les propositions se dégagent d’un objectif révolutionnaire qui trébucherait dans ses propres aveux d’offensive. Il y a l’absence bienvenue de toute rhétorique de la radicalité dont les théories critiques font leur cliché : le point commun, malgré les formes variées par lesquelles il se manifeste, est un ralliement dans le mot vague de sensibilité.

Cette vraisemblable obsession pour le mot de « sensibilité » permet d’entendre le chœur que forme les écrivain.e.s qui, malgré l’absence d’une thématique officielle, résonnent les un.e.s avec les autres. Cette sensibilité n’est en rien un appel à une esthétisation du réel qui ferait du Beau le concept ultime d’une émancipation fantasmée : la sensibilité demeure ouverte, dégagée de tout encombrement conceptuel qui en liquiderait, pour ainsi dire, le contenu sensible. Bien qu’il ne s’agisse probablement pas d’un penseur auquel les écrivain.e.s de Stasis aient pensé lors de la rédaction respective des textes, un souvenir d’une lecture de David Harvey me revint à l’esprit, en côtoyant la revue. C’est que cet auteur plaidait pour un marxisme moins ancré dans une recherche obsédée d’objectivité, donc pour un marxisme qui aille à la rencontre des espaces qu’une lecture classique du Capital omettrait (Harvey, 1991). Dans un autre ordre, cette sensibilité peut-elle rappeler les puissantes analyses de Certeau, détectant dans l’ordinaire et ses actes le mouvement subtil des appropriations, résistances et forces qui annulent toute passivité de la part des dominé.e.s (voir de Certeau, 1990). Indépendamment de ces quelques rapprochements et de l’éventuelle précarité de ceux-ci, il importe davantage que l’on regarde le déploiement de cette méthode mystérieuse que serait l’enquête.

3. Histoire de l’enquête : où j’essaie d’enquêter sur la méthode

Loin de proposer de verser dans les recherches nostalgiques de la totalité, Stasis dissout tout programme au profit de l’enquête, méthode privilégiée pour détecter les luttes sensibles recouvertes par la médiocrité contemporaine. Si l’on peut saluer l’effort, on doit bien reconnaître, non comme le laissait entendre un document anonyme distribué au cours d’un événement qu’organisait Stasis , que l’absence d’une thématique plus claire rend l’approche du premier numéro difficile, pour qui n’aurait ni la patience ni l’appareil universitaire pour se frotter à des propositions plus corsées. Cette recension, si elle formule bien ses critiques, cache moins habilement la facilité de ses attaques : elle s’obsède à tirer sur les vieux fantômes d’une French theory (représentée par les postures et les textes de Foucault, Deleuze et Guattari lors de leur réception étatsunienne, notamment) qui, tout en ayant évidemment marqué les textes, ne résume aucunement les emprunts de Stasis (mars 20191). Un rapide résumé s’impose : Maxence Valade, dont le texte est probablement celui explicitant le plus le procès auquel a recours la méthode de l’enquête, s’amorce avec Marie Uguay pour ensuite naviguer avec Foucault, Guattari, Angela Davis et autres. L’auteur s’essaie à reconstruire une subjectivité qui ne fonde pas aussitôt un rapport à soi solitaire, dépossédé par le vocabulaire philosophique classique. Cette subjectivité, perméable, serait davantage sensible aux attachements affectifs et aux multiples soucis qui la constituent. Dalie Giroux, quant à elle, négocie avec Thoreau, le Phèdre de Platon et Benjamin, dressant la possibilité d’un rapport tactile au savoir, rendant à la culture une matérialité que lui déroberait un savoir (et son discours) prétendument abstrait, évidant l’usage du corps. Hubert Gendron-Blais propose une enquête d’épistémologie sonore, texte que j’ai personnellement trouvé le plus stimulant, car celui-ci parvenait à bien allier cette sensibilité critique à l’ouïe, dotant la proposition de pensée d’une certaine concrétude. Il y a là une poétique qui sommeille, qui tend au texte de Blouin, qui termine le bal des textes plus théoriques – une poétique que l’auteur s’efforce de caractériser, en parcourant entre autres les épistémologies linguistiques de communautés autochtones, telle celle des Quechuas, pour inviter à refonder, toujours depuis un langage, un rapport au territoire qui ne corresponde en rien au concept de propriété.

En effet, ces textes ont une forme que l’épithète d’académique décrirait le mieux : il y a néanmoins des points de rupture au sein même des tons utilisés, qui laissent entrevoir la possibilité essayistique, une déprise de cet académisme formel. C’est pourquoi les textes plus littéraires d’Arnaud Valade et de Sarah Walou ont cet effet de fraîcheur. À leur lecture, on renverse la question de Quintane « Pourquoi l’extrême gauche ne lit-elle pas de littérature? » (2014), pour que celle-ci devienne : pourquoi l’extrême gauche n’écrit-elle pas de la littérature ? Le texte de Walou, auparavant primé lors d’un concours de Radio-Canada, traduit efficacement la multitude de craintes qu’une personne racisée est susceptible de connaître, suivant l’ascension contemporaine des tendances xénophobes dans les différents États occidentaux. Il n’y a pas de lyrisme d’une oppression vécue, seulement un partage sensible de l’expérience, de la perspective qui rompt la lourde illusion de la solitude et de l’isolement que les violences structurelles engendrent comme effet.

Tout autre est le texte d’Arnaud Valade, sorte d’Apocalypse dont les signes sont à détecter dans le quadrillage des espaces urbains contemporains, le Développement s’assumant comme le bon fils conceptuel et néolibéral du Progrès qu’il est. D’une prose plutôt dense, qui décrit plus qu’elle relate un récit militant, il y a un effort d’imagination pour rendre plus vive la capture, par des forces managériales, d’espaces multiples. Ce n’est pas un délire qui rappellerait celui de Menaud Maître Draveur (Savard, 2004), où l’invisible propriétaire fournit au protagoniste le prétexte à intense furie : sorte de dérive littéraire, plus douce, mais qui a le mérite de rendre visible une catastrophe majeure, dans l’espace. C’est un parcours de lecture dont l’itinéraire est assez explosif, somme toute, qui est proposé par la communauté des écrivain.e.s : je les inviterais volontiers à se désigner comme détectives , terme qui n’est pas ciblé par le massacre de l’expertise.

Du reste, cette diversité des tons, si elle esquisse un éventuel équilibre qui abattrait la frontière jalouse entre les textes dont la valeur critique suppose parfois le sacrifice du plaisir de la lecture et les textes littéraires recyclant une prétention absconse au politique, force est d’admettre qu’elle n’est pas encore portée au meilleur de sa possibilité. Ceci n’annule pas l’intérêt qu’on doit porter à Stasis . L’objet même, la revue, a une sobriété des tonalités chromatiques qui, combinée aux photographies de Kamielle Dalati-Vachon et Marjolaine Lord, rend la manipulation agréable. La revue invite à ce qu’on lise et survit mieux que nombre d’objets « militants » dont le caractère éphémère les condamne à un kitsch : au moins, ce premier numéro, belle ébauche, produit-il l’envie d’investir le futur étrange dont le mot de stasis , traduit ou non par guerre civile, dresse la silhouette.

  1. 1Ce document a été distribué, anonymement, lors de la journée d’étude organisée par Stasis, en mars dernier : il s’agissait d’un rectangle de papier, sorte de tract. Je retranscris celui-ci, intitulé sobrement Critique de Stasis, numéro 1 :

    « Quand j’entends le mot Foucault, je sors mon révolver » - Vieux proverbe révolutionnaire Encore une revue qui se targue d’offrir une perspective révolutionnaire tout en employant un langage fondamentalement contre-révolutionnaire, un tour de force devenu parfaitement trivial depuis qu’il a été maîtrisé et popularisé par une série d’intellectuels creux, dont la quasi-totalité des articles de cette revue se réclame : Foucault, Guattari, Deleuze, etc. Des auteurs adulés au point d’être intouchables dans le monde académique, malgré leur inutilité maintes fois prouvée dans le monde réel. Prenons Foucault : n’a-t-on pas assez répété que les soi-disant militants institutionnels qui “critiquent le système” sans jamais compromettre leur confortable position au sein de celui-ci sont des ennemis plus sûrs — car plus insidieux — à n’importe quelle révolution, que le sont des pantins ostensibles comme Macron, Bouteflika ou la police? Que Michel Foucault n’aurait pas pu mieux défendre la pérennité du monde actuel qu’avec son manège de “professeur militant” au “Centre universitaire expérimental de Vincennes”? Adoptant son langage intentionnellement opaque et ses méthodes vaseuses (il dirait “boîte à outils”), rien de surprenant que ce 1er numéro de Stasis ne propose rien d’autre que de tenter d’élaborer un début d’esquisse possible d’un potentiel quelque chose.