Point de vue documentaire sur le direct

Le documentaire passe au direct de Guy Gauthier, Philippe Pilard et Simone Suchet

Guy GAUTHIER, Philippe PILARD, Simone SUCHET, Le documentaire passe au direct, Éditions VLB, Montréal, 2003.

Guy Gauthier, Philippe Pilard et Simone Suchet viennent de publier un livre sur une forme de cinéma finalement peu explorée : le cinéma direct. Cet ouvrage n’est pas la présentation de nouvelles recherches sur cette forme de cinéma. C’est plutôt une nouvelle manière —adaptée à nos angles d’approches actuels— de présenter cette évolution.

Un des points intéressant est la mise en parallèle entre l’apparition des différentes formes de cinéma direct et les mouvements sociaux de cette période. Les auteurs présentent les caractères communs aux trois pôles de développement des techniques légères synchrones : le Canada, les États-Unis et la France :

Une forte tradition documentaire, une organisation politique relativement démocratique, un bon niveau de développement technique et une télévision en expansion. Peut-être n’est-ce qu’une simple coïncidence, mais on doit constater que partout où ces conditions n’étaient pas réunies, les essais sont restés timides ou isolés
(8).

De manière générale, chaque dispositif léger synchrone est présenté dans son contexte économique et social, mais également en rapport avec les courants de pensée intellectuelle, les événements politiques, les évolutions techniques… Les auteurs approfondissent les liens avec le Nouveau Roman, avec la Beat Generation ou ils montrent la place du cinéma direct dans la Révolution Tranquille au Québec.

La préhistoire du direct est étendue hors des trois pôles classiques (États-Unis, France, Canada). Le cas de la Grande-Bretagne est étudié : toutes les conditions étaient réunies pour que le direct y prospère dans les années soixante. Cependant, pour des raisons idéologiques et économiques, les techniques légères synchrones n’ont pas créé de courant cinématographique spécifique à cet endroit.

De même, ils actualisent les liens avec d’autres formes de cinéma : le néoréalisme italien, la nouvelle vague française, etc. Par contre, il aurait été envisageable d’approfondir les liens évidents entre une forme du cinéma classique et le cinéma léger synchrone. Au-delà de la tradition documentaire (Robert Flaherty, Dziga Vertov, John Grierson, etc.), certains cinéastes ont eu une très grosse influence sur le cinéma léger synchrone : je fais en particulier référence à Jean Renoir et Jean Vigo.

Les auteurs expliquent comment cette nouvelle forme de cinéma est apparue, combinant une nouvelle manière de concevoir le cinéma et un nouveau matériel cinématographique. Il n’y a pas eu une succession nette entre ces deux événements : ils s’imbriquent jusqu’à devenir indiscernables. À travers des entretiens avec les principaux acteurs de cette période, les auteurs montrent la complicité qui s’est créée entre les théoriciens, les techniciens, les cinéastes ou les ingénieurs du direct.

Enfin, et c’est une des richesses de ce livre, les auteurs montrent la diversité de ce mouvement cinématographique. Ils montrent les éléments concomitants et les particularités de chacun des pôles du direct (États-Unis, France, Canada). À travers le parcours des grands noms du direct, entre chaque film important de cette période, ils présentent la variété du cinéma léger synchrone, dès ses débuts. Ils ne cherchent pas à réunir ce courant cinématographique complexe dans une ligne esthétique. Ils en montrent au contraire sa grande dispersion (1964-1971).

Guy Gauthier, Philippe Pilard et Simone Suchet ont favorisé un point de vue sur ces techniques légères synchrones : le documentaire. Ils font parfois mention de l’influence des techniques de fiction sur cette évolution, mais cela se limite à la préhistoire du direct. Bien sûr, les auteurs remettent en cause de manière univoque toute séparation nette entre La fiction et Le documentaire. Cependant, ils ne détaillent pas le métissage —Gilles Marsolais parle de pollinisation— entre cette évolution technique et la forme classique du cinéma.

En reprenant le débat crée par Roberto Rossellini, lorsque ce dernier condamne la « curiosité envers la caméra », des cinéastes du direct, « une curiosité maladive de faible, qui ne sert à rien1 », les auteurs cherchent à montrer le peu de relation entre ces formes de cinéma :

Pour injuste que soit la formule, elle touche à l’essentiel : la caméra synchrone, révolution technique incontestable, progrès majeur en matière de documentaire, ne bouleverse pas l’esthétique du film de fiction (comme ce fut le cas avec le parlant)
(146).

Cette affirmation est en partie fausse : elle vient en contradiction avec d’autres passages du livre (cinéma de John Cassavetes, Jean Rouch, etc.). Évidemment, les techniques légères synchrones sont en étroites relations —bien avant leur mise en place— avec des techniques de fiction. Les formes hégémoniques les ont bien entendu ignorées. C’est le cas des cinémas classiques et même des nouvelles formes —néoréalisme italien et nouvelle vague française. Il fallait un cinéma jeune —comme le cinéma québécois des années 60— pour s’approprier cette nouvelle manière de voir le cinéma. Ce qui est très étonnant, c’est que l’on trouve cette même remarque chez d’autres commentateurs, en particulier chez Gilles Marsolais :

Elle [la Nouvelle Vague] constitue une sorte de mouvement charnière entre le vieux cinéma (fondé sur des procédés usés) dont elle sonna le glas et un cinéma libre dont on commence à peine à entrevoir les possibilités infinies au sein du cinéma direct. Mais on ne comprendra que tardivement en France l’importance véritable du cinéma direct. Dans ce pays où l’on a peu de dispositions pour le naturel et la spontanéité, on n’acceptera pas sans quelque réticence cette méthode de filmer entièrement neuve sur les plans de l’esprit et de la technique venant d’Amérique. On répugnera à cette recherche qui paraît suspecte
(Marsolais 1997 : 56).

Cette conclusion est peut-être un peu hâtive, voire même caricaturale2. Il est vrai que les techniques légères synchrones ont été ignorées par la majorité de la production cinématographique française. Cependant, les raisons sont peut-être plus du côté d’une certaine tradition du cinéma. Les jeunes cinéastes, même ceux qui veulent bouleverser la tradition, conservent une échelle de valeur. Le cinéma dramatique réalisé en 35 mm, diffusable largement, est plus valorisé qu’un cinéma basé sur le réel, réalisé de manière improvisée, avec une esthétique approximative. Un argument supplémentaire à cette thèse concerne le pôle américain : là aussi les techniques légères synchrones ont été ignorées par la majorité de la production cinématographique.

Il faudrait, pour étayer cette thèse, introduire les notions de cinéma majeur et mineur. Le cinéma français et américain reposent sur des traditions de cinéma majeur. Les nouvelles formes ont pour ambition d’entrer en compétition avec la conception traditionnelle et, à terme, de la remplacer. C’est un tout autre processus qui a eu lieu au Québec. Malgré une production faible en volume (peu de films produits, surtout dans les premières années), le cinéma direct a —dès ses débuts— une influence importante sur l’ensemble du cinéma québécois naissant.

Même si Guy Gauthier, Philippe Pilard et Simone Suchet ont choisi de rester dans un paradigme de lecture documentaire, ils questionnent cette posture d’enregistrement du réel. Un des axes de réflexion les plus intéressants de cet ouvrage concerne le rapport de ces techniques cinématographiques aux régimes de vérité :

Ces bouleversements techniques, sans lesquels le cinéma direct n’aurait jamais vu le jour, ont aussi des conséquences morales sur la fabrication des films, car ils remettent en question de manière fondamentale la notion de participation en imposant une démarche respectueuse et attentive
(46).

Les auteurs étudient comment ces changements de régimes de vérité ont lieu de manières différentes, dans les trois pôles —trois pays, trois vérités :

En France, le phénomène est associé au cinéma, au point qu’on pourrait y voir le versant engagé de la Nouvelle Vague ; au Québec, il participe à une transformation en profondeur de la société ; aux États-Unis, il relève plutôt du journalisme audiovisuel. Ce qui rapproche les trois démarches, c’est l’irruption de nouvelles techniques et la libération, plus ou moins conditionnelle, de la parole
(130).

Encore une fois, sans chercher à réduire le cinéma léger synchrone en un courant homogène, ce livre présente la place de chaque cinéaste dans ce débat entre une tradition de cinéma documentaire objective et une subjectivité affirmée, en fonction du contexte de production de chaque film :

Le documentariste peut se tromper ; il ne doit pas tromper. Sa pratique relève de l’esthétique, mais aussi de l’éthique, parce que le spectateur attend du documentaire autre chose qu’une jouissance esthétique, bien que celle-ci éloigne quelques maux trop communs dans le genre : l’ennui, la confusion. L’esthétique est bienvenue, l’éthique est impérative
(115).

Il est vrai que la plupart des films du direct respecte cette devise. Cependant, comment séparer le volet éthique des questions esthétiques : chacun de ces axes repose sur les choix de l’équipe de réalisation. Le matériel utilisé pour faire le film, ainsi que la manière dont il est utilisé, influencent directement les rapports du dispositif d’enregistrement (cinéastes inclus) avec la réalité filmée et, en particulier, avec les personnes filmées. Les choix esthétiques sont également, de manière directe, des choix éthiques (exemple : choix de focale, grand angle vs téléobjectif ; choix de sensibilité de pellicule ; etc.).

L’avantage du direct est de proposer des images et des sons aussi proches du réel que la technique de l’époque le permet. Cette technique permet surtout de s’approcher des personnes filmées. Les auteurs constatent, comme par exemple dans le film de Gilles Groulx, Golden Gloves, que l’utilisation de la caméra favorise la médiation au réel. Le dispositif d’enregistrement met en place un dialogue avec le personnage, en évitant le champ/contre champ lors des entrevues. En donnant la parole aux protagonistes, le direct modifie les rapports entre l’équipe de réalisation et les personnes filmées. Cette technique rend caduque la possibilité de recourir à un commentaire extérieur omniscient. Le direct ne supprime pas le commentaire, il lui enlève son pouvoir absolu.

La dimension synchrone apportée par le direct permet, en particulier, de repenser la place de la parole par rapport à l’image. Dès le moment où elles sont enregistrées de manière synchrone, plusieurs figures sont possibles : la parole et l’image en appoint, en contrepoint ou en séquences complémentaires :

Au montage, images et sons peuvent être dissociés, puis associés selon des combinaisons complexes. La parole peut devenir commentaire d’images étrangères, selon la tradition du documentaire ; elle peut quitter le locuteur pour guetter la réaction de l’interlocuteur. Elle peut même être détournée de son propos initial, l’éthique restant la seule contrainte pour limiter les tentations de l’esthétique. Mais c’est le tournage qui impose ses formes à quiconque veut anticiper au vécu sans trahir les personnages
(118).

Ces techniques légères synchrones permettent alors de mettre en place un nouveau régime de vérité et de dénoncer le mythe de l’objectivité. La plupart des films proposent une confrontation de vérités, une vérité plurielle. Le film n’est plus l’expression d’un point de vue omniscient (commentaire extradiégétique, vision objective, etc.), mais la médiation entre les points de vue des personnes ayant participé à la réalisation du film.

Dans l’ensemble, ce livre est très bien construit. Il est très complet et les chapitres sont agencés de manière intelligente. Sans entrer dans tous les méandres du direct, cet ouvrage propose une vue d’ensemble de ce type de cinéma. Il permet à tout néophyte de se familiariser rapidement avec cette part peu connue du cinéma. Malheureusement, il apporte peu de nouvelles connaissances concernant le documentaire ou le direct. De plus, Guy Gauthier, Philippe Pilard et Simone Suchet ne prennent pas en compte certaines recherches récentes. Par exemple, ils présentent la genèse de Pour la suite du monde en conservant certaines approximations. Les publications de Gwenn Scheppler sur ce sujet sont peut-être trop récentes.

  1. 1Arsept, n° 2, avril-juin 1963.
  2. 2Il faut également préciser que cette méthode de filmer entièrement neuve sur lesplans de l’esprit et de la technique ne vient pas uniquement d’Amérique : Jean Rouch, Mario Ruspoli, Chris Marker pour les cinéastes, Kudelski, André Coutant, Mathot pour les ingénieurs…