18.11.2024
Pizarnik à Paris
Étude sur le dévoilement et la disparition
Pizarnik, Alejandra. Journal II. Années françaises 1960-1964. Traduit par Clément Bondu. Paris : Ypsilon, 2023.
Il est curieux qu’une figure culte comme la poète argentine Alejandra Pizarnik, disparue il y a plus de 50 ans, n’ait toujours ni édition critique, ni biographie digne de ce nom, et cela même en espagnol, sa langue maternelle. Au contraire, les hagiographies prolifèrent (la très étrange Biografía de un mito, ou le récent Maldita Alejandra), et les écrits de Pizarnik continuent à être noyés dans l’image. Destin inévitable?
Il faut admettre que Pizarnik avait de son vivant fait de l’excellent travail pour construire son personnage.
Il faut admettre que le mythe de la poétesse suicidée dépasse de partout, que sa force d’attraction oblitère presque le reste.
Et puis, l’époque de Pizarnik et la nôtre ne sont sans doute pas assez éloignées. Des désaccords internes, entre proches et successeurs, peuvent presque se discerner, même entre les lignes des préfaces et des articles scientifiques. Des silences demeurent, bien qu’invisibles sous la masse du millier de page de l’édition espagnole (Diarios, 2013).
Moins curieux, dans ce cas, que le projet d’édition et traduction en français des œuvres complètes de la poète, qui a lieu depuis plus d’une décennie chez Ypsilon, soit autant le bienvenu.
Pas de recul, plonger à neuf dans « une pensée et une langue alejandrines » (48).
Qu’est-ce qui se mérite une place dans un « journal d’écrivain·e »? Dans le cas des Années françaises de Pizarnik, se côtoient les introspections mélancoliques, cyniques ou érotiques, les descriptions-fantasmes, les réflexions philosophiques ou métalittéraires, les notes de travail et les brouillons, les poèmes en prose aux allures d’écriture de soi. Les contradictions typiques de l’écriture quotidienne apparaissent; la lucidité et l’épanchement se partagent les pages, l’intimité étrange, voilée, du journal d’écriture transparaît. Car Pizarnik est rarement plus littéraire que lors de ses années parisiennes, et son regard poétique s’exprime et se met en scène partout. « Il y a une erreur dans ma façon de voir. Je le pressens, mais je ne sais pas en quoi. Je ne fais que renifler chiennement que je mens.[[Hay un error en mi visión. Lo presiento pero no sé dónde está. Únicamente husmeo caninamente que miento. (Diarios, 553)]] » (193) En quête du « perpétuel état de poésie » (Diarios, 798), Pizarnik joue sans cesse sur la distance entre vie et écriture.
Parfois, j’aimerais m’enregistrer par écrit, corps et âme : rendre compte de ma respiration, de ma toux, de ma fatigue, mais d’une manière inquiètement exacte, qu’on m’entende respirer, tousser, pleurer (si j’arrivais à pleurer). Je sais maintenant pourquoi j’ai écrit mon « journal d’heures » en 1955. Mon insensibilité me fait peur, sans aucun doute, et l’impossibilité de m’annexer par les moyens courants du monde extérieur. Voilà pourquoi j’aimerais aller jusqu’à faire l’amour par écrit, si c’était possible, si c’était possible1. (97)
Et voilà pourquoi, selon la chercheuse Mariana Di Ció, tous les cahiers de Pizarnik servent la même fonction : l’amalgame. Les « Journaux » et les « Carnets », séparés en deux collections aux archives à Princeton, devraient être considérés sur un pied d’égalité. Dans leur forme, au moins, ils sont semblables, et puis, chez Pizarnik, les espaces biographique et littéraire se mêlent dans leurs langages (2014, 56). À la vingtaine de « Journaux », s’ajoutent donc une trentaine de « Carnets », encore inédits. Et donc la question revient : quoi inclure? Chapitre VIII — Des chants de Maldoror aux Poésies. Recopier 67, premier paragraphe (173) a-t-il la même valeur que J’ai dû rêver cette nuit d’une chose très importante (164) ou que La rime? Ou peut-être chercher de nouvelles contraintes (239) ou encore que Trop de bleu dans le ciel, orange aux pointes des cygnes, reflets dans le lac, début de vert naissant sur les arbres et dans ma mémoire (209)?
Si on accepte le postulat de Di Ció voulant que la « forme Pizarnik » se déploie partout, qu’elle empiète sur toutes les surfaces, telle une esquisse infinie… faudrait-il donc simplement tout y mettre? Faudrait-il affronter cette masse de matériau, cette « quantité infernale » (2014, 38) et l’apprivoiser, jusqu’au moindre de ses traits, de ses rayures? Quitte à perdre un produit plus attrayant à la lecture (considération légitime, malgré tout). Quitte à perdre le fil du récit. La joie de parcourir les journaux se trouve peut-être là, justement, dans le fait d’être déjoué·es sans cesse.
Alejandra Pizarnik opérait elle-même une autocensure de ses écrits, soucieuse de présenter la bonne image, d’éviter certains sujets. Elle publie des passages de ses journaux de son vivant, mais clarifiés, épurés. Ces extraits existent donc en plusieurs versions, exemplaires du flou qui entoure les papiers Pizarnik.
Ce flou demeure aujourd’hui : l’éditrice de la version espagnole et proche de Pizarnik, Ana Becciu, a travaillé avec une certaine latitude. L’édition espagnole ne laisse aucune trace de ce qui a été enlevé. Aucun […]. Les sujets sensibles : lesbianisme ou bisexualité, ou ce qui a trait à la famille de la poète et la présente dans une lumière crue. Le dernier cahier, qui fait pourtant partie de l’ensemble des « Journaux », reste à ce jour inédit – trop violent, trop personnel. D’autres coupures sont plus difficiles à comprendre : l’appréciation d’une symphonie de Beethoven par exemple (Piña 2017, 31).
Clément Bondu, de son côté, a moins de marge de manœuvre : postface, notes, et bien sûr, traduction (grand pouvoir, tout de même). L’édition française se base sur le premier travail de tri de la version espagnole – le texte reste le même –, mais elle réussit pourtant, paradoxalement, à améliorer ce texte. Les initiales qui le parsèment sont précisées. Les allusions ou citations sont explicitées en notes, ce qui n’était pas le cas en espagnol. Ces notes enrichissent de beaucoup la lecture (les 1000 pages de l’édition espagnole en ont deux fois moins que ce deuxième tome à lui seul).
Je pourrais entrer dans de longs détails : le découpage en trois tomes, puis selon les différents cahiers, faisant allusion à la matérialité des feuillets originaux, jusqu’au papier, à la grosseur des caractères, qui au contraire font de l’édition Lumen une sorte de Bible impossible à manier. Mais je m’arrêterai au texte : malgré les lacunes d’édition, parcourir quelques centaines de pages des journaux de Pizarnik, et quatre années de ses écrits, même incomplets, devrait nous transmettre quelque chose : une énergie, une trace, des angoisses et exaltations, une poésie. Et cette énergie y est, le personnage Pizarnik aussi.
Traduire le journal semble plus aisé que les recueils, instinctivement, mais l’exercice est plus complexe qu’il ne paraît. Car la prose diaristique de Pizarnik frôle constamment la poésie. La recherche poétique est vitale, quotidienne, nous répète-t-elle, et les cahiers en conservent les traces. Un passage comme celui-ci (et ils sont nombreux) en dit moins sur la psyché de Pizarnik qu’il nous renseigne sur les métaphores qui l’habitent et les registres poétiques qu’elle emprunte, teste :
Chante, ma petite nuit, chante en moi, petite nuit de cloches et de silences, chante et aide-moi à oublier cet oubli mystérieux d’un lieu de bonheur total. Chante, ma petite nuit, que la solitude ne reste pas seule, qu’on y murmure, qu’on y gémisse, que les horribles bruits assoiffés de la montre deviennent les échos de cavaleries rêvées. Instant matrice, mère de mon instant, insiste pour me hisser de ce sol désolé, de cette pesanteur sans chant, enchante-moi, mère, de tout ce qui gémit petitement en ce monde grand et sans eau. Aridité de l’imminence : on croit arriver, et la montre donne l’heure de la raison, sagesse à la montre, bon sens au moi. Oubli, oubliance, oublieusement.2 (206)
La traduction de Clément Bondu n’a rien d’encombrant, tente de maintenir une simplicité, particulièrement visible dans ses choix de temps de verbe. Il modifie les structures là où c’est nécessaire, mais se fait discret, précis. L’objectif semble être d’aller au plus direct, au creux de l’expression. L’équilibre entre langage du quotidien et langage poétique est maintenu. Dans la transition entre l’espagnol plus dramatique et le français plus plat (dans leurs langages), cela aurait difficilement pu être mieux accompli. Il manque parfois une certaine énergie dans les passages plus poétiques, un certain rythme, mais c’est probablement inévitable, à moins d’aller vers une traduction expérimentale. Et ce ne serait sans doute pas idéal, pour arriver à cette simplicité, pour maintenir les tournures typiques de Pizarnik : fragmentées et amples à la fois. Petites et immenses. « Je ne sais rien. Je sais certains yeux. Suffisant pour vivre, jour étrange aux signes sur les murs.3 » (245)
Si la Pizarnik qu’on retrouve en français n’est pas tout à fait la même qu’en espagnol… le « personage alejandrino » est aussi une traduction et une mise en scène. L’enjeu, toujours : à quel degré avons-nous affaire à un journal spontané?
Il y a les mots de l’autrice, en 1962 : « Mais ce dont je n’ai pas envie, c’est reprendre l’ancien jeu du journal-culotte-intime. » (85)
Il y a la similitude entre les voix du Journal, des poèmes écrits en français, des poèmes d’Extraction de la pierre de folie ou d’Arbre de Diane… Pizarnik séparait-elle réellement ses pratiques, lors de ces années parisiennes particulièrement littéraires?
Il y a les observations de Mariana Di Ció, sur l’étrange homogénéité du lot « Journal » (2014, 53). S’agirait-il finalement de textes recopiés et édités par la poète? D’une réécriture?
Ou, au contraire, d’un long brouillon? D’un jeu linguistique?
D’un exutoire?
Chose certaine, le Journal nous donne accès au regard poétique de Pizarnik, au huis-clos avec elle-même et avec le langage, à ses relations avec les autres, mais comme objets de désir ou jeux de miroir. La perspective est extrêmement resserrée : Paris y est, mais n’y est pas. Les autres y sont, sans y être. Et Pizarnik y est, mais n’y est pas.
« Dessous c’est moi Alejandra4 »?
Selon Edgardo Dobry, impossible de tirer des conclusions tant que toutes les archives ne seront pas sorties de leurs boîtes : « dans son cas, la transformation est progressive, conformément à une postérité qui ne restera jamais la même jusqu’à ce que l’inédit et l’expurgé soient, enfin, à la portée des lecteurs5 » (2023, 5). Alejandra Pizarnik deviendrait ainsi à chaque parution plus complexe, plus complète. Ou plus incomplète?
Nous perdrons-nous plutôt dans le labyrinthe des papiers? Nous étourdira-t-elle plutôt de ses images, de ses facettes?
« Il y a mes voix qui chantent6 ».
S’agit-il d’une tâche perdue d’avance?
Oui.
Et non.
- 1A veces me gustaría registrarme por escrito en cuerpo y alma: dar cuenta de mi respiración, de mi tos, de mi cansancio, pero de una manera alarmantemente exacta, que se me oiga respirar, toser, llorar (si pudiera llorar). Ahora sé por qué escribía mi «diario de horas» del año 55. Sin duda me asusta mi insensibilidad y lo imposible de anexarme por los medios comunes al mundo externo. Por eso, hasta quisiera hacer el amor por escrito, si ello fuera posible, si ello fuera posible. (Diarios, 453)
- 2Oh canta, canta, canta en mí, pequeña noche de campanas y silencios, canta y ayúdame a olvidar este olvido misterioso de un lugar de dicha total. Canta, mi pequeña noche, que la soledad no esté sola, que se murmure, se gima, se vuelvan ecos de caballerías soñadas los horrendos ruidos sedientos del reloj. Instante matriz, madre de mi instante, insiste de izarme de este suelo desolado, de esta gravedad sin canto, encántame madre de todo lo que gime pequeñamente en este mundo grande y sin agua. Aridez de la inminencia: se cree llegar y el reloj da la hora de la razón, cuerda al reloj, cordura al yo. Olvido, olvidanza, olvidadizamente. (Diarios, 567)
- 3No sé nada. Sé unos ojos. Suficiente para vivir, día extraño con signos en los muros. (Diarios, 608)
- 4Alejandra Alejandra / debajo estoy yo / Alejandra
- 5Con Pizarnik, la eternidad debe tener paciencia. Porque en el “Le tombeau d’Edgar Poe” la metamorfosis es inmediata, sucede enfin (“Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change”), en tanto que, en este caso, es una transformación progresiva, conforme a una posteridad que no permanecerá igual a sí misma hasta que lo inédito y lo expurgado esté, enfin, al alcance de los lectores.
- 6Son mis voces cantando / para que no canten ellos, / los amordazados grismente en el alba, / los vestidos de pájaro desolado en la lluvia.
It’s my voices that are singing / so the others can’t sing / those figures gagged grey in the dawn, / those dressed in the rain like desolate birds. (Extracting the Stone of Madness, 22-23)