18.10.2024
Pamphlet n’est pas un anglicisme
Maxime Blanchard, écrivain de l'impardonnable
Au Québec, on n’a droit ni aux ruines, trop grandioses, ni à la mort, trop solennelle. Plus qu’ailleurs encore, les monuments et l’apparat ont mauvaise presse.
Un jour ou l’autre – c’est ce que je croyais – cette figure malade, bileuse et introvertie […], l’écrivain, cette espèce d’écrivain-là, serait vouée à l’extinction.
Dans l’après-coup du décimal et pourtant totalisant « non » référendaire, La mère patrie de Maxime Blanchard est une pierre jetée dans les eaux stagnantes d’un Québec que l’auteur aurait espéré tout autre, destiné qu’il était à une grandeur brièvement entraperçue. Mais, contrairement à son fleuve, le peuple laurentien n’a pas su creuser son sillon vers l’océanique.
À travers autant d’allers-retours entre le Québec de jadis, lourd de promesses, et celui d’aujourd’hui, fier de son propre avortement, Jérôme Dagenais, protagoniste du livre, lèche une plaie encore ouverte. Et pour cause, est conscient, ici, celui qui de son intransigeance épuise « son talent et son énergie à haïr son pays » (Blanchard 2024, 100), soufflant sur quelque tas de braises résolument éteintes. Les différentes entrées qui jalonnent La mère patrie répètent ainsi, litaniquement, une série d’histoires auxquelles le Québec, en tant que non-événement volontaire, n’aura su donner ni la forme justifiée du récit ni celle plus énigmatique mais non moins digne du véritable recueil poétique. De fait, autant de rebonds pour que dure encore un peu l’éloge funèbre, les paysages visités par Dagenais, qu’ils soient européens ou québécois, sont communément perdus dans l’ailleurs de ce que le Québec n’aura su être : un pays. Mais bon, n’en déplaise à ce même non-pays,
Jérôme souhaiterait transcrire une culture québécoise moribonde. Il voudrait que des lecteurs de l’avenir, improbables mais espérés, assimilés à l’anglais mais curieux de leurs origines obscures, peut-être même chagrinés par cette obscurité, sachent qu’un auteur avait senti venir la fin. Quelqu’un avait consigné le déclin, quelqu’un avait écrit l’agonie : voilà l’ambition de Jérôme. (Ibid., 120)
Et ce, quand bien même sache-t-il qu’« [a]insi briguer la postérité, ainsi bâtir un mausolée en faisant fi du présent, passera sans conteste pour un manque de modestie. Au Québec, on n’a droit ni aux ruines, trop grandioses, ni à la mort, trop solennelle. » (Ibid., 120)
Des imprononçables consonantiques de la Mitteleuropa aux bleds sanctifiés du Québec profond et des stars filantes de la filmographie québécoise aux cris byzantins de Constantin XI, le livre est un oxymore fulgurant. Et bien qu’il soit vrai, comme l’affirma ce qu’il sied poliment d’appeler la « critique » d’un journal dont l’obligation n’est que nominale et non pas (non plus?) celle d’un devoir envers l’intelligence du littéraire, que le livre de Maxime Blanchard ne propose pas de justification suffisante à la battue de ses phrases, sa verve, son fiel, son vitriol décapent un bois gravé d’espoir. Doutez-vous bien qu’autrement l’écrivain serait de ceux et celles qui se lèvent, contents, que dis-je, euphoriques, devant la moindre couche remplie par les acteurs de la scène qui s’offre à eux. Encore, encore, encore! Vite, des étoiles en guise de critique! Après tout, quitte à donner dans le plat réchauffé…
Alors oui, certes, pas de positif. Ni rachat ni pardon. Mais bon, nous est-il rappelé, le pardon est après tout la vertu d’un siècle passé (entendez dépassé). Celle d’une époque où le Québec a magistralement su jouer, le temps d’un premier acte, le rôle d’un jeune provincial du nom de Rastignac :
Il regarde l’Hommage aux fondateurs de Gaboriau et d’Osterrath, vitrail de 1969 qui surplombe le quai du métro : le présent s’enracine dans le passé qui propulse l’avenir. Pendant sa période la plus nationaliste, un âge d’or, le Québec a été un lieu plein de vitalité. À Montréal, ville moderne, s’exprimait une culture incomparable. Ceci est un exposé d’amertume. Il voulait que le Québec fût mirobolant. Il voulait que Montréal fût grandiose. Il voulait que les Québécois fussent héroïques. Il l’a souhaité, espéré, imaginé. Son mépris naît d’une déception complète. (Ibid., 218-219)
« Je continue de vivre pour continuer d’aimer le passé dans ce présent insupportable » (Ibid., 233); psalmodiant ces mots de Pasolini, Maxime Blanchard épouse la prose d’une Annie Le Brun rendant hommage à l’œuvre volcanique du Marquis de Sade ou bien celle, grinçante et de toute façon impardonnable, de Philippe Murray, posée en barrage contre les inepties du siècle nouveau. Ajoutez Bloy. Ajoutez les essayistes littéraires de ce Québec nostalgique : Robin, Nepveu, Roy, Brault, Belleau, Théoret, Vadeboncœur, Lévesque, Larose, Issenhuth. Ajoutez les voix d’un temps qui manque, où Lyotard répondait à la commande hautement postmoderne du gouvernement québécois et où Cixous était éditée aux côtés de Madeleine Gagnon, dans leur commune Venue à l’écriture.
L’auteur connaît les répliques, aussi justifiées soient-elles. Soit, répond-il. Il n’est ni journaliste, ni politicien, ni sociologue. Il est écrivain, de cette sorte bileuse et belliqueuse dont parle magnifiquement Camille de Toledo, qui ne répond de rien, sinon de l’ultime nécessité de penser en se mettant le monde à dos, quand bien même cela implique de mourir seul :
Depuis toujours, la vieillesse assagie déplore les fredaines de la jeunesse […]. Le passé n’avait rien d’enchanteur pour les femmes et pour les minorités […]. Comme ces réfutations ne convainquent pas le nostalgique, ses contradicteurs lui assènent les avancées de la médecine. L’allongement de l’espérance de vie, argument massue, ne le rallie pas davantage. […] Avez-vous lu Selma d’Ava Duvernay, lu Virginia Woolf? demande-t-il. Si le passé est enjolivé par une nostalgie qui en biffe les désagréments, le présent est tout autant tissé de mensonges, d’hypocrisies et d’omissions qui permettent d’y vivre; quant à l’avenir, il est entretenu d’illusions qui s’avéreront des erreurs et des impostures… (Ibid., 227-228)
Le Québec en sait d’ailleurs quelque chose de cette vieillesse dont l’espérance de vie s’est allongée pour mieux mourir seule, abandonnée à son histoire, derrière les rideaux d’un CHSLD où le mot « dignité » est chuchoté telle la réplique d’une œuvre désormais bannie.
Mais bon. N’empiétons pas sur les plates-bandes des journalistes… Encore faudrait-il que la littérature (eh oui, même sous sa forme essayistique), ait encore le droit de parler en ses propres termes d’une histoire dont elle sait, elle aussi, quelque chose. Après tout, Sade et Arcan sont morts pour les péchés de la littérature. La dette a été christement payée.
Si, disait Le Brun, on n’enchaîne pas les volcans, se tenir auprès des secousses passées de ce Québec espéré par Maxime Blanchard est une véritable expérience littéraire. Insupportable, limite, bornée, inflexible, impardonnable, certes, mais surtout, injustifiable. Et ce jusqu’au point de combustion où cela devient, magnifiquement, la marque même de la littérature et de l’espoir surdimensionné qu’elle alimente. Au point, peut-être, où l’envie me prend de dire que cet extrême de l’illusion n’a d’égal que l’amour préalablement placé en une province dont le récit s’ouvra infiniment pour se clore en queue de poisson. Facile de ne pas être chagrin, colérique, malade, lorsqu’on est détaché d’un tel territoire. Lorsqu’on ne se donne de l’histoire qu’une seule définition. Celle de Maxime Blanchard esquisse fantasmagoriquement un Québec proustien, oui, woolfien, oui, tacitéen même, mais surtout et également, québécois, c’est-à-dire : irrésolu.