Nouveaux empires
Compte rendu de Critique de la démocratie balistique de Robert Kurz
Robert KURZ, Critique de la démocratie balistique, Paris, Mille et une nuits, 2005.
Après la chute de l’empire soviétique, alors que la tendance était de voir en cet effondrement le symbole d’une fin officielle et absolue du régime communiste, voire la fin de l’histoire (Fukuyama), Robert Kurz proposait une thèse opposée : la chute de l’URSS représente le début de l’auto-destruction du système capitaliste. Avec ses deux essais Critique de la démocratie balistique et Moudjahidine de la valeur, Kurz s’en prend à l’esprit candide de la nouvelle gauche proguerre : « Ce que sécrètent les tardo-éclairés de gauche qui se rallient à la guerre représente toutefois vraiment la réaction idéologique la plus stupide et la plus obtuse face à la barbarie mondiale qui menace. »
Le problème de ce que Kurz nomme « la gauche belliciste » est d’ordre intellectuel. On juge souvent faciles et simplistes les positions antiaméricaines qui s’en prennent à l’attitude guerrière des États-Unis. Kurz inverse cette tendance : c’est bien au contraire l’attitude réfractaire de cette gauche occidentale belliciste qui relève d’un manque de théorie et de réflexion critiques solides. La fin du marxisme symbolise le début d’une gauche bancale puisqu’elle entraîne un délaissement de la théorie critique. Ce qui entraîne à son tour une certaine gauche à juger légitime un complexe militaire qui sert à asseoir un système autoritaire fondé sur l’inégalité. La notion assez récente de néo-impérialisme constitue un remplacement inconsistant de la notion de capitalisme. Cependant, Kurz ne se prononce pas ici sur la théorie de l’empire élaborée par Michael Hardt et Antonio Negri auquelle il a consacré un essai complet.
Il réfléchit plutôt sur cette question : comment en est-on arrivé à l’avènement d’une gauche qui supporte la guerre capitaliste ? D’abord, Kurz trouve les racines de cette tendance dans l’idéologie antiallemande apparue après le nazisme. Kurz touche à un problème peut-être plus particulier à son pays. Une allergie idéologique à tout ce qui se rapporte à l’Allemagne (comme si elle était souillée à jamais du nazisme) entraîne effectivement la gauche vers des positions et des « interprétations comiques de la part d’individus par ailleurs intelligents » (p. 59). La gauche démocratique antiallemande a qualifié Milosevic de pacifiste pour la seule raison qu’il s’opposait à l’impérialisme allemand. Ce même mouvement a soutenu la guerre du Golfe, y voyant la préparation d’un nouvel Auschwitz par un Saddam Hussein qui serait la réincarnation d’Hitler. Ils craignent finalement que les talibans soient « sur le point d’envahir l’occident depuis leurs montagnes d’Afghanistan et d’établir un empire mondial de la terreur inspiré du modèle des nazis. » (p. 64).
Ensuite, la présence d’un féminisme athéiste issu de la petite bourgeoisie occidentale – au sein duquel Kurz décèle une portion « nationaliste raciste » – attaque des systèmes patriarcaux religieux et justifie ainsi la raison d’être d’un empire occidental qui entre en guerre. Ces mouvements féministes athéistes cachent leur racisme et leur mépris du religieux sous des discours humanitaires hypocrites.
Par l’expression « les tardo-éclairés de la gauche belliciste », Kurz réfère à une recrudescence de la philosophie des Lumières (l’Aufklarung) dans le paysage actuel – ou peut-être n’a-t-elle jamais connu d’éclipse ? Kurz ne se gêne pas : l’Aufklarung est une philosophie raciste plus ou moins bien camouflée. L’hypocrisie et le cynisme qu’on reconnaît aujourd’hui dans les discours des stratégies américaines (plus précisément par les expressions « guerre préventive », « guerre humanitaire » ou « état d’exception ») ne sont pas nés avec le républicanisme américain ni avec la nouvelle guerre d’ordre mondial. Ils prennent plutôt racine dans l’idéologie et l’attitude des représentants de l’Aufklarung. La stratégie démocratique des États-Unis et de l’ONU représente simplement une réincarnation défigurée des idéaux véhiculés par les discours de Rousseau, Voltaire et Kant. Le projet de paix perpétuelle de Kant, par exemple, s’est plus ou moins actualisé avec l’ONU pour légitimer la morale du plus fort. L’esprit raciste de Kant est imprégné dans les mentalités occidentales notamment chez les prodémocrates prétendument humanistes qui ne cessent de justifier leurs propres intérêts en se considérant comme les « bons de ce monde ». Pour Kurz, le projet de paix perpétuelle est le fondement même du mensonge et de l’hypocrisie des régimes capitalistes humanitaires.
Kurz a la gâchette facile quand vient le temps de qualifier l’autre de raciste. Mais toute position politique en défaveur d’un groupe (ou des valeurs et des actions d’un groupe) ne relève pas nécessairement d’une attitude raciale. La remarque qu’il fait à l’endroit des gauchistes qu’il accuse d’avoir supporté les terroristes tchétchènes (que Kurz juge fascistes) remet en question la vision du pouvoir et les préjugés de l’auteur : le terrorisme n’est pas barbare s’il attaque l’empire capitaliste, mais il est fasciste s’il revendique le retrait de l’occupation militaire russe du territoire tchétchène.
En fait, l’anticapitalisme radical de Kurz est la raison d’être de ses formules virulentes. Le constat de Kurz est qu’un certain pan de la gauche est entré dans « l’ontologie capitaliste ». En d’autres mots, la gauche belliciste démocratique a été piquée par les bienfaits de la consommation superflue et a adopté le mode d’existence du bourgeois. Cette nouvelle gauche respecte en gobe-mouche un système qui au fond leur profite et dont ils se satisfont, quitte à ne plus se soucier des moins nantis. Cette gauche admet bien que la nouvelle guerre repose avant tout sur des intérêts économiques (plus qu’idéologiques, nationalistes ou territoriaux). Personne ne voit plus l’intérêt d’une remise en question du système capitaliste, ou d’une critique de l’économie. Cela parce qu’une telle critique est associée à l’idéologie communiste dont le système a reconnu l’échec, à une philosophie jugée dépassée, inefficace, à une vieille utopie romantique. Selon Kurz, c’est un danger de dire et de croire que le système capitaliste est le bon système en raison de la chute du communisme. On valorise ainsi un système basé sur la compétition, le désir de pouvoir, l’agression, l’égoïsme et ne pouvant être qu’auto-destructeur dans son fondement.
Ses attaques plutôt généralistes sont d’un intérêt polémique certain. Implicitement, sa critique de la tendance réfractaire à la critique montre que le dualisme qui opposait jadis la gauche et la droite s’est transformé en un pluralisme des positions idéologico-politiques, et, dans certains cas, à une confusion de celles-ci. Probablement en raison de sa position marxiste, Kurz veut revenir à un duel : si une certaine gauche lâche supporte la guerre de l’empire capitaliste, elle fait partie d’un pouvoir dominant à qui il faut s’en prendre.