Modernités arabes : compte rendu du colloque des 3 et 4 mai 2002

Vincent BOUCHARD
Université de Montréal
15 octobre 2002

Modernités arabes. Colloque organisé par le Département de littérature comparée de l’Université de Montréal et le Centre de recherche sur l’intermédialité (CRI), sous la direction de Silvestra Mariniello, Université de Montréal, 3 et 4 mai 2002.

Qu’est-ce qu’être un arabe aujourd’hui ? Cette large question s’ouvre sur une série de problématiques : le questionnement des notions d’identité, de communauté ; peut-on parler de communauté arabe ou de nations arabes ; comment un individu peut-il se définir à l’intérieur de ses entités collectives. Elle s’insère également dans des perspectives plus larges, autour d’une réflexion sur la culture arabe, les cultures arabes. Comment penser l’arabité dans un contexte particulier, au croisement de courants souvent contradictoires. D’un côté, elle puise dans un héritage riche et englobant où la religion islamique a une place prépondérante. De l’autre, son milieu sociopolitique est profondément marqué par le postcolonialisme.

Au croisement de toutes ces lignes de réflexion, l’atelier a mis au jour de nombreuses questions. Les intervenants, d’origines et de parcours très variés, nous ont permis d’aborder un monde d’une grande complexité historique, politique et culturelle. Ce compte rendu ne se veut pas objectif. N’étant pas un spécialiste, je ne pourrai nécessairement pas saisir toutes les ramifications des discours et des débats. Cet atelier a justement révélé, d’un côté, l’exigence de connaître de plus près les aspects culturels et historiques du monde arabe, de l’autre, la richesse et la complexité de ce monde. Ce texte ne peut être exhaustif tant les discussions ont été riches et passionnées. Suivons un fil, par exemple, celui de la question de l’identité.

Durant ces deux journées, une fracture s’est progressivement dessinée entre ce que l’on peut appeler deux générations. Pour les premiers, la question de l’identité arabe peut être définie autour d’éléments comme la religion (ou plusieurs), la langue (ou plusieurs), d’un lieu géographique, plus ou moins large (note : ces approximations font référence aux débats passionnés, en particulier entre MM. Elias Khoury, Slimane Benaïssa et Burhan Ghalioun ; je ne veux ni ne peux entrer en détail dans cette tentative de définition de l’identité arabe.). Les contours de la culture arabe se dessinent alors en fonction de frontières, clairement identifiées, entre l’Orient et l’Occident, entre une pensée linéaire et laïque et une pensée unaire, entre le concept de l’État laïque et le concept de la Communauté. Ces analyses, basées sur des schèmes de pensée européens, permettent, à partir d’une légère simplification, de rendre compte de manière efficace, d’une réalité complexe. Cependant, cette définition a rapidement montré ses limites, lorsque l’on s’est approché des frontières entre l’Orient et l’Occident. Si l’on regarde des parcours individuels, la séparation nette devient floue.

Ragnhild Johnsrud nous a présenté différents cas de mariages mixtes, en Europe, de nos jours et au Moyen Âge. Dans l’Espagne du XIe siècle, cette question des mariages mixtes concerne la gestion des rapports entre deux communautés : il peut être l’objet de négociations, entre tradition et invention sociale. Le problème est complètement différent à notre époque : comment vivre dans une communauté qui ne reconnaît pas les mêmes valeurs que l’État-nation dont on dépend ? C’est l’écartèlement que vivent la plupart des personnes d’origine arabe immigrées en Europe. Les valeurs de leur communauté d’origine sont parfois en contradiction avec celles de leur pays d’adoption, basées sur un État laïque. Le problème ne se résume pas à un affrontement entre deux communautés. Certains individus ont commencé un métissage entre les deux cultures : la frontière entre l’Occident et l’Orient passe maintenant par eux. Ils vivent une crise identitaire.

Au-delà des malentendus et des problèmes sociaux que cette crise soulève, elle est révélatrice d’un processus plus universel : le métissage, les échanges culturels se généralisent sur la planète. Qu’on le veuille ou non, qu’on le craigne ou qu’on le souhaite, l’augmentation des échanges commerciaux, la facilitation des communications (information, transport), produisent un métissage culturel. Cette influence peut sembler unilatérale : elle peut ressembler à de l’impérialisme à l’américaine. L’influence de la culture populaire américaine est très visible dans toutes les couches des sociétés arabes. Al-Jazira, par exemple, peut sembler n’être qu’une simple copie de CNN. Évidemment, le modèle a été transformé ; on a recyclé certains éléments, on a surtout adapté la chaîne au public des pays arabes. Al-Jazira permet, petit à petit, de rétablir le rapport de force dans le monde de l’audiovisuel : les exclusivités de la chaîne Qatar ont été largement rediffusées en Occident. Peut-on parler de retour d’influence, dans tous les domaines, politique, culturels, philosophiques ?

Les intellectuels arabes ne nient pas l’influence sur leur formation des modes de penser Européens. La psychanalyse, héritage cultuel de l’Occident, permet de tracer une ligne de démarcation précise entre l’Orient et l’Occident, entre les principes d’État-nation et de communautarisme (note : voir la très belle démonstration de M. Karim Jbeili). Quelle est la valeur de cette identité arabe construite à partir d’un point de vue très occidentalisé ? Cette question ne se veut absolument pas polémique. Cependant, il est intéressant de se demander quelle est la place, le rôle social, d’un intellectuel arabe moderne, en sachant que les valeurs de la modernité ont été exportées de manière contradictoire en même temps que la colonisation (note : comme nous l’a très bien montré M. Samir Saul.).

Une fois encore, malgré les apparences, l’influence n’est pas aussi unilatérale. En Occident, de nombreux penseurs remettent en cause les bases même du linéarisme intellectuel occidental, parfois en s’inspirant de modes de penser venant d’Orient. Si les limites, les frontières, la définition précise d’une culture, d’une identité ont existé dans le passé, ce n’est plus d’actualité. Cette abstraction pouvait encore paraître vraisemblable il y a quelques décennies. Il faut maintenant dépasser la notion d’identité, à la recherche d’un concept plus adapté.

C’est ce que Réda Bensmaïa a très clairement démontré, en se posant la question de son identité arabe. « Qu’est ce qu’être un arabe aujourd’hui ? Suis-je arabe ? » En niant l’être, il a remis en cause une topographie figée de l’arabité. Il nous faut redéfinir la notion même d’identité et pas seulement dans la culture arabe. Cette tâche peut sembler plus urgente dans des régions où la crise est visible, par sa violence. Cependant, elle concerne chacun, dans sa communauté, entre sa communauté, entre ses communautés.

Peut-être existe-t-il des pistes de réflexion du côté de la notion d’eccéité telle que Gilles Deleuze l’a mise en place (Deleuze et Parnet 1996 : 112). Le sujet est une abstraction construite par la société pour définir clairement les contours de chaque individu. Si l’on dépasse cette simplification, on s’aperçoit que l’individu est entre une multitude d’éléments, en interaction, entre des flux plus ou moins rigides, plus ou moins contraignants. Il est au croisement de lignes structurantes, de lignes souples et de lignes de fuites, construites autour de son sexe, de son âge, de sa place dans la société… Chaque influence, politique, culturelle, religieuse, contribue à le définir. Cependant, cette construction est constamment en évolution, toujours en mouvement. Chaque individu se crée un devenir entre différentes lignes structurantes, certaines conservatrices, d’autres évolutives.

Réda Bensmaïa nous a démontré comment la modernité, en faisant évoluer l’individu, l’amenait à trahir son origine, à se déterritorialiser. C’est peut-être ici que l’intellectuel a un rôle, une tâche, une responsabilité envers sa communauté : permettre aux individus de prendre conscience de la complexité de leurs identités, de leur côté mouvants ; aider le peuple à s’adapter à un territoire toujours en mouvement, à évoluer en se déterritorialisant.

Et ceci ne concerne plus que les modernités arabes.


OUVRAGE CITÉ