Mes bien chères sœurs, parlons
Entrevue fictive avec Chloé Delaume
DELAUME, Chloé. Mes bien chères sœurs , Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2019.
En réaction au mouvement #metoo, l’autrice française Chloé Delaume prend la parole et balance ses porcs. Sa plume, emportée par l’effervescence d’une quatrième vague féministe qu’elle veut faire reposer sur la force de la sororité, n’aspire pas à lâcher l’ancre, mais bien à poser ces maux que représentent les harcèlements et agressions sexuelles ou encore le sexisme ordinaire et quotidien – telle une encre indélébile que les oh! de cette quatrième vague féministe ne font qu’imprégner. Mes bien chères sœurs est un essai surfant sur une sériosité trouble mais présente sur le ton de l’humour. C’est au sujet de son contenu que l’autrice nous fait l’honneur de revenir, telle une escale au port de Post-Scriptum .*
Flora Roussel : C’est avec grand plaisir que je vous accueille et je suis particulièrement ravie que vous ayez accepté de parler. Après tout, Mes bien chères sœurs est un appel à la prise de la parole activiste, presque un passage des mots aux gestes. Vous réagissez à votre manière au mouvement #metoo, aussi connu sous le hashtag #balancetonporc en France : qu’est-ce que ce mouvement vous a fait reconnaître?
Chloé Delaume : Merci de m’avoir aujourd’hui, de me permettre de « [d]evenir celle que je voulais, personnage de fiction. » (Delaume, 2019 : 27) #balancetonporc, #metoo, c’est un mouvement de sœurs inconnues qui se réunissent. J’ai pu me rendre compte de cette force d’union même dans la différence. Car « [e]n dépit de toutes nos positions personnelles, de nos parcours individuels, nous partageons le fait d’être pensées par le monde des mâles alpha. Nous partageons le fait d’être perçues comme femmes et d’être traitées comme telles. » ( Ibid. : 62) Ce fut un besoin, un désir d’aborder le féminisme d’aujourd’hui, de traiter de ce qu’il se passe aujourd’hui : une union, une force qui, je l’espère, sera toujours grandissante. Et puis, vous savez, « [l]e patriarcat bande mou. Quelque chose est pourri au royaume de la flaque, les indices et symptômes croissent et se multiplient. À se regarder jouir de son impunité, le mâle alpha n’a pas vu surgir l’obsolescence de ses propres attributs et fonctions symboliques. » ( Ibid. : 9)
F.R. : Vous soulevez deux points importants, je dirais. Cette prise de parole permettrait de rendre visible l’invisible d’une façon double : cette maladie qu’est le patriarcat qui ne pourrait plus ériger des monuments à son honneur à cause de son obsolescence, comme si les femmes, devenues visibles à leur manière, se levaient des ruines de l’alpha; et aussi cette violence que ces mêmes femmes veulent rendre visible, le trop-plein duquel ne peut être soustrait encore et encore un silence, un trop-plein qui ne peut être invisible, même si, parce qu’il est partout, on pourrait croire qu’il ne se voit pas. Ces deux points sont importants, car ils révèlent la nécessité de la prise de parole, sans en taire le backlash que les femmes qui osent élever la voix subissent. Est-ce que les mots sont pour vous un exutoire? Seraient-ils le moyen par lequel les femmes pourraient prendre place? Car vous écrivez que « [l]e langage, le choix de chaque mot, relève du politique. La question est de savoir comment s’en emparer. » ( Ibid. : 28) Les mots suffisent-ils alors?
C.D. : Dire, c’est exister. On le sait, « [l]e langage a toujours été une chasse gardée. Qui possède le langage possédera le pouvoir. » ( Ibid. : 27) « Ce qui n’est pas nommé n’existe pas. C’est valable tout le temps et absolument partout » ( Ibid. : 84-85). Donc il n’y pas de trop-plein qui rend invisible, mais un trop-plein qui vous éjacule à la face – entendons-nous, l’éjaculation féminine existe. Ensuite, les mots sont plus qu’exutoires, selon moi; l’écriture permet que « circulent les armes autant que la parole, pour que se pense un monde hors de toute érection » ( Ibid. : 98). Bien sûr, c’est à travers les mots que les femmes apparaissent, ne sont plus des objets relégués en cuisine ou au lit, sont des sujets s’affirmant d’une façon ordinaire, mais s’affirmant. Fini l’élitisme d’une parole édulcorée. Et non, les mots ne suffisent pas en tant qu’ils ne sont pas fin, ils sont début : ils sont la voie vers un féminisme actif, car « [d]e la sororité au féminisme actif il y a trois pas de fourmi. » ( Ibid. : 97)
F.R. : Justement, cette sororité, comment la concevez-vous? Vous écrivez : « L’usage est maître en son palais, la langue est vivante et à nous. Nous sommes un réel qui se nomme, s’accorde et se conjugue. Nous réalisons la sororisation. » ( Ibid. : 111) Une sororité alors qui se réapproprierait la langue, rendrait aux mots féminins ses lettres d’or. Mais n’est-ce pas retourner vers cet élitisme dont vous parliez il y a quelques instants? De plus, si l’on devait remplacer la fameuse devise française du « Liberté, égalité, fraternité » par « Liberté, égalité, sororité », est-ce qu’on n’institutionnaliserait pas un féminisme langagier, linguistique, un féminisme qui joue des mots pour contrer les maux, mais qui serait alors bien loin de ce quotidien dans lesquels les femmes se meuvent et dont elles tirent leur féminisme, un féminisme qui ne serait plus édulcoré justement? Qu’entendez-vous par cette affirmation dans l’ordinaire? Et de quelle manière cet ordinaire, ce quotidien serait le fond même de la sororité?
C.D. : « La sororité n’est en rien une question d’affect, c’est une éthique de vie. » ( Ibid. : 97) Une éthique de vie qui prône une égalité dans les échanges, une oreille et une main tendues vers toutes. Ce n’est pas une clique d’hystériques qui se regroupent, complotent, excluant celles qui ne veulent pas se ressembler. « Le terme sororité implique l’horizontal, ce n’est pas un décalque du patriarcat. L’état de sœur neutralise l’idée de domination, de hiérarchie, de pyramide. La qualité de sœur, expériences, âges multiples, le cercle est de paroles qui s’écoutent en égales. Différentes mais égales. » ( Ibid. : 92-93) Alors, l’ordinaire, c’est nous toutes, réveillées ou pas, maquillées ou pas, travaillant ou pas, nous toutes avec nos cheveux hirsutes du matin, notre regard endolori plus qu’endormi, nous toutes les sorcières que les mâles alpha, dans la plupart des cas, ne veulent pas comprendre, parce qu’« [u]n féminisme actif, [c’est] le retour de sorcières d’autant plus dangereuses qu’elles ont appris le sortilège d’unité. » ( Ibid. : 93) Je conçois la sororité dans la différence, tel un féminisme par la parole, par l’écoute. Cette horizontalité est clé : « [n]i déesse, ni maîtresse, modifier notre rapport à la domination, faire brûler les échelles avec les sets de table, surtout abandonner les concours de balconnets. En moules à gâteaux ou en seins, reste en commun la silicone. C’est valable aussi pour la mooncup, alors ne faites pas les malignes. Puisque pas de matriarcat, entendons-nous l’alternative ? » ( Ibid. : 98-99) En un mot : sororité.
F.R. : Sororité. C’est d’ailleurs sur ce mot que votre essai s’enroule, tel un serpent prêt à susurrer aux femmes de croquer dans la pomme car, oui, elles sauront le mal qu’elles subissent. Votre conjugaison finale dont l’humour politique essuie d’un revers de la main toutes contradictions avant même que celles-ci ne soient prononcées, est métaphorique de votre volonté de sororité qui se veut inclusive. Vous conjuguez alors comme tel :
Je sororise
Tu sororises
Elle sororise
Nous sororisons
Vous sororisez
Elles sororisent
Ils disparaissent
Iels vivent. (Ibid. : 121-122)
Vous faîtes fi du genre dans sa définition binaire, faîtes usage du féminin l’emportant sur le masculin, faîtes gloire à la sororité active par cette verbalisation. Il reste alors à se demander de quelle manière concrète, et j’entends ici, matérielle, verbale, palpable, vous envisagez cette sororité en action? Par les mots, vos armes?
C.D. : Les mots, bien sûr. Ma prédilection pour les mots ici, direz-vous, ne se comprend pas uniquement par une verbalisation d’encre sur papier, mais aussi par une verbalisation de paroles dans l’espace et le temps. Je crois fermement que « le jeu est la meilleure des armes. Puisqu’il s’agit au fond d’un jeu de société, redistribuer les cartes, changer la forme des pions, se déplacer sur le plateau, inventer d’autres règles, modifier les enjeux. » ( Ibid. : 118) C’est la raison pour laquelle je propose un « Badaboum Manifesto » ( Ibid. : 117). C’est tout simple, c’en est drôle comme on peut renverser le jeu d’un coup de baguette magique, par un sortilège, un mot. « Lorsque sur le plateau social un représentant du papatronat empile les remarques sexistes ou paternalistes, les joueuses en présence ont pour but de lui faire perdre l’équilibre en ponctuant chacune de ses saillies d’un “badaboum”. » ( Ibid. : 118)
F.R. ( rires ) : Donc, prendre le mal avec humour, se le réapproprier en le rendant visible, en fait, non, plutôt : risible…
C.D. : D’une certaine manière, oui. « Je sais que là, vous vous dites : quelle idée à la con. Je vous comprends vraiment, je vous avoue que moi-même, sur le coup, j’ai hésité. Mais je l’ai testé pour vous, avec quelques copines. Tu la sens bien, chéri, ma grosse déconstruction. » ( Ibid. ) ( rires ) Bref, un badaboum qui se joue « [à] partir de deux joueuses [et p]eut se pratiquer partout. » ( Ibid. )
F.R. : Et que se passe-t-il lorsque plusieurs axes opèrent en même temps? Cette sororité que vous tirez du sisterhood étatsunien ( Ibid. : 92), m’apparaît être une alternative, en effet. Mais comment agir lorsqu’une intersection particulièrement chargée d’axes déboule et chamboule cette partie de jeu? Car il faut aussi – et je dirais même, il faut absolument rendre visible toutes les discriminations.
C.D. : J’ai tant foi dans cette sororité car je crois à l’unisson dans la différence. Je me répète, « [n]ous subissons cette société, parce que affaiblies par la rivalité, l’agression par réflexe, et surtout la violence, dont peuvent faire preuve auprès des plus faibles les femmes devenues fortes, celles qui s’en sont sorties. Exercice du pouvoir et absence d’empathie. […] La sororité est une attitude. […] La sororité est incluante, sans hiérarchie ni droit d’aînesse. Cercle protecteur, horizontal. » ( Ibid. : 113-114)
F.R. : C’est donc sur ces mots que nous terminerons l’entrevue. Merci à vous pour cet échange créatif! J’espère pouvoir vous amener à discuter avec Françoise Vergès un jour. Elle amène un regard décisif sur le féminisme, notamment en élaborant sur la multiplicité des axes discriminatoires, prônant « un féminisme décolonial ayant pour objectif la destruction du racisme, du capitalisme et de l’impérialisme » (Vergès, 2019 : 12). Je pense que l’alliance est la solution, mais il reste à penser la façon dont on la conçoit.
C.D. : Merci à vous. Et très volontiers. « Une relation, des liens. » (Delaume, 2019 : 81)
* Il s’agit d’une entrevue fictive qui ne cherche ni à détourner les propos de Chloé Delaume, ni à écrire des mots à sa place en soi. Dans le but d’un compte rendu critique créatif, ce texte présente des arguments, mais l’échange entre les deux parties est imaginaire et imaginé.