L’Odyssée selon Emily Wilson : la traduction comme actualisation et comme éthique
Homer, The Odyssey, translated by Emily Wilson, Norton, 2017, 582 pages.
Dans le premier chapitre de Mimésis, Auerbach écrit, à propos de L’Odyssée :
Ce « monde réel » qui se suffit à soi-même et dans lequel nous sommes entraînés comme par magie ne contient rien d’autre que lui-même ; les poèmes homériques ne dissimulent rien, on n’y trouve ni enseignement ni sens caché.[1]
Face à un texte de cette nature, dépourvu d’arrière-plan qui pourrait être mis en lumière par l’interprétation et rendu d’autant plus transparent par les siècles passés à le décrire, l’analyser et le disséquer, la défamiliarisation que Victor Chklovski pose comme premier critère de distinction du langage littéraire ne semble pas pouvoir s’appliquer. Comment, en effet, un texte qui ne dissimule rien et qui a été expliqué sans relâche par la critique pourrait-il encore provoquer un sentiment de défamiliarisation ? Les traductions et les retraductions continuelles des œuvres littéraires répondent en partie à cette question. Dans l’introduction à sa traduction anglaise de L’Odyssée parue en 2017, Emily Wilson écrit :
The shock of encountering an ancient author speaking in largely recognizable language can make him seem more strange, and newly strange. I would like to invite readers to experience a sense of connection to this ancient text, while also recognizing its vast distance from our own place and time. Homer is, and is not, our contemporary.[2]
N’est-ce pas le propre de toute œuvre littéraire, et même de celles qu’on appelle contemporaines, de parler un langage qui nous est à la fois infiniment proche et infiniment lointain ? Tenter de masquer cette dualité constitutive du littéraire par l’utilisation d’un vocabulaire archaïsant qui donne l’illusion d’une conformité à l’orignal n’est pas le projet d’Emily Wilson. Celle-ci cherche au contraire à rendre sensible la défamiliarisation que produit la matérialisation de cette dualité par la traduction :
All modern translations of ancient texts exist in a time, a place, and a language that are entirely alien from those of the original. All modern translations are equally modern. The question facing translators and their readers is whether to try to disguise this fact, through stylistic tricks such as archaism and an elevated, artificially literary register, or to underline it, and thereby encourage readers to be aware that the text exists in two different temporal and spatial moments at once.[3]
Plutôt que comme simple reproduction de l’original dans une autre langue, la traduction est ici conçue comme actualisation du texte à partir de ce qu’il y a en lui d’intemporel, mais qui se manifeste toujours sous une forme différente. Ce que les textes littéraires ont d’éternel apparaît dans les formes transitoires qu’ils prennent dans l’histoire, et non dans l’immuabilité de ce qui demeure égal à soi-même. Comme écrit Adorno à propos de l’interprétation de la musique de Bach à l’époque moderne :
Jamais, à aucun endroit, la partition musicale n’est identique à l’œuvre ; il faut au contraire toujours saisir, dans la fidélité à la partition, ce qu’elle recèle en son sein. Sans une telle dialectique, la fidélité se change en trahison : l’interprétation qui ne se soucie pas du sens musical sous prétexte qu’il se manifeste de lui-même, au lieu de comprendre qu’il doit chaque fois être constitué, passe à côté du sens.[4]
De même, aucun texte, jamais, n’est pleinement identique à lui-même, et cette non-identité propre à toute œuvre littéraire est mieux défendue par les traductions qui assument leur distance par rapport à l’original que par l’appel à une pureté originelle dont l’existence même paraît douteuse. À ce sujet, Emily Wilson écrit :
My translation is, like all translations, an entirely different text from the original poem. Translation always, necessarily, involves interpretation; there is no such thing as a translation that provides anything like a transparent window through which a reader can see the original. The gendered metaphor of the faithful translation, whose worth is always secondary to that of a male-authored original, acquires a particular edge in the context of a translation by a woman of The Odyssey, a poem that is deeply invested in female fidelity and male dominance.[5]
Le paradoxe du texte original de L’Odyssée quant aux relations conjugales, à savoir que les infidélités répétées d’Ulysse (avec Calypso, Circé, et dans une autre mesure avec Nausicaa) sont présentées comme moralement neutres, tandis que la fidélité constante de Pénélope est présentée comme la source principale de sa valeur morale exceptionnelle, est mieux rendu par l’infidélité de la traductrice envers l’œuvre originale que par une simple reproduction de celui-ci. Il faut savoir être infidèle à l’original (ou encore cesser de concevoir la traduction en termes de fidélité ou d’infidélité) pour éviter de le trahir en invoquant une injonction de fidélité qui aplanirait sa dialectique interne :
Because The Odyssey has become such a foundational text in our educational system and in our imagination of Western history, I believe it is particularly important for the translator to think through and tease out its values, and to allow the reader to see the cracks and fissures in its constructed fantasy. I see this process not as a denial or abandonment of the original text, but as a way to pay deep attention to the original, most especially in the moments where it may contradict itself. For example, The Odyssey is a poem that may seem to normalize or valorize the treatment of non-Western people as monsters. I have made clear, especially in my version of the Polyphemus episode, that this is not entirely true: the text allows for a certain amount of sympathy and even admiration for this maimed non-Greek person. Unlike many modern translators, I have avoided describing the Cyclops with words such as “savage”, which carry with them the legacy of early modern and modern forms of colonialism—a legacy that is, of course, anachronistic in the World of The Odyssey.[6]
Dans cette optique, une bonne traduction nécessite l’implication du sujet qui se confronte au texte et dont l’effort pour le traduire est déjà mis en branle par le jugement éthique qui découle de cette confrontation. Ainsi Wilson est-elle impliquée dans son travail non seulement en tant que classiciste produisant une certaine interprétation des connaissances accumulées au sujet de L’Odyssée, mais aussi en tant que femme affectée subjectivement par la lecture du texte et se trouvant dans un rapport éthique avec celui-ci :
I try to avoid importing contemporary types of sexism into this ancient poem, instead shining a clear light on the particular forms of sexism and patriarchy that do exist in the text, which are only partly familiar from our world. For instance, in the scene where Telemachus oversees the hanging of the slaves who have been sleeping with the suitors, most translations introduce derogatory language (“sluts”, or “whores”), suggesting that these women are being punished for a genuinely objectionable pattern of behavior, as if their sexual history actually justified their deaths. The original Greek does not label these slaves with any derogatory language. Many contemporary translators render Helen’s “dog face”, as if it were equivalent “shameless Helen”, (or “Helen the bitch”). I have kept the metaphor (“hounded”), and have also made sure that my Helen, like that of the original, refrains from blaming herself for what men have done in her name.[7]
Alors que plusieurs voix se sont récemment élevées pour reprocher aux groupes marginalisés par l’histoire officielle de juger les œuvres du passé à partir de la morale du présent, l’éthique de la traduction mise en œuvre par Emily Wilson pourrait bien rendre visible le fait que, trop convaincus qu’ils sont d’avoir le passé de leur côté, ceux-là mêmes qui formulent ces reproches ne font souvent que lire les textes anciens à travers les préjugés d’aujourd’hui.
L’art de traduire selon Wilson se montre déjà dans toute son audace par la solution qu’elle propose au problème posé par le fameux polytropos de la première ligne de L’Odyssée, problème qu’elle résume en ces termes :
The prefix poly,” Wilson said, “means ‘many’ or ‘multiple.’ Tropos means ‘turn.’ ‘Many’ or ‘multiple’ could suggest that he’s much turned, as if he is the one who has been put in the situation of having been to Troy, and back, and all around, gods and goddesses and monsters turning him off the straight course that, ideally, he’d like to be on. Or, it could be that he’s this untrustworthy kind of guy who is always going to get out of any situation by turning it to his advantage. It could be that he’s the turner.[8]
Pour sa part, Wilson a choisi de traduire polytropos par « complicated » : « Tell me about a complicated man[9] ». « Complicated » vient du latin complicare, qui signifie « plier », ou encore « rabattre » plusieurs choses en une seule. Ulysse est l’homme qui se prête le mieux à être raconté, puisque, pour s’offrir au regard de notre connaissance, ses multiples facettes, qui font de lui un polumétis[10], doivent être soigneusement et lentement dépliées. De même, le poème d’Homère doit être soigneusement et lentement déplié dans l’histoire, en étant sans cesse raconté à nouveau, et ses différentes traductions trouvent là une fonction essentielle.
Bibliographie
[1] Auerbach, Erich, Mimésis, Gallimard, 1968, p.22.
[2] Wilson, Emily, « Translator’s note », dans The Odyssey, Norton, 2017, p.87-88.
[3] Ibid., p.87.
[4] Adorno, Theodor, « Bach défendu contre ses amateurs », Prismes, Payot, p.148.
[5] Wilson, Emily, op. cit., p.86.
[6] Ibid., p.88.
[7] Ibid., p.89.
[8] Mason, Wyatt, « The First Woman to Translate the ‘Odyssey’ Into English », New York Time magazines, 2 novembre 2017.
[9] Homère, The Odyssey, tr. Emily Wilson, Norton, 2017, p.105.
[10] « Or le propre de la mètis d’Ulysse — il est polumètis — est de n’être pas limité à la particularité d’une activité définie, comme celle du bûcheron, habile dans son art, non pas celui du navigateur, etc. : elle est multiple, plurielle, universelle ». Marcel, Conche, Essais sur Homère, PUF, 1999, p.178