Les sous-entendus téléologiques de l’histoire de l’art remis en question

Le Mythe du progrès artistique de Olga Hazan

Olga HAZAN, Le Mythe du progrès artistique. Étude critique d’un concept fondateur du discours sur l’art depuis la Renaissance, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1999, 460 p.

Lorsqu’elle est menée avec rigueur, l’autocritique permet de questionner le bien-fondé de certains concepts depuis longtemps canonisés par une discipline scientifique, avant qu’elle ne s’enlise trop profondément dans les redites. Si elle se révèle constructive, cette critique peut stimuler le développement de nouvelles approches, plus attentives aux pistes restées jusque-là inexplorées. Rappelons-nous qu’une telle bifurcation s’est produite, il y a quelques années, en littérature comparée avec, entre autres, l’intégration de la traductologie et des études postcoloniales à la discipline, élargissement sous-tendu par l’attraction croissante exercée par les théories plurielles. Quant à Olga Hazan, elle-même historienne de l’art, elle souhaiterait que son champ d’études se déleste enfin de la dialectique séculaire opposant le progrès au déclin, voire qu’il cesse de recourir à ces notions, qui à elles seules constituent le véritable fondement de l’historiographie « depuis la fin du Moyen Âge, dans tous les genres d’écrits sur l’art et à propos de n’importe quelle époque » (27). En fait, dans l’étude que nous présenterons à l’instant, l’auteure déplore surtout le fait que la notion de progrès soit « aujourd’hui remise en question dans la plupart des sciences humaines et sociales, sauf en histoire de l’art » (43).

Contrairement à ce qu’on pourrait croire au premier abord, le concept d’évolution en art n’est pas apparu dans la mouvance de la branche biologique fondée au XIXe siècle à la suite des recherches de Lamarck et Darwin. En effet, cette idée selon laquelle on observerait un progrès artistique à travers les époques, étroitement liée à l’idéal de perfectibilité inhérent à l’être humain, serait au cœur de la pensée humaniste. Déjà dans les écrits sur l’art contemporains à la Renaissance italienne (l’auteure mentionne les textes de Cennini, Ghiberti et Vasari), on critique la longue période de décadence que fut le Moyen Âge (en ignorant même les cathédrales gothiques !) tout en saluant le retour en force des styles antiques, et ce peu importe qu’ils fussent simplement plagiés ou surpassés. Ces premiers jugements de valeur auraient, selon Olga Hazan, si profondément marqué la manière d’écrire l’histoire de l’art (surtout celle de la Renaissance, considéré comme l’étalon de l’art occidental) qu’ils hanteraient la discipline encore aujourd’hui. Ainsi, au terme de son analyse initiale, elle dégage les cinq caractéristiques principales de l’historiographie progressiste, lesquelles constituent ses prémisses de base, soit :

a) l’idée de la transformation, entre deux époques, d’une entité tangible et homogène que l’on nomme « le style » ; b) l’idée que cette transformation s’opère de manière unidirectionnelle et prédéterminée ; c) l’idée d’un cumul de connaissances, techniques et théoriques, auquel chaque génération ajouterait l’essence de ses propres caractéristiques ; d) l’idée d’un changement qualitatif associé à ce processus, chaque génération d’artistes étant considérée comme limitée par des problèmes qui ne seront résolus que par les artistes de la génération suivante ; e) et enfin, l’idée que l’on peut évaluer ces transformations, termes de gains ou de pertes, selon le critère « objectif », absolu et normatif décrit plus haut (62).

Si les notions de progrès et de déclin, qu’elles soient ou non explicitement revendiquées par les auteurs analysés, se manifestent dans les approches les plus variées, elles impliquent toutes une vision téléologique de l’histoire. Ainsi, guidés par la conviction que les événements mondiaux s’enchaînent comme les scènes d’une pièce de théâtre dans laquelle rien n’est laissé au hasard, les historiens de l’art des XIXe et XXe siècles en sont venus à poser des questions troublantes de naïveté, dont nous ne donnerons ici qu’un bref aperçu. Comment se fait-il que l’humanité ait dû attendre jusqu’à la Renaissance italienne pour « inventer » la perspective ? Comment les artistes percevaient-ils le monde pour se satisfaire de représentations qui ne fussent pas mimétiques ? Pourquoi l’art maniériste a-t-il délaissé les enseignements féconds de la Renaissance pour sombrer dans la parodie sophistiquée ? Olga Hazan rappelle même que Gombrich, dont la notoriété a longtemps fait ombrage à toute la discipline, se demandait sérieusement dans Art and Illusion (1956) si « les peintures que nous considérons aujourd’hui comme naturalistes paraîtront aussi peu convaincantes aux générations futures que nous paraissent à présent les peintures égyptiennes » (72-73). Ces questions pour le moins étonnantes, qui du reste surgissent continuellement sous la plume de Gombrich et des défenseurs du progrès artistique, mettent au jour trois failles méthodologiques majeures, soit :

a) une confusion entre la représentation artistique et la perception, sinon physiologique du moins mentale, confusion qui se manifeste chez l’auteur [Gombrich] par l’idée que la fonction de l’art se limite à celle d’un reflet, de la nature ou de l’histoire ; b) une conception linéaire et déterministe de l’histoire, et c) des jugements de valeur portés sur des époques et des cultures (75).

Évidemment, ces sous-entendus entraînent des répercussions majeures sur la manière de raconter l’histoire de l’art, ne serait-ce qu’en raison du point de vue soi-disant universel emprunté par les auteurs (alors qu’il se révèle, dans les faits, on ne peut plus occidental).

En outre, Olga Hazan montre que cette volonté affichée d’en arriver à un récit linéaire, que ce soit dans les articles spécialisés ou les monographies, mais surtout dans les survols historiques, aboutit presque invariablement aux généralisations et à l’exclusion des éléments « dissonants », pourtant bien présents à toutes les époques. Par exemple, elle souligne la difficulté qu’ont les auteurs à résoudre le problème du découpage historico-géographique, qui englobe entre autres la périodisation. Selon elle, les auteurs sont si attachés à défendre leur thèse qu’ils créent, pour la seule cohérence de leur démonstration, des entités géographiques arbitraires (l’Égypte, la Grèce, l’Europe du Nord). Ainsi, dans les survols historiques analysés (ceux de Grosse, Spearing, Gombrich, Wilkins et Schultz, Gardner, Janson et Hartt), l’auteure fait remarquer que l’Égypte (ici, un concept flou plutôt qu’un territoire réel) cesse d’exister dès que les acteurs du progrès se déplacent vers la Grèce, et ainsi de suite au fur et à mesure que l’art s’approche de son but ultime : la mimésis. De plus, prétextant leur ignorance, presque tous les auteurs excluent de leur survol tant les productions artistiques non occidentales (qu’elles soient byzantines, arabes, perses, africaines, précolombiennes ou asiatiques) que les femmes artistes (ce phénomène n’est pas systématique, mais on les considère comme marginales, sauf peut-être chez Wilkins et Schultz). D’après elle, ces faiblesses n’auraient rien à voir avec l’érudition déficiente des auteurs et seraient plutôt redevables à leur volonté de décrire des périodes stylistiques homogènes et, surtout, non concomitantes, de manière à reconstituer la voie royale du progrès : tous les éléments qui ne participent pas à cette lente édification, qu’ils soient « anachroniques », « mal situés dans l’espace » ou « marginaux », se voient écartés du panorama. Enfin, poussée à l’extrême, la notion de progrès artistique (et, incidemment, le parti pris à peine masqué de certains historiens pour la supériorité insurmontable de la Renaissance) entraîne une autre conséquence majeure : on n’analyse plus les œuvres pour ce qu’elles sont (pour Gombrich et Panofsky, elles sont transparentes, reflètent leur époque et ne signifient rien en soi, p.297-298), on se contente plutôt de juger les artistes et leurs productions en fonction de leur capacité à s’insérer dans l’argumentation ! D’ailleurs, les deux derniers chapitres de l’étude montrent bien l’écart qui existe entre les lieux communs déterministes véhiculés par les tenants du progrès artistique et les interprétations obtenues au moyen d’une analyse à la fois immanente (structurelle) et iconologique (en regard du contexte culturel et des codes picturaux) des peintures de la Renaissance (en particulier, le magnifique Tondo Pitti de Fra Filippo Lippi, qui figure sur la page couverture).

Bref, en remettant en question les notions fondatrices de l’historiographie de l’art, Le Mythe du progrès artistique s’attaque aux notions qui conditionnent l’interprétation des œuvres, qu’elles soient d’ailleurs artistiques ou littéraires. Comme l’auteure le rappelle en conclusion, elle ne cherchait pas ici à montrer « que le progrès artistique n’existe pas, mais que l’usage systématique des notions de progrès et de déclin artistiques induit les auteurs qui s’en servent à juger les œuvres d’art […] plutôt qu’à les analyser […] » (415). Sans doute ne pourrons-nous jamais nous affranchir totalement des clichés et des préjugés qui précèdent les œuvres (ce que Gadamer, dans Vérité et méthode, appelle « la tradition »), mais la lecture de l’étude fouillée d’Olga Hazan procure néanmoins le double bonheur d’aiguiser la conscience et de susciter le débat.