Les noyades secondaires de Maxime Raymond Bock
Le saut de l'ange de l'histoire
Bock, Maxime Raymond, Les noyades secondaires, Le Cheval d’août, 2017, 370 pages.
Dans son second recueil de nouvelles intitulé Les noyades secondaires, Maxime Bock aborde le problème du rapport de l’être humain au passé à travers le prisme d’une défamiliarisation assez angoissante pour donner envie de s’y attarder un peu. Si l’intérêt de Bock pour l’histoire transparaît clairement dans les nouvelles qu’il écrit, il ne s’agit pas, pour lui, de raconter le passé en tant que chose révolue, en tant que réalité qui, comme on dit, « appartient à l’histoire », pas plus qu’il ne s’agit de relire le passé à la lumière du présent. Plutôt, l’histoire prend ici la figure de ce qui apparaît dans l’esprit humain comme simultanéité du passé et du présent, mais qui ne peut pas être représenté comme tel par le langage de l’histoire en tant que discipline du savoir. Que ce soit sous la forme d’un cœur conservé pendant des dizaines d’années après la mort de son propriétaire, d’une urne funéraire dont la présence obsédante bouleverse l’ordre habituel de nos mises en scènes, ou encore d’une ville invisible située en plein cœur de Montréal et qui ramène celui qui s’y égare au temps de la Nouvelle-France, le passé, dans Les noyades secondaires, revendique constamment sa place au sein d’un présent qui croit à tort s’en être libéré. Dans Sur le concept d’histoire, Walter Benjamin écrit :
N’est-ce pas autour de nous-mêmes que plane un peu de l’air respiré jadis par les défunts ? […] C’est donc à nous de nous rendre compte que le passé réclame une rédemption dont peut-être une toute infime partie se trouve être placée en notre pouvoir. Il y a un rendez-vous mystérieux entre les générations défuntes et celles dont nous faisons partie nous-mêmes. Nous avons été attendus sur terre.1
Je voudrais inviter à lire Les noyades secondaires comme une série de petites mises en scène de ce rendez-vous mystérieux entre les vivants et les morts, actualisation du passé s’effectuant dans la fulgurance d’une verticalité qui réunit ce que sépare la trame horizontale de l’histoire. Fulgurance parfois violente, mortelle même, comme le montre la nouvelle « Mystères d’Anna Canuel », où il est question d’un roman qui fait exploser la cervelle de tous ceux qui osent le lire au complet :
La tête de la rédactrice de discours du ministre de la Culture venait d’éclater dans un café du Vieux-Québec, alors qu’aux dires de la serveuse interrogée par les policiers, elle ne faisait que lire discrètement sa tablette depuis quelques heures, immobile sauf pour aller aux toilettes à l’occasion. Elle avait pris des notes, renversé son allongé sur son croissant aux amandes, enchaîné avec trois décas, demandé la carte pour un panini poulet pesto et quelques serviettes de table pour éponger la goutte de sang qui lui sortait du nez. Le ministre traumatisé confirmait qu’il lui avait demandé de lire le roman et de lui en fournir un compte rendu en vue d’une table ronde sur Canuel à la Maison des écrivains.2
Or ce n’est pas ce que raconte le roman en question qui lui donne le pouvoir de tuer. C’est entoucas ce que suggère la nouvelle, notamment dans le passage où on apprend que ce pouvoir est diminué lorsque le texte du roman subit des modifications dans sa forme :
[L]es versions traduites n’entraînaient que des ruptures d’anévrisme ou des accidents vasculaires cérébraux. La course était lancée pour déterminer quelle traduction serait la plus fidèle en fonction de la gravité des dégâts que chacune causerait. Les versions légèrement modifiées du roman produisaient elles aussi des dommages variables, seule manière, accidentelle et peut-être plus tragique encore parce qu’un désespéré ratait ainsi son suicide, de découvrir quels publieurs avaient frauduleusement inscrit « Texte intégral » sur la couverture de leur réédition du livre.3
Le texte n’est pas mortel en vertu de ce qu’il communique, il est mortel en tant que matérialisation d’une puissance de l’esprit que le savoir administré, qui informe nos habitudes de lecture, est incapable d’intégrer. Cette puissance est celle du littéraire qui transcende la gestion du temps par le savoir historique. Insoutenable est le choc provoqué par le face à face entre notre présent, dont l’ordre repose sur une représentation linéaire de l’histoire, et le passé dont l’esprit, matérialisé dans un texte, est actualisé par la lecture. Du moins, cette idée serait vraie si on apprenait à lire les œuvres littéraires avec le sérieux qu’elles demandent. En attendant, on peut toujours la mettre en scène, comme le fait cette nouvelle.
Dans une autre nouvelle, « Charles à rebours », Bock considère le sort d’un individu qui perd progressivement la capacité de se maintenir dans la représentation linéaire de l’histoire en dehors de laquelle la démarcation claire entre passé et présent n’est plus valide :
Alors le Sarah et le Tim Hortons se sont évanouis pour devenir sous sa description un bâtiment de deux étages en grosse pierres grises et au balcon de bois, et derrière lui une petite écurie hexagonale donnant sur un enclos où broutait le bétail de la boucherie du grand père Clark. Le père Stanley se tenait au milieu du chemin, en tête d’un groupe de cavaliers prêts à partir à la chasse au renard avec leur meute de chiens pisteurs sautillant, excités. Par le chemin de terre qui se poursuivait, bordé de part et d’autre de hauts peupliers, jusqu’à la montagne camouflée par le brouillard, revenaient d’autres cavaliers après quelques exercices de petit trot au champ de courses que Charles avait fait apparaître en gesticulant en direction du parc Jeanne-Mance.4
Placée dans une section du livre intitulée « La ville invisible », cette nouvelle représente l’exil d’un individu dans un Montréal situé au-delà de la façade visible du Montréal d’aujourd’hui, façade que le surgissement du passé dans le présent fait voler en éclats. S’il est vrai, comme l’écrit Benjamin, qu’un peu de l’air jadis respiré par les défunts plane autour de nous, il faut rajouter que c’est seulement par une intervention littéraire que cet air peut devenir un souffle capable de faire s’effondrer la façade visible du temps linéaire. L’inspiration, tant décriée par notre époque qui exige de la littérature toujours plus de transparence, reprend ici ses droits. Mais il s’agit de l’inspiration entendue dans le sens précis d’une capacité à recevoir le souffle du passé, encore présent dans l’air que nous respirons aujourd’hui. Dans ce rapport particulier au souffle qui vient d’autrefois apparaît la tâche propre de la création littéraire ainsi que le lieu de résistance qu’elle occupe par rapport au savoir institutionnel depuis des temps qui remontent au moins jusqu’à la critique formulée par Platon dans L’Ion, selon laquelle le poète « n’est pas en état de composer avant de se sentir inspiré par le dieu, d’avoir perdu la raison et d’être dépossédé de l’intelligence qui est en lui 5». Comme en témoigne le sort réservé à l’exilé du présent dans « Charles à rebours », ceux qui sont happés par le souffle de l’autrefois passent aisément pour des gens qui ont perdu la raison. Le personnage de Charles est un peu comme l’ange de l’histoire de Benjamin, figure qu’évoque à mes yeux le saut de l’ange effectué par le plongeur sur la première de couverture du recueil : alors même qu’il est inexorablement entraîné vers le futur par le cours de l’histoire linéaire, il est incapable de se détourner du passé auquel il demeure rivé:
J’ai tenté de lui parler la seule fois où je l’ai effectivement reconnu, sur Prince Arthur, mais il ne m’a pas répondu, adossé contre le mur du moulin, dont l’ombre lente des pales se déformait dans les herbes flattées mollement par le vent, profitant de la superbe vue sur la cité fortifiée du bas de la côte, par-delà la prairie tranquille.6
Mais le fait d’assumer cette tâche, d’occuper ce lieu situé en marge des limites à l’aide desquelles le savoir historique encadre la puissance de l’esprit, préserve la possibilité d’établir une relation toute spéciale entre le passé et le présent : une relation qui n’est pas temporelle. Cette possibilité, privilège et fardeau des littéraires, dont le travail doit insuffler la vie à une tradition mortifiée par le passage du temps, est poussée à l’extrême par les nouvelles de Bock, qui en disent plus sur le rapport de l’être humain au passé que ce qu’elles racontent explicitement.
- 1Benjamin, Walter, « Sur le concept d’histoire », dans Écrits français, p.433.
- 2Bock, Maxime Raymond, Les noyades secondaires, Le Cheval d’août, 2017, p.88.
- 3Ibid., p.127.
- 4Ibid., p.160.
- 5Platon, Ion, trad. Monique Canto, Paris : Garnier Flammarion, 2001, p.100-101.
- 6Ibid., p.162.