Les colorations dangereuses

Erik STOUT
Université de Montréal
18 juillet 2020

DEMEULE, Fanie. Roux clair naturel, Québec, Septentrion, coll. Hamac, 2019.

Qu’on le lise comme une histoire d’amour, un conte d’horreur ou un manuel de survie, Roux clair naturel, le deuxième roman de Fanie Demeule est aussi réjouissant et glaçant que Déterrer les os, son prédécesseur. La narratrice, qui n’est jamais nommée, y sature l’espace de sa parole, dessinant méticuleusement les chemins qu’elle a empruntés pour duper son partenaire et mettre en scène l’unique monde qu’elle se sente en mesure d’habiter, celui de la rousseur. Ayant oscillé pendant son enfance entre le blond et le roux, elle décide à partir de l’adolescence d’opter définitivement pour la seconde option, en raison notamment de sa grande rareté. Elle entame ainsi son identification à une couleur précieuse qui lui donne l’impression d’être admirée du monde entier. Au cours de cette étrange quête, deux principaux moyens l’aident à effacer toute trace de sa couleur naturelle : la teinture qui lui permet de créer l’illusion d’un roux naturel, et les mots qu’elle manipule pour éliminer toute information qui risquerait de décrédibiliser son autoportrait.

La volonté obstinée qu’a l’héroïne d’être rousse a pour origine une scène mainte fois racontée, qui a eu lieu l’été de ses 17 ans. Lors d’une fête, elle fait la connaissance d’un garçon qui pose le regard, puis les doigts, directement sur sa chevelure. Celui qui deviendra bientôt son compagnon se distingue d’emblée par son obsession pour les rousses. Amateur sans concession, il ne daigne pas regarder les femmes arborant une autre couleur, pas plus qu’il ne s’attarde sur les traits du visage de sa nouvelle amante, dont seuls les cheveux l’intéressent. Or justement, le soir de leur première rencontre, la coloration artificielle de la narratrice est particulièrement réussie et le regard approbateur de celui qu’elle aime dès le premier coup d’œil va sceller son sort : elle se conformera à l’idée< même de la rousseur, tentant jour après jour de s’approcher un peu plus de cette perfection fantasmée.

Au fil des expérimentations avec différents produits colorants, chaque avancée vers la teinture parfaite s’accompagne d’inventions verbales lui permettant de cultiver les faux-semblants. En outre, au fur et à mesure que l’aventure amoureuse se déploie, l’héroïne devient de son propre aveu une sentinelle, guettant les révélations de ses proches qui risqueraient de trahir le secret de sa vraie couleur. Il ne lui suffit pas en effet de simuler un roux éclatant, encore doit-elle éliminer sans pitié tous les récits concurrents, pour leur substituer l’unique réalité d’une rousseur éternelle.

Une des forces de Roux clair naturel est d’entraîner ses lectrices et lecteurs au cœur du laboratoire qui produit le mensonge. Ce faisant, le roman n’abandonne jamais le point de vue paranoïaque de sa narratrice. Les autres personnages n’apparaissent qu’à travers les regards et les paroles qu’ils lui adressent, fournissant tout au plus les indications qui l’aident à parfaire son image. Le reste lui appartient : grâce à ses savantes fabulations, elle est en mesure de conjurer la phobie d’une identité fade. Elle donne ainsi la texture et la consistance voulues à sa vie, avec un entêtement dont l’intensité manifeste une forme de sincérité. Son compagnon lui avait bien dit qu’il ne supportait pas la tromperie. Or, c’est bien en s’engageant de tout son être dans la feintise qu’elle respecte leur pacte de vérité.

Roux clair naturel est en bref le récit d’une femme qui, guidée par son idéal de rousseur, se bâtit avec obstination une identité certes artificielle, mais pleinement réfléchie. Cette fabrication est imposée à un conjoint lui-même trop heureux de pouvoir réaliser le fantasme qu’il a en partie instigué. Il s’avère toutefois que l’art du mensonge exige un travail de tous les instants : pour éviter que ses proches en viennent à révéler son passé de non-rousse, l’héroïne puise dans la profusion d’histoires qui l’entourent – légendes familiales, lectures d’enfance, publicités pour produits de beauté, sites porno consultés en cachette. À partir de ce trésor de récits, elle devient une experte des jeux avec les mots et les images, une romancière en devenir, qui, par ses ratures, ses reprises et ses coups de théâtre, poursuit inlassablement son rêve de contrôle absolu.

Un des intérêts du roman est de reproduire l’expérience du mensonge dans la longue durée, des balbutiements de la relation adolescente aux premières années de l’âge adulte. C’est ainsi que quelques années après leur première rencontre, lorsque le jeune couple achète une maison en banlieue montréalaise, le rêve roux menace plus que jamais de virer au cauchemar. Espérant par la signature d’un contrat immobilier s’enchaîner définitivement à son partenaire, la narratrice constate que la vie conjugale est un jeu de dupes, chacun se faisant le complice de l’autre par les tromperies consenties au nom de l’idéal commun. Son compagnon, en effet, ne remet jamais en question les explications de plus en plus invraisemblables qu’elle avance pour maintenir son secret et elle en arrive à soupçonner qu’il sait tout de ses machinations. Elle poursuit néanmoins la tromperie avec des conséquences physiques toujours plus inquiétantes. Pertes massives de cheveux, destructions de molaires ou crises de hoquet incontrôlables sont quelques étapes de son irrésistible désagrégation. Le corps du partenaire, quant à lui, fait l’objet d’un portrait bien plus vague. Aux quelques phrases qu’il énonce de temps à autre s’ajoutent des traits gaéliques et surtout des yeux bleus qui contemplent perpétuellement la rousseur de sa conjointe tandis que celle-ci semble sur le point de s’écrouler.

Bien que Roux clair naturel offre une expérience de lecture généralement sombre et parfois morbide, l’humour y prolifère. Des bêtises d’écolière aux fins de semaine chez Ikea, en passant par les rendez-vous avortés chez la psy, le rire s’introduit dans les situations les plus désespérées. Le récit est en outre traversé de singulières scènes de transformation capillaire, menées par l’héroïne selon un rituel envoûtant qui s’affine à mesure qu’elle polit son art du mensonge. C’est là sans doute que réside l’une des beautés essentielles du roman, dans sa narration captivante des nuances d’une identité d’autant plus touchante qu’elle est entièrement artificielle.