Les apocalypses de l’identité ou Virginie Despentes, écrivaine punk
sur Punk rockthéorie : Despentes et la destruction de l’identité
Leguerrier, Louis-Thomas. Punk rock théorie : Despentes et la destruction de l’identité. Liège : Presses Universitaires de Liège, 2024.
« Soit tu t’es trompé quand tu écoutais Slayer à vingt ans. Soit tu te trompes de vie, aujourd’hui », peut-on lire dans Vernon Subutex. C’est cette intransigeance irréductible qui fournit sa cohérence interne à la stratégie du cheval de Troie au-delà des fluctuations dans les dynamiques institutionnelles qui se jouent au-dehors. Ce n’est pas du point de vue de ses romans en tant qu’objets achevés, gérés d’une part par le marché et de l’autre, analysés, interprétés, disséqués, assignés à un ensemble de catégories par la critique universitaire, mais du point de vue de son écriture en train de se faire et de défaire toutes les catégories que ce [texte] propose d’aborder Despentes. […] Lorsqu’on cesse d’appréhender son écriture du dehors et qu’on la considère du point de vue du chantier dans lequel elle s’élabore, il devient clair que Despentes n’a jamais arrêté d’écouter Slayer.
Écrire la première monographie sur Virginie Despentes n’est pas une mince affaire. Certes, il y a les films, les mises en scène théâtrales, les BD, puis les études sur Paris, sur l’art ou sur le populaire qui parmi d’autres écrivains et écrivaines ont accueilli Despentes en leurs pages. N’en demeure, l’une des figures les plus importantes de la littérature francophone depuis les années 90 et la parution remarquée de son premier roman, Baise-moi (Grasset 1993), était jusqu’ici restée sans étude majeure. Par conséquent, la tâche qui incombait était lourde. D’une part, car penser trop gentiment Despentes, en catégorisant, comme l’académie en est trop capable, et en archéologisant la répartition des différents textes de l’écrivaine afin de la faire entrer au sein du canon, ne manquerait d’attirer sur soi les foudres ironiques d’une écriture qui pratique l’éclatement des catégories conceptuelles. D’autre part, car poser ainsi une réflexion de taille risque de circonscrire, pour ne pas dire limiter, le champ des études d’une œuvre qu’elle contribue paradoxalement à ouvrir.
Allons au plus clair : le livre de Louis-Thomas Leguerrier, intitulé Punk rock théorie : Despentes et la destruction de l’identité, qui paraît en cette rentrée 2024 aux Presses Universitaires de Liège, est un tour de force. En effet, à l’instar du fameux cheval de Troie, que Monique Wittig théorise, dans l’essai du même nom – où le cadeau truqué qui permet aux guerriers grecs d’entrer au sein de l’imprenable cité de Troie devient la métaphore de la singularité littéraire elle-même, en tant qu’elle intègre de par sa forme le champ du littéraire, afin de le faire imploser de l’intérieur, une fois pénétrés les murs de la cité de la Littérature –, Louis-Thomas Leguerrier, qui reconnaît d’ailleurs le rôle de Wittig dans son approche de l’œuvre de Despentes, revendique une lecture non moins terroriste, au fond, de Despentes au sein de la littérature contemporaine. Seulement l’implosion, cette fois-ci, a doublé la charge de ses explosifs. De fait, saute une vision qui, pour reprendre les mots de la chroniqueuse et journaliste française Natacha Polony, reprocherait à la littérature de cette « écrivaine punk génialement transgressive » (difficile, ici, de rater le sarcasme de Polony) une force simplement issue de la grossièreté de sa prose (Leguerrier 2024, 96); et une vision, devenue rapidement banale, qui verrait simplement Despentes comme une écrivaine punk, écrivant (vous l’aurez deviné) des romans punks…
La question qui échoit d’un tel sursaut est donc telle qu’elle ne concerne ni strictement Despentes, ni les limites morales et/ou esthétiques de l’œuvre littéraire. Plutôt concerne-t-elle la puissance du littéraire et du « pouvoir qui lui est propre » (Ibid., 97), en tant qu’écriture débordant irréductiblement les catégories du goût, certes, mais, plus avant, de la pensée et de l’identité. En effet, dans l’évidence première du qualificatif « punk », appliqué à Despentes et indissociable de la licence que l’écrivaine prend à l’égard de la bienséance (sociale, sexuelle, politique, etc.) dans ces romans, reste un continent que Louis-Thomas Leguerrier se propose précisément d’explorer, où « punk » et « littéraire » dessinent une destinée fort commune.
Car le « punk est cette chose, mais aussi celle-là, et cette autre chose également, quoiqu’il puisse être tout le contraire, etc. [qui] permet de mettre en scène la passion de l’infini et de l’incomplétude en vertu de laquelle le punk résiste aux procédures de la définition. » (Ibid., 20) Et voilà d’autant plus précisément ce « qui se produit chez Despentes avec la révélation du punk. Bouleversement intérieur ne pouvant demeurer dans les limites de l’intériorité ni accepter les formes d’extériorisation prescrites par l’histoire. » (Ibid., 22) Participant ainsi « du mouvement par lequel la littérature se révolte contre sa constitution en objet de la théorie et s’affirmant comme étant elle-même sa propre théorie, une punk rock théorie » (Ibid., 26), Despentes, dans le sillage de la lecture qu’en propose Louis-Thomas Leguerrier, apparaît non seulement comme une écrivaine de l’infini, mais, et peut-être de façon plus importante, comme l’une des infatigables habitantes du noyau même de la littérature. L’écrivaine loge dans l’écriture de ce qui résiste fondamentalement à l’attribution, à l’identification, à la réification, qui n’est pas sans rappeler la « négativité de la politique du punk » (negativity of punk politics) théorisée par Jack Halbertsam (2011, 108).
Ce qui est communiqué par la révélation du punk n’a rien d’un message, d’un contenu intelligible qui pourrait entrer en compétition avec d’autres contenus sur le marché des significations. La révélation ne se présente pas comme une idée clairement identifiable ni comme un univers de sens à approfondir dans un esprit hermétique, mais comme un choc, une intervention violente, un dérèglement des sens et de l’esprit, un marteau qui brise toutes les idoles.
Là où d’aucuns percevaient ainsi une violence gratuite, du gore œuvrant à vide, Despentes voit tout autre chose : d’une part, une critique de l’argument en faveur de « l’art pour l’art » à travers sa reprise mot pour mot, puis son détournement; de l’autre, l’enclenchement d’une chaîne de réactions au sein de laquelle la violence devient la matière étrangement rassurante d’un temps qui ne s’arrêtera jamais, ne reposant plus sur les modalités conservatrices de la succession hétérosexuelle (Halberstam 2011; Edelman 2004). En effet, « la laideur, le mal, la folie, le désespoir, plus que des choix esthétiques, sont chez Despentes les signes de la transcendance, de ce qui s’impose à moi de l’extérieur et déduit mon identité en dépit de mes effets pour revendiquer, subvertir ou refuser cette dernière » (Leguerrier 2024, 136) :
Face à l’exigence sociale de refouler l’infini qui déborde en moi pour conserver l’intégrité du corps fini, moulé par la violence dans une forme achevée – dans une case – la démesure du punk prend le parti de la vie mutilée plutôt que celui des forces qui l’amoindrissent pour la faire entrer dans le patron de l’identité.
L’importance de ce livre tient peut-être au fond à ce que son sujet fait lui-même éclater le cadre qui lui semble initialement octroyé. Car, oui, s’il porte bel et bien sur Despentes, puis sur le « Punk », il parle, pour ce faire, et sans distinction d’importance, de niveaux, de valeurs, de Littérature, d’infini, de transcendance, de révélation, de sens et d’impossibilité, avec, oui aussi, Wittig, Améry, Fondane, Benjamin … Voyez-vous, ce livre a trouvé en Despentes le vecteur d’une pensée follement littéraire sur les problèmes liés à l’inscription de l’esprit, à l’histoire, à la politique et aux mouvements de l’identité. Comme quoi, finalement, Despentes, loin d’être une figure qu’il s’agirait de défendre (comme on peut s’y attendre dans le cadre d’une première monographie), représenterait plutôt l’œuvre d’une projection sans fin où il devient possible de contempler et de penser le rapport qui unit le littéraire et l’investissement de l’espace public. L’œuvre contre laquelle un esprit comme celui de Louis-Thomas Leguerrier parvient à embrasser des considérations dont l’ampleur, selon tout bon sens, ne pourrait trouver à penser assez librement dans le projet simplement défensif qu’annonce implicitement tout baptême critique. Ce serait oublier cette fameuse histoire du cheval de Troie dont Wittig, ici magnifiquement accueillie, montrait qu’il mettait en scène le destin de la grande œuvre littéraire vis-à-vis du canon :
Pour en revenir à notre cheval, si on veut bâtir une parfaite machine de guerre, on doit se garder de l’illusion que les faits, les actions, les idées peuvent dicter leur forme directement aux mots. Il faut en passer par un détour, et le choc des mots est produit par leur association, leur disposition, leur arrangement, aussi bien que par chacun d’eux dans son utilisation isolée. Le détour est le travail, il consiste à travailler les mots comme dans n’importe quel travail où on transforme un matériau en autre chose, en un produit. Il n’y a pas moyen de se passer de ce détour car c’est dans ce détour que tient toute la littérature.
Comme quoi, donc, ce qu’affirme Wittig à propos du cheval et ce que Louis-Thomas Leguerrier écrit quant à lui à propos de Despentes, pourrait être dit de l’auteur du livre lui-même :
Ce n’est pas en s’engageant directement dans le réel que la littérature manifeste le plus intensément sa capacité d’action politique. Plutôt, c’est lorsqu’elle interrompt le cours imperturbable de cette réalité qui nous enferme dans une compulsion à l’identification se répercutant jusque dans les moyens par lesquels on tente de l’infléchir que la littérature se manifeste comme puissance subversive.
Car ce livre est plein de choses, mais surtout cela : ce détour dans lequel tient toute la littérature.