Le Monstre de la Mémoire : récit d’une mémoire intéressée.
SAID, Yishaï. Le Monstre de la Mémoire , Arles, Actes Sud, coll. « Lettres hébraïques », 2020.
Chaque année voit son lot de nouveaux ouvrages consacrés à la Shoah. Si cette affirmation est en soi devenue un lieu commun, une banalité, c’est qu’elle reflète la pertinence toujours contemporaine du sujet aussi bien dans les champs historiographique et littéraire que celui des études mémorielles. Les enjeux, pour les auteur·ice·s qui écrivent sur la Shoah, évoluent au fil des années, reprenant les différentes théories et débats la concernant, qui ne cessent eux aussi d’évoluer.
C’est au cœur de ce contexte que Yishaï Sarid, écrivain israélien, publie en 2017 Mifletset HaZikharon , roman qui encapsule d’une certaine manière plusieurs des enjeux récents liés au traitement de la Shoah, notamment aux usages politiques et mémoriels qui en sont faits. Traduit et publié en français en 2020 par la maison d’édition Actes Sud sous le titre du Monstre de la Mémoire , son texte, d’une brièveté puissante, prend la forme d’une lettre adressée par un docteur en histoire, spécialiste et guide des camps de la mort allemands, au président de Yad Vashem (l’Institut international pour la mémoire de la Shoah à Jérusalem).
Faisant preuve d’une érudition irréprochable et d’un savoir quasi exhaustif sur les camps de la mort et les méthodes d’extermination qui y furent pratiquées, le narrateur partage son expérience houleuse de guide, alors qu’il fait visiter à des groupes d’étudiant·e·s israélien·ne·s, de soldats, à un homme politique et à un cinéaste, au cours de différents voyages, les camps situés en Pologne. Toutes et tous, réalise-t-on rapidement, ont un rapport avec la mémoire des camps et des victimes qui est loin d’être neutre ou désintéressé : ce rapport, au fil des visites, fait grandir chez le narrateur un malaise insidieux qui mine progressivement son travail, l’empêchant peu à peu d’accomplir, sans effusion ou accès de colère, sa tâche de guide.
Les jeunes étudiant·e·s israélien·ne·s avec lesquel·le·s il effectue plusieurs « voyages mémoriels » en Pologne, entretiennent une relation particulière avec la mémoire de la Shoah. Cette dernière est imprégnée de patriotisme et empreinte de préjugés haineux envers les Ashkénazes, les Juifs d’Europe, exterminés au cours de la guerre. Le narrateur surprend des conversations entre les jeunes qui renforcent ses suspicions, des propos proférés par les adolescents·e·s envers ces « “gauchistes d’Ashkénazes” […] [qu’on] accusait […] de ne pas avoir su rendre les coups, [qu’on] […] traitait de collabos, de trouillards […] “qui s’écrasent devant les Arabes” » (Sarid, 2020 : 38).
Lors d’une visite à Birkenau, il observe les jeunes qui « [e]nveloppés du drapeau national, des kippas sur la tête […] [déambulent] entre les baraquements, [s’emplissent] de haine, non pas envers les bourreaux, mais envers les victimes. » ( Ibid. : 39) Ce qu’impliquent ces comportements est difficile à cerner, invisible aux yeux de plusieurs. Le narrateur demeure seul avec son malaise, impuissant face à la dangerosité d’un tel conditionnement, de tels biais, d’un tel traitement de la mémoire, présents dans l’attitude et dans la mentalité des jeunes israëlien·ne·s qu’il accompagne : « [t]out cela n’était pas évident à saisir, ne filtrait pas au cours des discussions du soir [au cours desquelles les étudiant·e·s discut[ai]ent en groupe des visites effectuées le jour], pourtant moi, je les comprenais. Totalement. » ( Ibid . : 39)
Il est difficile alors de déterminer si la mémoire des camps est utilisée pour légitimer une telle vision politique, ou si cette vision contamine au contraire la mémoire des camps, tant les deux pôles de cette réalité sont imperceptiblement liés. Ce rapport problématique et tendancieux entre en confrontation directe avec la relation savante, aspirant à la neutralité, qu’entretient le narrateur avec les camps et plus largement avec la Shoah, minant petit à petit sa bonne volonté, attisant son cynisme et sa colère. Au fil de ses visites, le comportement du narrateur change, il demande aux jeunes d’arrêter de chanter, leur assène une « masse de détails » ( Ibid. : 77) sur les méthodes d’extermination, pour qu’iels soient confronté·e·s à ce que représente, dans les faits et dans son essence première, les lieux qu’iels visitent.
Le guide est éventuellement recruté comme consultant par le gouvernement israélien afin d’aider à organiser une grande cérémonie commémorant les soixante-quinze ans de la conférence de Wannsee, conférence durant laquelle les nazis mirent en place les bases organisationnelles de ce qui devint la Solution finale. Son expertise est alors sollicitée pour aider à choisir le camp où cette cérémonie aura lieu. Il accompagne des officiers de l’armée au camp de Majdanek, où ces derniers étudient les lieux afin de voir si une cérémonie d’envergure, impliquant hélicoptères et escouade équipée de mitraillettes, pourrait s’y dérouler. L’armée veut recréer une attaque contre un ennemi imaginaire, sur le site du camp : « […] tout sera mené comme une attaque réelle, on ne se contentera pas d’une démonstration de force » ( Ibid. : 127), avance l’un des soldats accompagnés par le narrateur.
La cérémonie que souhaite ainsi organiser le gouvernement israélien en Pologne est pompeuse : la mise en scène envisagée est empreinte d’arrogance militaire, d’un patriotisme ostentatoire déplacé. L’événement qui sera filmé doit être pensé d’après son potentiel télévisuel, d’après les « angles de prises de vues, l’éclairage, ce genre de choses » ( Ibid. : 128), rappelle la responsable en communication qui suit le groupe. Après cette visite, alors qu’il rentre en véhicule diplomatique, le narrateur est « désœuvré » ( Ibid. : 130). On perçoit rapidement comment cette manipulation de la mémoire à des fins patriotiques, cette réappropriation du lieu où furent exterminé·e·s des dizaines de milliers de juifs·ves, pour en faire une démonstration de force et de pouvoir militaire, le décourage profondément. Il exprime ainsi son abattement : « [j]’en savais suffisamment et n’avais aucune envie d’en apprendre davantage. Pas envie non plus de regarder par la fenêtre, ras-le-bol du paysage sinistre de ce pays. » ( Ibid. : 130)
Son attitude et sa motivation sont éprouvées par d’autres rencontres, notamment par celle qu’il fait avec un groupe de touristes âgé·e·s et fortuné·e·s pour qui la visite d’Auschwitz I est effectuée de manière expéditive, sans conscience réelle de ce qu’elle représente sur le plan mémoriel. Bientôt, il en a « ras-le-bol du mythe, des idées brassées et de […] [la] curiosité malsaine » ( Ibid. : 117) des groupes qu’il guide.
La dégradation de sa bonne volonté atteint un point de non-retour à la fin du texte lorsqu’il accompagne un cinéaste allemand à Auschwitz I et à Belzec. « [A]ssistant de Wim Wenders dans les années 1970 » ( Ibid. : 141), réalisateur de films « très esthétisants » ( Ibid. : 141), l’homme semble jouir d’une réputation importante et d’une aura artistique qui impressionnent d’abord le narrateur. Or, alors qu’il explore à ses côtés les camps, sur lesquels celui-ci compte faire un film, répondant à ses questions pratiques sur leur fonctionnement, il se rend compte que le cinéaste, bien qu’il soit très bien informé, semble lui aussi avoir des intentions cachées.
Le réalisateur, qui filme ces visites, inclut de plus en plus le guide dans les images qu’il capture, dévoilant progressivement le contenu réel de son film. Lorsque son assistante transfère au narrateur ses notes préliminaires, les pièces du casse-tête s’assemblent. Ces notes, disparates, présentent les thèmes qui motivent le travail du cinéaste :
[C]ommunauté de destin, Leni Riefenstahl filmant la visite du Führer à Auschwitz, le Juif Süss s’enrôlant dans l’armée israélienne, docu sur la nature autour des crématoires 3 et 4, expressions de regrets pour Jésus, Heidegger, outils, banquier poussant des corps dans un crématoire, caméra familiale, archives, désir sexuel, nudité, cheveux, besoin d’un Juif ! Qui ait l’air d’un Juif !
Il comprend que le Juif en question n’est nul autre que lui-même. Le cinéaste, en apparence bien intentionné, veut à sa manière – au final comme les autres – réinterpréter la mémoire à des fins personnelles, artistiques. Il cherche à utiliser les camps comme matériau filmique pour produire une œuvre qui mobilise plusieurs stéréotypes liés à l’imaginaire du nazisme et du cinéma expérimental. Au final, lui aussi, comme les jeunes israélien·ne·s, comme les officiers de l’armée, manipulent, détournent, se réapproprient la mémoire de ce que représentent aujourd’hui les camps d’extermination allemands.
Le cinéaste demande au narrateur de prendre la main de son assistante : il veut les filmer, main dans la main, alors qu’ils pénètrent la forêt bordant Auschwitz I. Cette requête apparaît comme la requête de trop : le guide lui demande « quel rapport cela [a] avec la Shoah » ( Ibid. : 158), puis hors de lui, lui assène un coup « en pleine figure, violemment » ( Ibid. : 158). Son trop-plein s’exprime par cette montée de violence subite, incontrôlable. Quelque chose, à ce moment précis, se brise en lui, quelque chose d’irréparable.
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Le Monstre de la Mémoire thématise, pour reprendre la formulation de Paul Ricœur, « la problématique de la mémoire et celle de l’identité tant collective que personnelle » (Ricoeur, 2003 : 97-98). Sarid, par le biais de son récit, explore différentes dérives liées à la mémoire de la Shoah et des camps d’extermination. Ces dérives découlent toutes d’une volonté, présente chez différents individus et groupes, de manipuler la mémoire dans le but, conscient ou non, d’affirmer son identité politique, sociale ou artistique. Le trouble grandissant qui envahit au fil des pages le narrateur se manifeste en réaction à cette capacité de la « mémoire à court-circuiter l’histoire » ( Ibid. : 106), face à ce détournement, à cette utilisation à des fins individuelles et collectives de la mémoire qui mettent en danger, ultimement, l’histoire. En ce sens, la mémoire peut en effet prendre la forme d’un monstre .