La science-fiction au secours de la paranoïa postmoderne, Compte rendu de Paranofictions d’Ariel Kyrou

Charles-Robert SIMARD
Université de Montréal
19 novembre 2007

KYROU, Ariel, PARANOFICTIONS. Traité de savoirvivre pour une époque de sciencefiction, Paris, Climats, 2007, 255 p.

Ce brillant essai, encore chaud de la tragi-comique activité culturelle et politique de 2007, nous vient d’un auteur dont le parcours professionnel atypique semble avoir aiguisé une plume fougueuse, en plus d’affiner quelques idées explosives. Tantôt professeur d’histoire des médias et chroniqueur d’art, Ariel Kyrou cumule aussi l’expérience de divers reportages réalisés dans des pays en guerre (l’Azerbaïdjan en 1989, la Serbie en 1992) pour le compte de magazines français d’actualité comme Actuel. Le « polyphonisme » référentiel engendré par ces différentes obédiences — étude des médias, arts, actualité internationale — fournit à l’auteur et à son écriture les armes conceptuelles lui permettant d’élaborer une réflexion dont la profondeur et la rigueur font tout de même une place de choix, une place touchante, à la démonstrativité de l’expérience subjective. Mais Paranofictions est pour débuter l’expression stylisée d’un constat qui, bien qu’il ne surprenne plus un certain nombre d’esprits courageux, n’en continue pas moins de parasiter l’exercice quotidien de nos sens. Ce constat, c’est la fictionnalisation de nos vies. Hypnotisés par la sophistique médiatique et son alliée publicitaire, branchés sur nos appendices technologiques à la iPod, contrôlés à distance par des despotismes aux allures démocratiques, nous sommes « agis » par d’autres que nous-mêmes, tels les personnages d’un roman malveillant. Cette condition (rien de moins) de l’homme et de la femme contemporains, les analyses d’un Jean Baudrillard ou d’un Bernard Stiegler, et, avant elles, celles de la « société spectaculaire » d’un Guy Debord et du groupe situationniste, en avaient déjà brossé les traits principaux. Au ton grave et à l’alarmisme de l’autopsie de la crise chez ces déconstructionnistes somme toute bien tristes, il ne manquait peut-être que le baume d’une solution, d’un remède et, pourquoi pas, d’un numéro de téléphone… Or, c’est dans cet espace théorico-pratique de l’advenir du moi que surgit l’originalité de Kyrou et de sa préoccupation. Certes, la réalité de l’homme moderne se déploie au sein d’un patrimoine d’images et de fictions, qui très tôt prennent le relais de son expérience du monde. Seulement, « il existe de bonnes fictions, qui laissent la liberté, favorisent l’ouverture et l’interprétation, et de mauvaises fictions, qui ne laissent aucun choix, appauvrissent, emprisonnent » (Kyrou 2007 : 4e de couv.). Les fictions négatives, nous n’en finissons plus de les subir, voire de les actionner nous-mêmes : discours du pouvoir, discours des médias, dynamique foucaldienne du « surveiller et punir », etc. Les fictions positives, sans doute plus discrètes, plus subtiles, en apparence inoffensives (en apparence seulement !), s’inspirent du drame de ces déterminismes imposés et artificiels pour enclencher une réponse artistique. Ici, Kyrou, en fan de science-fiction dystopique et de réalité virtuelle émancipée, tend la main à un certain nombre de démiurges alternatifs, qualifiés de « paranoïaques » : le grand Philip K. Dick, surtout, James Graham Ballard, David Cronenberg, George Orwell, et puis la matrice des frères Wachowski, les expériences politico-virtuelles du groupe des Yes Men, d’Ultralab, de 0100101110101101.org [1]… Nous verrons sous quel éclairage ces délateurs de l’idéologie dominante se révèlent si salvateurs.

Encore faut-il attaquer de front la situation. Kyrou identifie d’abord un certain nombre de désintégrations : destitution de la Vérité, rendue chimère par la fictionnalisation d’un monde à contempler seulement ; fracture du concept de réalité opérée par un regard médiatique englobant ; appauvrissement spirituel et crise métaphysique vécus à travers la pulsion de consommation ; caducité du principe de liberté, recyclé par une idéologie capitaliste tentaculaire… Que penser d’une époque et d’une nation responsables de l’élection en 2003 et de la réélection trois ans plus tard du héros du film Total Recall, le « Governator » Arnold Schwarzenegger, icône phallocratique et fantasme de muscles ? À vrai dire (écrit Kyrou), « Sommes-nous les acteurs d’un sympathique navet hollywoodien ou les victimes du roman parano d’un écrivain de science-fiction ? » (Kyrou 2007 : 8). Il n’est plus permis d’ignorer le parallélisme strict entre la scène du pouvoir et celle de l’industrie culturelle, entre Washington et Hollywood. Mûs par une même économie du spectacle et de l’illusion, les deux univers s’alimentent l’un l’autre et se mirent dans la glace spectatorielle d’un public fasciné, ébloui, souhaitant encore del’action. Et cela donne des résultats : le capitalisme du spectacle, dont l’essence est portée par un appareil médiatique maintenant parvenu à une ubiquité et à une omnipotence sans précédent, organise pour nous une variété de programmes d’images à consommer. Il y faut la menace à l’international (la guerre en Irak, en Afghanistan), la tension continuelle d’un ennemi qui se cache (l’ultimatum terroriste sans cesse réactivé), mais aussi quelques séances de mises à mort maison (les shows de télé-réalité) et le doux matraquage des appels à la consommation cool (la pub). Kyrou constate (avec le style et l’esthétique critique que l’histoire d’un genre chapeaute déjà) : « La mascarade politique n’a point besoin de sens. Juste de voix, de photos, de pixels pour les écrans, de syllabes et de consonnes pour remplir les cases des médias […] qui ressassent tous les mêmes âneries à la solde de l’économisme dominant, de la culture vendue et du cirque des politicards institués » (Kyrou 2007 : 52). En définitive, le contrôle par la société du spectacle repose sur l’installation de deux « fictions complémentaires », l’une providentielle, l’autre infernale. La Providence, c’est le paradis de la consommation facile, infinie, plaisante, attrayante, prévoyante, cool, libre et à l’abri des altérités dissimulées. L’Enfer, c’est la menace planante du terroriste musulman intégriste et du taliban antioccidental, c’est la guerre se faisant ailleurs mais tenant tout de même le spectateur sur le qui-vive d’une angoisse distanciée, c’est la catastrophe de la souffrance des autres, ou plutôt le catastrophisme masochiste qui nous fait réclamer comptes-rendus, prédictions et avertissements. La catastrophe : « épouvantail, dont l’objet paradoxal est de préserver ma culpabilité sans qu’elle se transforme en responsabilité » (Kyrou 2007 : 121). Entre ces mythologies devenues archétypes de réalité, dans l’espace mitoyen qu’il est désormais convenu d’appeler le Purgatoire, se tient tant bien que mal le sujet moderne de la société spectaculaire, sujet à la conscience endormie par des mécanismes de pouvoir qui le dépassent complètement, alors qu’il en est paradoxalement une des forces motrices essentielles. Car voici l’explication de la formidable survivance et de l’inquiétante adaptabilité du capitalisme contemporain, que d’aucuns décrivaient comme le filtrat de la « fin de l’Histoire » [2] : l’idéologie toute-puissante doit parvenir à être actionnée non pas du haut (gouvernements, médias, discours officiels), mais du bas (le consommateur, le citoyen, le sujet). Le despotisme le plus fort et le plus durable est celui qui actionne une servitude souhaitée, désirée et même rêvée par l’homme asservi, qui en supporte délicieusement le joug. En réfléchissant aux G.I. américains, soldats « consommateurs » de l’idéologie qu’ils servent, Kyrou écrit avec clairvoyance : « ces connectés vont d’eux-mêmes défendre le Relais ou l’Occident menacé par les puissances du Mal. Ils semblent conditionnés d’une drôle de manière, à la fois bourreaux et victimes du système » (Kyrou 2007 : 169). C’est ce que Baudrillard appelle, pour sa part, les « enfants de l’hégémonie » : « Il n’y a plus ici de relation duelle, par exemple maître et esclave. Tout le monde est complice. […] Il n’y a plus de dominants et de dominés, mais une sorte d’annexion totale [3] ». Cet état psychoïde du comportement social actuel est sans doute plus patent encore dans la consommation quotidienne la plus banale. Kyrou insiste pour mettre au jour la pertinence secrète de nos désirs matérialistes les plus personnels, les plus chéris : non la jouissance de l’objet consommé, « acheté », mais bien celle de la consommation elle-même. L’aliénation qui nous berce exerce des motivations profondément systémiques, désormais ancrées dans le giron intime de ce qu’on appelle (appelait) le moi, la subjectivité.

Y a-t-il de l’espoir ? La moitié peut-être du propos de Kyrou consiste à nous répondre que oui. D’abord en affirmant avec confiance, je dirais avec sérénité, la perfusion subjective, répétée à travers chacune des phrases et des idées de l’essai, de sa propre interprétation de l’existence dans le texte — n’est-ce pas là la caractéristique spéciale de tout essai ? Formellement, cette prise de conscience se dessine par l’inclusion à même la logique de l’essai de deux « Intermèdes personnels » d’une dizaine de pages chacun, rédigés plus librement, presque poétiquement, qui nous entraînent dans un rendu d’expérience. Terme fondamental pour le « savoir-vivre » proposé réactivement par Kyrou. L’expérience, c’est ce morceau de réalité qui, authentiquement, nous convie à ce que pourrait être une « vérité humaine », libérée du despotisme congénital de l’idéologie et de l’endolorissement spirituel qu’elle encourage. Racontant l’épisode (pour lui encore inexplicable !) de son reportage en Azerbaïdjan, l’auteur se remémore, avec un souci d’adéquation, sinon de correspondance entre l’écrit et la vie : « Devant toucher une plaie pour mesurer ma “vérité” toute de sang, j’enregistrais des “faits” solides, je les glissais dans ma poche, puis, lorsque je tentais de les sortir de mon veston, je découvrais ma main gluante d’une pâte infâme : de la bouillie de réalité ! » (Kyrou 2007 : 96). Car le réel ne possède ni les propriétés d’une publicité lisse et confortable, ni celles de sa consommation corollaire, linéaire et prédicative. Au contraire, l’expérience d’un réel est empreinte de flou : labilité des perceptions, perplexité quant à la marche à suivre, indécision de la matière et des événements… Cette attraction vers le Néant, vers le Rien, Kyrou insiste pour dire qu’elle est souhaitable, puisqu’elle consolide le traumatisme ontologique de l’humain sur Terre : exister, être lui-même. Rejetant après les avoir analysées les fictions dominantes du capitalisme aliénant et de la productivité écervelée, l’auteur réitère l’urgence de « réinventer le réel comme fiction », justement parce qu’il s’est effacé de nos vies (Kyrou 2007 : 222). En définitive, c’est bien une petite philosophie de l’empathie qu’Ariel Kyrou nous propose avec Paranofictions, conçue comme une démarche optimiste et existentialiste expérimentale.


Références


[1] Oui, on a bien lu : http://0100101110101101.org. Attention, Kyrou dans son texte ajoute à la formule déjà assez cryptique un « 1 » surnuméraire… Vertige d’un instant, ou « glitch in the Matrix » ?

[2] Francis FUKUYAMA, The End of History and the Last Man, New York, Free Press, 1992.

[3] Chronic’art, nº 20, été 2005, « Les racines du Mal », entretien de Jean Baudrillard par Cyril de Graeve et Ariel Kyrou, cité par l’auteur p. 169.