La résistance au pied de la lettre
Assia Djebar ou la résistance de l’écriture de Mireille Calle-Gruber
Mireille CALLE-GRUBER, Assia Djebar ou résistance de l’écriture : Regards d’un écrivain d’Algérie, Paris, Éditions Maisonneuve-Larose, 2001, 282 p.
Déjà consacrée par la critique littéraire et la réception scientifique, Assia Djebar compte parmi les rares écrivains de langue française à faire l’objet d’une monographie d’une telle ampleur de son vivant. En effet, des articles à son sujet foisonnent depuis bon nombre d’années déjà, parce que son œuvre romanesque, théâtrale et cinématographique permet d’aborder des thématiques comme le féminisme, le postcolonialisme, la transculture, l’altérité et l’historiographie, pour n’en évoquer que quelques-unes. Malgré le nombre impressionnant d’articles ou de monographies traitant isolément des textes de Djebar, il manquait encore une vue d’ensemble, une lacune que vient de combler Mireille Calle-Gruber avec Assia Djebar ou résistance de l’écriture : Regards d’un écrivain d’Algérie, travail de longue haleine ayant obtenu le soutien et du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et de la Louisiana State University.
Calle-Gruber, chercheuse chevronnée, auteure à la fois de nombreuses publications scientifiques et d’œuvres romanesques, est aussi co-directrice des Études féminines de l’université de Paris VIII. Vu sa collaboration avec Hélène Cixous, théoricienne de l’écriture féminine, Calle-Gruber est particulièrement bien placée pour nous donner une vue d’ensemble sur Djebar.
Le titre de cet ouvrage est révélateur de la façon de lire de texte djebarien qu’entreprend Calle-Gruber. Le titre annonce en effet une résistance spécifiquement littéraire. Calle-Gruber différencie sciemment, et à maintes reprises, le littéraire du journalistique, ce dernier étant un questionnement dépourvu d’effets de langage, de soins particuliers à la parole. Ce livre comprend onze chapitres, chacun d’eux voué à un ouvrage romanesque, théâtral ou cinématographique, et des annexes. Ces dernières sont d’une part la documentation, des lettres et des photographies attestant d’une longue collaboration entre Calle-Gruber et Djebar, et d’autre part l’esquisse d’un projet inédit. Comme il serait impossible de discuter de chaque chapitre en profondeur, nous proposons une sélection.
À l’exemple de L’amour, la fantasia (1985), succès auprès du grand public et ouvrage-pilier du quatuor algérien, Calle-Gruber démontre la composition architectonique et rythmique du texte. La nouba arabo-andalouse, suite musicale d’une extrême complexité et le résultat de plusieurs métissages est la clé de lecture de ce roman. Ce qui la caractérise davantage, ce sont la « multiplicité vocale et focale (vs l’unisson téléologique) ; la durée, le tenu récitatif (vs la résolution du sens) » (43). Cette composition, insiste Calle-Gruber, est affaire de partition : partage de l’espace, des plages-pages, des voix, des blancs, des corps, des corps typographiques ». Sans pouvoir détailler ici sa démonstration, notons que le paradigme de la nouba permet au lecteur de saisir la structure ostensiblement décousue d’un roman plurivocal et aux focalisations diverses, associant l’histoire de la conquête d’Algérie au 19e siècle à l’adolescence d’une Algérienne du 20e siècle.
Calle-Gruber dédie deux chapitres (iv et v) de son texte au roman Vaste est la prison, troisième opus du quatuor algérien. Dans le premier des deux, l’auteur transpose l’ombilic de la science des rêves de Freud sur le plan littéraire, trop utile pour la littérature dite postcoloniale, « s’écriv[ant] dans la langue de l’Autre […] sans avoir jamais fini de leur explication avec l’étrange® qui les habite » (70). L’omphalos est à la fois cicatrice et centre, bouton et bouclier. À l’exemple de Polybe, personnage historique évoqué par Djebar, Calle-Gruber démontre l’alphabet tiers, la poésie, une écriture qui se nourrit de plusieurs influences et de plusieurs langues. « Le nœud de l’œuvre, l’ombilic de l’écriture, c’est avoir affaire (à faire) dans la langue avec le temps et le tempo de l’Autre » (77). Dans le deuxième chapitre traitant de ce roman, c’est plutôt l’arabesque, la polyphonie et le contrepoint musical qui servent de clés de lecture.
« La merveille au quotidien. Loin de Médine : Dans le passage du sacral à l’historial » est un des plus importants chapitres de cette étude. L’analyse de Calle-Gruber est rigoureusement philologique et théorique. Celui-ci est un roman historique qui a pour cadre le temps du Prophète Mahomet de la perspective des femmes. Il réinscrit la femme dans l’histoire de l’Islam. Roman typiquement polyphonique, Loin de Médine, nous dit Calle-Gruber, est régi par un « dispositif de la non-résolution des contraires » (157). Selon sa lecture du roman, son mérite réside en ce qu’il parvient à ressusciter la vivante dualité dans l’Islam : c’est-à-dire qui affirme, entre le divin et l’humain, certes, l’articulation forte de la foi, mais aussi l’articulation faible du trouble, de l’interrogation, du partage » (171). L’expression « foi interrogative » (166) résume parfaitement la tentative. Ce long chapitre est également une analyse de l’opéra Filles d’Ismaël, dans le vent et la tempête, et de son livret.
Nonobstant le commentaire provoquant sur « le journalistique » évoqué ci-dessus, Calle-Gruber est consciente des nombreux enjeux qui s’inscrivent dans la littérature djebarienne. Elle remarque, par exemple, que « la femme dans l’Islam, telle que l’écrivain la donne à voir » est la femme privée d’alphabet (cf. 91), commentaire fait sur Vaste est la prison, « Les femmes, les oubliées, parce que sans écriture » (Djebar, 338). Ainsi, on pourrait dire que Calle-Gruber remet les pendules à l’heure au sens où son propre projet accentue les nombreux effets de langage dans l’œuvre de Djebar. Ceci sert de contrepoids nécessaire aux nombreux autres textes traitant des enjeux sociaux, sans souligner la littérarité des textes de la romancière. Cette autre tendance a pour conséquence d’escamoter la spécificité littéraire d’un texte qui s’engage sur le plan social.
Parfois le ton de Calle-Gruber glisse dans le familier, nombreux sont les cas où elle évoque Djebar, avec laquelle elle collaborait sur ce projet, par son prénom. Aussi, les phrases fragmentaires abondent, donnant de temps à autre un langage plus poétique que scientifique à cet ouvrage. La documentation, quoique étoffée de nombreux inédits, dont un scénario, des photos de mise en scène, etc., ne comprend pas de bibliographie, alors que plusieurs textes théoriques et secondaires sont cités dans les notes infrapaginales. Néanmoins, le texte de Calle-Gruber brille par sa rigueur conceptuelle et son analyse textuelle. Ainsi, Assia Djebar, ou la résistance de l’écriture restera pour de nombreuses années encore une référence incontournable des études djebariennes.