La littérature et son droit à la faim
Une lecture de Catherine Lemieux
LEMIEUX, Catherine. La consumation : une métaphore de la pensée littéraire chez Bachmann, Plath et Duras , Montréal, Éditions Nota Bene, 2019.
1. Que rien n’est plus embarrassant que de présenter un livre
Je n’apprécie guère de présenter un livre en le subsumant à un genre, parce que ce dernier est toujours trop précis et à la fois trop vague pour aider d’une quelconque manière à approcher le mouvement étonnant d’une écriture. Ainsi, s’il importe d’indiquer que ce livre provient d’une thèse universitaire, c’est moins pour en réduire l’apport — en le cantonnant au genre flou de l’écriture académique — que pour en souligner l’étrangeté quant à cette catégorie de textes. Le livre provenant de cette discipline polymorphe qu’est la littérature comparée, la démarche de Lemieux est exemplaire du jeu auquel elle veut nous convier.
C’est pourquoi il n’est pas possible de lire l’ouvrage à la manière d’un commentaire spécialisé dont les noms de Bachmann, de Plath et de Duras livreraient l’itinéraire de pensée. Le livre importe davantage en tant qu’il participe d’une œuvre propre, qui puise à ces figures féminines de la consumation son élan propre. Par consumation, j’entends, avec l’autrice, la métaphore capitale qui désigne le mouvement d’une pensée littéraire brûlante. La consumation peut bien, par la suite, se décliner en plusieurs autres images entretenant un rapport lointain ou non au feu. La posture des autrices sélectionnées suppose un féminisme qui, tout en acceptant la guerre à mener au patriarcat, expérimente d’autres stratégies pour en combattre les différentes ramifications. « Elles [les autrices] l’internalisent [la guerre] pour ne plus simplement la souffrir de l’extérieur. Se faire la guerre en soi — entre le sacrificateur et la sacrifiée — est un moyen de combattre l’essentialisation du féminin, dont les femmes sont souvent les victimes historiques » (Lemieux, 2019 : 44). Ce que Lemieux construit comme arme passe par une mobilisation de la pensée littéraire, qui est indéniablement affectée par les mots qu’elle traverse, tout en consumant ceux-ci. Le livre donne à voir ce qu’une sensibilité littéraire s’autorise comme aventure, en explorant les voies certainement minées de la métaphore. Or, Lemieux analyse moins qu’elle ne met en forme la force discursive dont la métaphore est la source : son écriture est entièrement contaminée par son objet d’étude, elle en devient indistincte.
Dès lors, la pensée littéraire, si elle est ce feu incessant dont parle l’autrice, elle ne peut être adéquatement reçue par les institutions sans que sa puissance en soit aussitôt menacée : ce risque n’effraie en rien l’entreprise de Lemieux. Bien que je ne renonce jamais à cette formulation de « pensée littéraire » dont le propre serait une gratuité sans fonds, sans fin, je semble recourir naïvement à des formulations qui miment des énoncés mystiques : ce n’est heureusement pas le cas de la prose de Lemieux. Sans se départir d’une force dont le littéraire serait la condition de possibilité, son projet ne s’apparente guère à un effort de restitution. Il n’y a aucune nostalgie qui plane parmi les phrases sèches, qui font état de la situation contemporaine de la littérature : la potentialité littéraire est moins annulée que différée par l’économisation totalisante pour laquelle la pensée est une perte absolue. Cette posture, déclarée tôt, éclaircit partiellement l’étrangeté qu’énonce la littérature comparée, qui, pour symboliques que puissent paraître ses jeux de résistance, s’efforce de ne pas se soumettre au régime de temporalité dominant. C’est peut-être pourquoi l’appel à un terrain spirituel comme essentiel de la littérature ne manque pas non plus de se doter d’une valeur politique, ce qui ne signifie aucunement que la part spirituelle de la littérature puisse se résumer à un usage strictement politisé. La littérature peut bien prendre s/ces multiples manteaux, sans qu’on puisse la réduire à ses différentes fonctions religieuses, économiques, parmi d’autres.
2. Du droit à la faim
L’effort de Lemieux invite initialement nombre de penseurs classiques de la métaphore (Aristote, Nietzsche, Ricœur) : une invitation de courte durée, dois-je indiquer. La métaphore étant une fleur rhétorique appréciée des philosophes, il n’est pas surprenant que le projet doive négocier avec la philosophie certaines positions. Ces dernières sont efficacement installées. Ruinée, increvable référence de la pensée occidentale, la métaphysique est poliment mise en bière par l’étude de la métaphore dans un « Interminable adieu à la métaphysique » ( Ibid . : 61-66). Ce n’est pas un règlement de compte entre philosophie et littérature auquel procède Lemieux, mais à une exposition de leur limite mutuelle discursive. L’usage de la littérature demeure néanmoins vital, en ce qu’il donne à la pensée les stations abandonnées par l’exercice classique de la raison philosophique. « La pensée littéraire explore le “blind spot” de la raison : site de friction, de frustration et de fantasme. La consumation métaphorise cette pensée qui se maintient dans le paradoxe […] » ( Ibid. : 45). Explorant alors les voix des trois autrices précédemment nommées, le projet se colle aux frontières de ces paradoxes, entrant dans les zones limites des représentations littéraires de la pensée. Cette manière d’observer les lézardes, tout en voyant et en vivant les limites propres de celles-ci, telle est l’un des mouvements de l’écriture de Lemieux.
« C’est une conception de l’écriture sans couteau ni stylet — mais certainement pas sans violence symbolique — que je mets en avant sous le terme consumation » ( Ibid. : 33). Appétit symbolique, la faim dont il est ici question coïncide avec le corps, tirant de celui-ci la métaphore de son procès tout en déplaçant l’objet de la consumation. Suivant les moments passés avec les autrices qui baptisent les grandes sections, l’alliance entre la littérature et le spirituel regagne les droits d’une belle évidence. La littérature dévore le langage, travaille à évider les mots de leur trop-plein de signification. En cela, va-t-elle plus loin que l’ouroboros, elle refuse la facilité qui consiste à mordre sa propre queue : elle est son propre banquet. Cet appel à une faim trouve en partie sa constitution parmi les pages les plus enflammées du livre, qui s’apparentent à une déclaration d’incendie.
3. Où on consent, avec l’autrice, qu’il n’y a pas de flambeau à passer
« La métaphore de la consumation, touchant tout ce qui libère du poids avachissant de l’avarice, n’est pas “vraie”, mais parlante. […] Mon flambeau est mon fardeau, impossible de le troquer pour un autre » ( Ibid . : 307-308).
Lemieux met au chômage le poète « voleur de feu » (Rimbaud, 1960 : 347), cleptomane des flammes. La consumation, si elle ne refuse en rien qu’une communauté de figures en relate l’expérience, se singularise dans les œuvres où elle donne à voir sa puissance. L’expérience d’une faim littéraire exige une initiation par la lecture. Ce n’est en rien une expérience dont une pédagogie donnée parviendrait à capturer le mode de transmission. Il n’y a peut-être pas d’école pour l’angoisse de la pensée et il n’est assurément pas de lieux où la joie étrange, provenant de cette connaissance par la faim, puisse se reposer. Je suis moi-même coupable de prolonger cette chaîne de métaphore, m’embourbant dans le mot de faim que j’élis comme image de ma propre lecture du livre. Par-là, je ne cherche aucunement à produire une mise en abîme, mais bien à illustrer la nature du défi auquel Lemieux a livré longue bataille.
« Ma contribution n’est pas une brique ajoutée au mur de la connaissance. Ma contribution est une métaphore de tout le feu qui s’est imaginé avant moi, en moi » (Lemieux, 2019 : 305). Aussi bien dire que l’expérience de la littérature n’a guère pour symbole l’accumulation matérielle de livres, que son expérience n’aboutit pas à la constitution silencieuse d’une bibliothèque. En effet, à la suite de la lecture, je sentais bien que le « savoir » littéraire n’était rien d’autre qu’une béance dans laquelle on chute, croisant occasionnellement des figures qui y tombent depuis plus longtemps encore que moi. Il semblerait que Catherine Lemieux soit de celles qu’on peut y rencontrer.