La grande fuite du moi – Leiris ou l’autobiographie différée
Michel Leiris, l’écriture du deuil de Nathalie Barberger
Nathalie BARBERGER, Michel Leiris, l’écriture du deuil, Villeneuve-d’Ascq (Nord), Presses Universitaires du Septentrion (Coll. Objets), 1998, 290 p.
Analyser l’œuvre protéiforme de Michel Leiris n’est pas de tout repos : sans jamais tomber dans l’hermétisme absolu, elle n’en demeure pas moins fuyante, voire parfois rétive à l’interprétation, et ce malgré les nombreuses pistes laissées par l’auteur. Dans son ouvrage intitulé Lire Leiris, Philippe Lejeune écrivait déjà que ce poète-ethnographe parvenait à « paralyse[r] la critique en lui dictant lui-même son discours » (1975 : 12). Or, malgré la double difficulté que présente l’œuvre, certains lecteurs perspicaces s’y aventurent avec bonheur. Ainsi, après l’excellente étude de Catherine Maubon, Michel Leiris, en marge de l’autobiographie (parue en 1994), c’est au tour de Nathalie Barberger de s’attaquer à cet auteur énigmatique. Toutefois, contrairement à Maubon, dont l’objectif principal était précisément de traiter le moins possible du genre autobiographique pour se concentrer sur des aspects comme le rêve ou le voyage, Barberger consacre ici la quasi-totalité de son essai à l’exercice réflexif que constitue La Règle du jeu.
Dès l’introduction, Barberger assoit très clairement le ton général de l’essai avec ce qui ressemble à un constat aporétique : au fond, pourquoi s’écrire ? Quel but peut bien poursuivre l’autobiographe contemporain ? Vouloir atteindre à l’authenticité, ne s’agit-il pas là d’un acte naïf et nostalgique ? En fait, sans répondre directement à ces questions, elle avance que Leiris témoignerait « plutôt de l’impossibilité d’en finir avec l’autobiographie » (p. 9). Selon elle, il ne chercherait pas tant à se raconter qu’à compulser des faits infimes, afin de leur inventer une signification, voire de leur donner à rebours une valeur de nécessité. On sait que son métier d’ethnographe, dans lequel il s’est lancé pendant la Mission Dakar-Djibouti (1931-1933)1, serait à l’origine de la manie qu’il avait de noter et de classer le moindre détail dans ses boîtes à fiches, sa préférence allant surtout aux non-événements. Selon Barberger, l’attention exacerbée qu’il leur porte dans La Règle du jeu et ailleurs (L’Âge d’homme, par exemple), l’importance structurante qu’il leur accorde « met en question la notion même d’événement. Ce qui fait effet d’événement, loin d’être un élément objectivable, devient l’infime, le bruissement ou le rebut, ce reste qui laisse soupçonner que quelque chose a eu lieu » (p. 12). Alors, est-il encore possible de s’écrire à notre époque sans sentir le poids écrasant de la tradition ni tomber dans le pastiche, même le plus involontaire ? La réponse est oui, à condition toutefois de renoncer d’avance à la réussite du projet, de faire préventivement le deuil.
Dans le premier chapitre, « Le deuil de la forme », elle insiste sur la part de désillusion qui se dégage de La Règle du jeu, ce qu’on remarque avant tout dans la posture adoptée par Leiris par rapport au genre autobiographique. Loin d’être la mimésis d’une vie, La Règle du jeu soulignerait plutôt le renoncement à la vie, de même que la dissolution de la mémoire dans le langage. Cette certitude de la perte du sens dans l’acte de transcription expliquerait en partie cette attirance irrésistible pour le détail. Au lieu de chercher la vue d’ensemble (projet aussi impossible que le Livre suprême rêvé par Mallarmé et Borges), il bâtit son autobiographie autour du fragment, ici véritable métonymie de l’effritement du passé : La Règle du jeu progresse « à la façon d’une fugue, par apparition-disparition de motifs, par rappels et bifurcations » (p. 33). Ainsi, puisque la totalité (ou la sommation exhaustive du savoir sur soi-même) se révèle fantasmatique dès l’amorce du projet, voire même avant, « l’écriture de Leiris est une écriture du deuil : deuil du mot, deuil de la forme et de la totalité, deuil de l’unité, deuil du sens et du sujet », bref « un échec nécessaire » (p. 56).
Déjà perceptible en filigrane dans les premières pages, notamment par la mention de Pontalis, Lacan et du fameux « Glanz auf der N[a]se »2 de Freud, l’approche psychanalytique occupe une place plus importante dans les deux chapitres suivants, soit « Le deuil de la voix » et « Le deuil de l’objet ». Dans le premier, Barberger insiste sur le sentiment de perte qui succède à « l’acquisition du langage social » (p. 61), douloureux processus d’éloignement de la vérité primitive et inarticulée du cri de l’enfance, son originel porteur de l’essence du moi. Ainsi, lorsqu’il relate au tout premier chapitre de Biffures les circonstances dans lesquelles il apprit de la bouche de son frère aîné (une figure d’autorité) qu’on ne dit pas « …reusement », mais bien « heureusement », Leiris confesserait une certaine nostalgie à l’égard du préverbal ou, du moins, de l’idiolecte disparu de l’enfant qu’il fut. La Règle du jeu serait alors, entre autres choses, l’écriture de ce manque constitutif de l’être humain, qui s’éloigne de la vérité (la vocalité originelle) au fur et à mesure que se développe et s’installe la béquille nécessaire du langage. Paradoxalement, il s’agirait même du moteur principal du genre autobiographique : « Seule la mort de la voix permet l’écriture, là est la règle du jeu, de ce jeu de qui perd gagne qu’est l’écriture. Mais dès lors écrire n’est que rechercher cet objet inaccessible, s’épuiser à rejoindre la voix » (p. 90). Les multiples tactiques d’évitement déployées par Leiris font de La Règle du jeu une collection de non-événements emboîtés où le moi lentement disparaît. Puisque l’écriture est trop lente et poreuse pour restituer les faits, alors il vaut mieux écrire en attendant et célébrer la perte jusqu’à plus soif.
C’est ainsi que Leiris part à la recherche du moi fait autre, dépersonnalisé (p. 133), afin de s’ouvrir à l’écoute de ses souvenirs diffus, les transcrire dans toute leur incomplétude : « L’écriture serait l’événement magique qui du bruit fait un langage » (p. 139). Or, on le sait, ce travail sur soi exige temps et efforts, car les souvenirs s’effritent dès qu’on cherche à s’en saisir ou alors s’évanouissent comme des fantômes. Chez Leiris, les trous de mémoire sont comblés par autant de gloses interminables, comme si l’analyse des lacunes était en mesure de rétablir l’intégralité du souvenir, de colmater les fuites d’un texte qui se vide de sa substance en même temps qu’il s’écrit. Barberger écrit : « nulle épiphanie, pas de dévoilement spectaculaire d’une vision enfouie, pas de mise en échec de la mort, pas de retrouvailles avec un moi défunt, ni d’Eurydice à convoiter » (p. 170). En fait, page après page, La Règle du jeu contredit le parti pris poétique (au sens de poiêsis, « acte créatif ») exprimé très clairement dans « La littérature considérée comme une tauromachie » : elle n’est que dérobade. Au lieu de s’engager tout entier dans l’écriture « d’un livre qui soit un acte » (Leiris 1999 : 14), il s’enlise sciemment dans La Règle du jeu, prisonnier volontaire de son retrait du monde. En fait, s’il ne cesse de raconter qu’il n’a rien à dire, c’est d’abord et avant tout parce qu’il passe son temps soit assis à sa table de travail, soit au Musée de l’Homme, à cultiver sa malédiction d’homme ordinaire au lieu de vivre.
Avec (ou après) Leiris, le genre autobiographique deviendrait impraticable, impossible. La Règle du jeu serait même, selon Barberger, « l’ultime autobiographie moderne » (p. 240), c’est-à-dire une écriture suicidaire au sens littéral. Évidemment, on pourrait recourir à une multitude d’exemples pour réfuter une affirmation aussi absolue (à moins qu’elle n’ait opposé moderne à postmoderne), car le genre n’arrive simplement pas à mener son suicide à terme3. Par ailleurs, bien que l’auteure emploie subtilement l’approche psychanalytique et en tire souvent des observations pertinentes, certaines schématisations ressemblent plutôt à des solutions magiques et font violence au texte (notamment aux pages 85-87 et 217). À ces endroits problématiques, au lieu d’expliquer la théorie à l’aide d’exemples littéraires éclairants (comme le fit si souvent Freud), Barberger renverse les données : elle semble alors prouver la validité scientifique de l’approche psychanalytique (ici présentée comme un discours de vérité) en démontrant que La Règle du jeu trouve sa place toute faite dans la grille d’analyse. Malgré ces menues failles et quelques circonvolutions un peu appuyées dans les chapitres centraux, L’écriture du deuil demeure un ouvrage important dans ce champ d’études. Grâce à sa connaissance profonde de l’œuvre de Leiris, Nathalie Barberger parvient à explorer jusque dans ses derniers retranchements les intrications complexes de La Règle du jeu, multipliant les observations sensibles et les renvois judicieux à des écrivains contemporains, tels que Blanchot, Des Forêts, Beckett et Kafka, sans trop tomber dans les maniérismes habituels des méthodes psychocritiques.
- 1À cette occasion, il fut engagé comme secrétaire-archiviste par Marcel Griaule. Le « journal » qu’il a tiré de cette expérience, L’Afrique fantôme (1934), demeure un texte capital dans l’œuvre de Leiris et pour l’ethnologie en général. Écrite par son collègue et ami Jean Jamin, la longue introduction qui présente la nouvelle édition jette un regard à la fois érudit et personnel sur l’œuvre (Jamin, dans Leiris 1996 : 9-85).
- 2Nous corrigeons ici une des nombreuses coquilles qui ont échappé à l’éditeur. Nous en avons relevé une bonne quinzaine (la plupart relevant de la grammaire ou de la typographie), ce qui est tout de même dommage pour une publication universitaire de cette qualité. Il s’est même glissé une véritable coquille sémantique. En effet, lorsque l’auteure traduit littéralement Blütenstaub (Pollens, titre d’un recueil de Novalis) par « poussières végétales » (p. 257, note 43), on devrait plutôt lire « poussière de fleurs » ou « poussière florale ».
- 3Par exemple, les femmes ont enfin pu prendre la parole au XXe siècle, du moins en Occident. Pour elles, le projet de s’écrire n’est pas encore caduque, puisqu’il vient à peine de se mettre en marche (Smith et Watson 1998).