La Belgique comme carrefour culturel, même sous l’Occupation

Carl-Einstein-Kolloquium : Dialoge über Grenzen de Roland Baumann ET Hubert Roland (Hrsg.)

Roland BAUMANN et Hubert ROLAND (Hrsg.), Carl-Einstein-Kolloquium 1998. Carl Einstein in Brüssel : Dialoge über Grenzen/Carl Einstein à Bruxelles : dialogues par-dessus les frontières, Francfort, Peter Lang Verlag (coll. Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft 22), 2001, 314 p.

Comme l’indique son titre, cet ouvrage publié sous la direction de l’ethnologue et historien de l’art Roland Baumann et le germaniste Hubert Roland, tous deux professeurs en Belgique, regroupe les communications présentées du 12 au 14 novembre 1998 au colloque Carl Einstein à Bruxelles : dialogues par-dessus les frontières. Mieux encore : ces actes sont augmentés de quelques récentes contributions à la recherche consacrée aux échanges et transferts culturels belgo-allemands, ce qui porte à 21 le nombre d’interventions (11 en français, 9 en allemand et une présentation bilingue). Cela dit, cette thématique frontalière a profondément marqué l’orientation générale des présentations, car parmi les trois parties que compte l’ouvrage (« Primitivisme et avant-garde », « Occupation et révolution » et « Médiateurs culturels belgo-allemands »), seule la première traite directement de Carl Einstein et de ses activités intellectuelles pendant et après son séjour à Bruxelles au service de l’Occupant. Comme mes intérêts s’orientent davantage dans cette direction, on me pardonnera, je l’espère, de me concentrer sur la dizaine d’articles qui composent cette section.

Dans l’article d’ouverture, « Carl Einstein : l’art nègre comme art du vingtième siècle », Igor Sokologorsky souligne l’importance du séjour du soldat Einstein à Bruxelles pour ses réflexions sur l’art africain. L’auteur se demande si cet engouement pour l’Afrique n’était qu’accidentel, qu’une porte d’entrée oblique vers le cubisme. Pour répondre à cette question légitime, il propose une analyse comparative des deux premiers ouvrages qu’Einstein a consacrés à l’art africain, soit Negerplastik (1915) et Afrikanische Plastik (1921), en posant avec raison qu’il ne s’accordent pas tout à fait, ni sur le ton, ni dans la forme. Sokologorsky fait remarquer que le second essai est beaucoup plus nuancé que le premier, particulièrement en ce qui concerne la mise en contexte des œuvres. Einstein se serait notamment senti obligé de revenir à la valeur d’usage des sculptures étudiées, plutôt que de ne retenir, comme il l’avait fait dans Negerplastik, que les exemples du cubisme dans l’art africain (23). En outre, il évite d’y confondre à nouveau sculpture et fétiche. En fait, il aurait surtout admis ses limites, c’est-à-dire qu’il lui aurait fallu beaucoup de connaissances ethnologiques pour approfondir son étude, ce qui l’aurait considérablement éloigné de l’art du XXe siècle, au fond son véritable intérêt. Sans apporter un savoir nouveau, cet article constitue néanmoins une excellente introduction à l’œuvre d’Einstein.

En revanche, les articles de David Pan et German Neundorfer, « Carl Einstein und die Idee des Primitiven in der Moderne » et « Ekphrasis in Carl Einsteins Negerplastik », me semblent légèrement problématiques dans le contexte d’un colloque de spécialistes. En effet, tout en s’apparentant elles aussi à l’explication de texte, très fine par ailleurs, ces deux contributions n’apportent, à mon sens, pas le moindre fait nouveau, ni même de nouvelles perspectives sur les écrits qu’Einstein consacra à l’art africain. Par exemple, Pan semble se contenter d’une paraphrase des idées d’Einstein sur le concept du « primitif », sans même relever ses erreurs initiales (redevables à sa connaissance limitée de la littérature ethnographique à l’époque de Negerplastik). De plus, malgré ses références complexes à la phénoménologie husserlienne, l’auteur donne l’impression de se confiner au « cercle herméneutique » des écrits d’Einstein, sans trop vouloir en sortir ni oser les critiquer. Quant à Neundorfer, il nous offre un article plutôt pointu dont l’idée de départ s’avère intéressante : si le texte et l’image sont, dans Negerplastik, séparés, cela implique-t-il l’autonomie de l’œuvre d’art, voire du texte littéraire ? Il définit d’abord l’ekphrasis en précisant bien qu’Einstein ne décrit aucune des images placées en annexe1, mais se lance ensuite dans une longue comparaison entre son approche théorique et celles de Fiedler et Hildebrand. Or, cette digression savante n’apporte qu’un éclairage oblique sur la problématique étudiée. Ainsi, après avoir mis en évidence les points communs perceptibles entre Hildebrand et Einstein, l’auteur conclut que le discours écrase souvent le visible dans Negerplastik (je dirais même toujours, puisqu’il s’agit surtout d’un manifeste), que l’iconographie s’y trouve bien isolée et que l’ekphrasis (dont je percevrais mieux la pertinence dans le cadre d’Afrikanische Plastik) aboutit à une aporie. À vrai dire, ces deux articles de facture traditionnelle offrent assez peu à se mettre sous la dent, a fortiori pour ceux qui connaissent déjà les œuvres commentées.

À mon avis, les deux articles suivants, soit « “Öffentliche Unfälle”—Anmerkungen zu Carl Einsteins kunsttheoritischer Terminologie in den Jahren 1912 bis 1915 » et « Zwischen Ethnologisierung und Ästhetisierung : Die Kunst des Belgischen Kongo in Carl Einsteins Afrikanischer Plastik », de Joachim Schultz et Béchié Paul N’Guessan, proposent des regards plus stimulants. D’abord, Schultz s’intéresse à quatre articles écrits entre 1912 et 1915 et rarement étudiés, dans lesquels se profilent déjà la vision einsteinienne de l’histoire de l’art, ses thèmes et sa terminologie particulière. On sait qu’Einstein s’opposait dans Negerplastik à la mode du primitivisme en art, sorte de retour du mythe romantique de la pureté appliqué à la civilisation. Or, Schultz fait remarquer (67) qu’il éprouve malgré tout une certaine difficulté à s’en dégager, car il utilise souvent l’adjectif « rein », pur, et se réfère continuellement aux mythes immémoriaux et à la religion. En fait, dans cet article bref mais vivant, l’auteur se pose indirectement la question suivante : Einstein fut-il sans le vouloir, du moins avant Negerplastik, un primitiviste avant la lettre ? C’est-à-dire, a-t-il repris à son compte les lieux communs de pureté pour vanter l’authenticité de l’art « primitif » ? Quant à N’Guessan, sa connaissance concrète du contexte africain lui donne une expérience de terrain dont les autres collaborateurs ne jouissent pas. Cela lui permet d’aborder les écrits d’Einstein avec beaucoup d’à-propos et, surtout, sous un tout autre angle. Il rappelle notamment qu’Einstein n’était pas très calé en ethnologie (du moins, pas autant qu’il le laissait croire), qu’il connaissait plutôt mal l’Afrique —il n’y est jamais allé, sauf peut-être en Égypte (Meffre 2002 : 64-65)— et qu’il a en outre commis plusieurs erreurs factuelles et logiques. Mais en même temps, et sans doute est-ce à cause de son dilettantisme, il n’a jamais transformé les sculptures africaines en objets ethnologiques : elles sont toujours restées pour lui des objets artistiques à part entière. Donc, contrairement à certains ethnographes célèbres, Einstein n’a jamais prétendu faire de l’Afrique son objet, compris et possédé. Cette humilité est à son honneur aujourd’hui.

Placé immédiatement après l’article de N’Guessan, celui de Matthias Müller-Lentrodt, « Zwischen Fetisch und Fabel. Anmerkungen zur literarischen “Assimilation” Schwarzafrikas in der Literatur der zwanziger Jahre », traite en profondeur de la construction du primitivisme ordinaire dans la littérature européenne. Il soutient que cette assimilation de l’Afrique noire porte encore les traces du bon sauvage rousseauiste, tant dans les écrits ethnographiques de Frobenius (Das schwarze Dekameron, 1910) que dans l’avant-garde dada (les poèmes nègres de Tzara et Ball). Il écrit : « Auch Yvan Goll [poète franco-allemand surréaliste à ses heures] sah in der Besinnung auf die afrikanische Dichtung eine Möglichkeit zur Erneuerung der europäischen Lyrik » (82). Parmi cette production truffée de clichés coloniaux, un auteur en particulier se distingue par son expérience de la « négritude » (avant la lettre). Il s’agit de René Maran, écrivain d’origine martiniquaise, lauréat du prix Goncourt de 1921 pour son roman Batouala. Faut-il s’étonner, semble dire l’auteur, du sort qui attendait Maran à la suite de son récit plus représentatif, sans être une violente critique, de la véritable situation coloniale : en 1923, il a perdu son poste aux colonies. Au fond, le recours de l’avant-garde à la figure africaine équivaudrait à une contestation des valeurs bourgeoises car, comme le montrent l’exemple de Maran et un roman de Claire Goll (Der Neger Jupiter raubt Europa, 1926), les blancs n’ont que dédain pour les noirs.

Les trois dernières contributions à cette première partie, plutôt inégales, revêtent un intérêt documentaire. Par exemple, malgré son titre prometteur, l’article de Benjamin Hennot, « Le primitivisme de Clément Pansaers : de l’Allemagne et bien au-delà », se révèle en fin de compte quelque peu rapide et superficiel. L’auteur n’y parle pas vraiment de la « colonie » allemande de Bruxelles, mais plutôt de Sternheim et Einstein —et seulement en passant. Par ailleurs, il explique plutôt mal comment s’articule le primitivisme chez Pansaers, car les deux types proposés (99-100) sont plaqués, mal arrimés au développement et trop peu commentés. Si bien qu’on reste sur l’impression que Pansaers n’est qu’un primitiviste romantique qui rêve au bon sauvage mythique, ce qui n’a rien de bien original… Quant à Andreas Kramer, il porte à notre attention l’existence d’un compte rendu inconnu publié sous le pseudonyme de Curt Einstein en 1913. Après une analyse fine des thèmes et de la rhétorique de cette critique d’une pièce de Paul Claudel, Kramer conclue qu’on doit l’attribuer à Carl Einstein. Enfin, le texte d’Eric Defoort, « Tony. Premier fragment », est la traduction abrégée d’un article rédigé en néerlandais à propos de Tony Simon-Wolfkehl, amie intime d’Einstein en 1922-23, dont on ne sait pas grand chose encore. Il nous annonce que l’édition de sa correspondance projettera un nouvel éclairage sur cette partie importante de sa vie.

Somme toute, l’édition 1998 du Carl-Einstein-Kolloquium n’offre pas une vaste sélection d’articles sur Einstein et son œuvre, comme l’indique pourtant son titre. Elle se sert plutôt du séjour d’Einstein à Bruxelles comme prétexte à la mise en valeur des transferts culturels entre l’Allemagne et la Belgique, avant, pendant et après la Première Guerre mondiale. C’est sans doute pourquoi près des deux tiers de ces actes sont consacrés à cette problématique. Néanmoins, cet ouvrage regroupe quelques articles désormais incontournables pour la poursuite de la réflexion critique autour des écrits d’Einstein sur l’art africain.

Pour terminer, j’adresserai un commentaire d’ordre strictement matériel à l’éditeur, Peter Lang. S’il est vrai que la mise en page et la présentation graphique se sont grandement améliorées depuis quelques années (les ouvrages ne sont plus simplement dactylographiés et justifiés à droite…), le soin limité apporté à la reliure reste problématique pour un ouvrage de presque 50 euros. Pour ce prix, le lecteur est au moins en droit d’attendre un livre broché, voire à couverture rigide (cf. Winter Verlag ou les presses universitaires anglo-saxonnes), pas de simples pages collées qui menacent de se détacher dès la première lecture. C’est à la fois une question de pérennité et de prestige.

  1. 1Liliane Meffre fait le point sur cet aspect en sous-entendant que les spéculations concernant le statut de l’iconographie dans Negerplastik sont bien vaines. Si Einstein n’a pas inclus de table explicative dans la Negerplastik de 1915, c’est simplement que son séjour à l’hôpital militaire l’a empêché d’en superviser l’édition (2002 : 109). Évidemment, cela ne résout pas le mystère de l’absence réitérée de cette même légende dans la réédition de 1920, qui par ailleurs compte trois images en moins…