L’installation, l’image, le visiteur
Déjouer l’image. Créations électroniques et numériques d’Anne-Marie Duguet
Anne-Marie DUGUET, Déjouer l’image. Créations électroniques et numériques, Nîmes, CNAP/Jacqueline Chambon, 2002, 221 p.
Professeur d’Arts Plastiques et Sciences de l’Art à l’Université de Paris 1 et, entre autres, directrice du Centre de Recherches d’Esthétique du Cinéma et des Arts Audiovisuels, Anne-Marie Duguet publie en 1981 l’un des premiers livres en France portant sur la vidéo en tant que moyen d’expression : Vidéo, la mémoire au poing (éditions Hachette). La vidéo constitue l’un des deux pôles du présent ouvrage accumulant un ensemble d’essais écrits depuis plus de vingt ans. Dans son introduction, l’auteure nous signale que l’exercice de la critique sur les œuvres vidéos et numériques (l’autre pôle) se heurte à la dissémination géographique de ces dernières et à leur mutation permanente, ce qui force la critique traditionnelle à se repenser. La question de l’installation, qui traverse cet ouvrage, illustre plus que ce double problème. L’installation, en plus d’être visible dans un seul lieu à la fois, peut être totalement dépendante de ce lieu, comme c’est le cas avec celles de Jeffrey Shaw — Viewpoint(1975) ou Going to the Heart of the Center of The Garden of Delights (1988) —, qui s’ajustent à l’espace d’exposition et évoluent suivant l’implication du visiteur. Pour chaque visiteur, l’installation, l’image qu’elle produit se révèle suivant son interaction. L’auteure précise aussi que le terme même d’installation est relativement indéfini même si cette dernière devient paradoxalement la forme majeure de l’art actuel pour « déjouer l’image ». Mais que signifie ce titre ?
« Déjouer l’image » signifie cesser de jouer avec elle, s’en passer, mais en pratique, déjouer l’image consiste à en saisir la nature profonde pour jouer avec les éléments qui la constituent. Essentiellement durant les années 1970, dans leurs installations vidéo, Peter Campus, Bill Viola ou Thierry Kuntzel jouent avec l’image en questionnant la constitution du visible, le temps, la mémoire. Anne-Marie Duguet s’appuie sur ces artistes dans la première partie de son ouvrage consacrée à l’image électronique, et se permet de la compléter d’un chapitre sur Jean-Christophe Averty (sur lequel elle a déjà écrit un livre en 1991, aux Éditions Dis-Voir) qui travaille non pas les installations, mais l’image télévisuelle en France dès les années 1960. Dans la seconde et dernière partie, l’auteure interroge les « récents développements technologiques et les défis qu’ils relancent dans le champ de l’art » (7). Il est question de savoir si l’interactivité entraîne des redéfinitions dans le champ de l’art où la machine tend à perdre toute prétention à l’autonomie par l’actualisation qu’en fait le visiteur. Dans cette partie relativement hétéroclite, un long chapitre est consacré aux travaux de Jeffrey Shaw, et d’autres plus courts à Rebecca Allen ou Tomás Waliczky qui travaillent avec l’image de synthèse. Il est aussi question d’Antoni Muntadas dans un chapitre étonnement bref, alors qu’Anne-Marie Duguet est co-auteur du premier titre Muntadas Media Architecture Installation de la collection « anarchive » dont elle est la directrice. Les essais de cette collection portant sur des artistes se trouvent sous forme de cédéroms ou même sur Internet (le titre sur Muntadas alliant les deux).
Dans le premier chapitre intitulé dispositif, Anne-Marie Duguet remet en contexte les œuvres des années 1970 en nous signalant que l’installation vidéo, qui va donner une nouvelle place au spectateur, l’invitant au déplacement, s’inspire des préoccupations théâtrales des années 1960… Des préoccupations qui vont favoriser une évolution scénographique. Pour l’auteure, c’est durant ces années que l’installation, son dispositif, devient l’œuvre, et cette œuvre ne se donne plus d’emblée, mais s’explore physiquement, dans le temps. Ce dispositif relève d’une coexistence, d’un recoupement, d’une hybridation de techniques fondées sur « l’imagination de dispositifs de captation/production/perception de l’image et du son […] paradigme essentiel de la vidéo » (21). Dispositifs s’inspirant des dispositifs originaires, de la caverne de Platon au dispositif moderne de surveillance en passant par la tavoletta de Brunelleschi ou la camera obscura. Mais « Plus qu’une simple organisation technique, le dispositif met en jeu différentes instances énonciatrices ou figuratives, engage des situations institutionnelles comme des procès de perception » (21). Le dispositif possède une fonction métacritique parce qu’il offre « la possibilité d’une confrontation immédiate entre la production de l’image et cette image même, par le direct. Ainsi le dispositif peut-il être à la fois concept de l’œuvre et instrument d’une propédeutique » (23). L’installation favorise la réflexion sur la fabrication de l’image « parce qu’elle peut “exposer” le processus même de la production de l’image, parce qu’elle travaille sa fiction dans un espace réel » (24). Dans la suite de ce chapitre, il est alors question de la surveillance comme dispositif de référence (titre d’un sous-chapitre), de vision automatique et panoptique, qui s’illustre avec De la (1969-1972) de Michael Snow, ou un peu plus tard avec Allvision de Steina Vasulka. Deux œuvres où la performance de la machine (à voir et autonome) s’expose. Puis il est question du retournement du regard, d’échange d’espaces et de mise en scène de l’absence, ainsi que du rapport corps/image/architecture. L’ouvrage enchaîne ensuite, et jusqu’à la fin, les chapitres consacrés à un artiste et à ses œuvres.
À part ce premier chapitre sur les dispositifs (déjà publié dans le n° 48 de Communications, consacré à la vidéo et co-dirigé par Raymond Bellour, Seuil, 1988), dans l’ensemble, et d’une certaine manière, Déjouer l’image nous laisse le sentiment de n’être essentiellement qu’une suite de descriptions d’installations ou de films. L’exercice de la critique traversant l’ensemble. D’une autre manière, on imagine facilement que l’exercice de la critique, qui peut être considéré comme l’unique objectif de cet ouvrage, ne peut pas fonctionner sans description précise de ces œuvres, peu évidente avec de simples mots. Pour aider le lecteur à visualiser le dispositif de l’installation et son effet sur le spectateur parcourant l’installation, ou pour l’aider à se faire une idée du film dont traite l’auteure, cette dernière a eu la très bonne idée d’accompagner son livre d’un cédérom. Anne-Marie Duguet est consciente que pour traiter des œuvres utilisant les nouveaux médias, il faut utiliser les possibilités de ces derniers. Ce cédérom est constitué d’extraits filmés et de photos nous montrant l’installation in situ, le visiteur en faire l’expérience et révéler l’image, les notes et plans préparatoires de l’artiste, ainsi que des extraits ou des photos du film de l’artiste. Par exemple, il serait bien difficile de comprendre le dispositif et donc la critique d’une installation de Peter Campus comme Interface (1972), où le spectateur est à la fois l’observateur et l’objet de cette observation, sans voir au moins un schéma du dispositif ou une photo de l’effet de ce dispositif sur le visiteur. De la même manière, il serait difficile d’avoir une idée de la vidéo Three Transitions (1973) et de comprendre sa critique, sans en voir au moins un extrait ou une photo. Comment en avoir une idée précise quand ces œuvres sont de plus relativement anciennes ? Ces deux œuvres de Peter Campus, comme plus de la moitié de celles qui sont exposées et critiquées dans cet ouvrage, ont plus de vingt ans. Leur éloignement n’est donc pas seulement géographique mais aussi temporel, ce qui justifie d’autant l’existence du cédérom.
Il n’est évidemment pas question de sous-estimer l’importance des créateurs des années 1970 et suivantes (dont les œuvres sont toujours passionnantes), mais nous pouvions imaginer qu’un ouvrage consacré aux créations électroniques et numériques s’appuie aussi, et en grande partie, sur des œuvres récentes. Quelques-unes des années 1990 sont effectivement prises en considération dans la seconde partie du livre, surtout vers la toute fin, mais elles sont trop peu nombreuses et étudiées de manière peu approfondie. Nous pourrions par exemple penser à quelques jeunes artistes actuels tels que Tony Oursler ou Pierre Huygues, qui questionnent à leur manière le visible, le temps et la mémoire, dans un rapport interactif avec le visiteur. Tony Oursler, avec en particulier ses projections vidéo sur des poupées de tissu blanc, ou autres, interroge précisément avec ses dispositifs le retournement du regard, l’échange d’espaces et la mise en scène de l’absence, ainsi que le rapport corps/image, comme Pierre Huygues peut le faire avec des outils empruntés à la narratologie et au cinéma. Mais peut-être leurs œuvres ne sont-elles pas assez interactives ? Anne-Marie Duguet n’a semble-t-il pas pris le temps pour compléter et actualiser ces différents essais écrit tout au long de sa carrière. Dommage… J’aurais aimé apprécier l’acuité de son regard sur les installations d’aujourd’hui.