L’Imaginaire classique à l’âge des querelles françaises
Essais sur l’imaginaire classique de Philippe Sellier
Philippe SELLIER, Essais sur l’imaginaire classique, Pascal – Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, Paris, Les Presses Novoprint à Barcelone-Espagne, 2005, 394 p.
Porter un regard [critique] sur « l’imaginaire classique » n’est pas chose facile. Pour dire la vérité, l’auteur de Essais sur l’imaginaire classique, Philippe Sellier, lance un « appel à la multiplication des enquêtes sur l’imaginaire du Grand Siècle… » (13). Car, selon lui, le sujet n’a été que trop peu étudié jusqu’à ce jour. Une quantité négligeable de livres peuple discrètement nos bibliothèques et librairies : L’Imaginaire de la Renaissance de Claude-Gilbert Dubois, Magie et magiciens dans la littérature française du XVIIe siècle de Noémie Courtès, Essai sur l’imaginaire classique de Thomas Pavel, etc.
Réunissant donc près de 25 essais, ce livre se propose par le biais de monographies diverses (Racine, Pascal, Fénelon) de comprendre ce qui, à une époque précise, a su alimenter l’imaginaire des écrivains qui la composent. Peut-être l’auteur de « Essai sur l’imaginaire classique » mettra-t-il ainsi le doigt sur l’un des critères qui fait d’une œuvre un classique parmi une multitude de livres quelconques. Comment certains ouvrages du passé antique ont-ils triomphé du monde littéraire en allant même jusqu’à transcender les âges ?
Tout d’abord, Philippe Sellier juge nécessaire d’introduire les caractéristiques principales du « mythe littéraire », et tout ce qui mène à son élaboration. Et, en tout temps dans le cadre de son essai, la méthode de l’auteur, ou sa technique d’approche, demeure la suivante : il présente généralement le concept ou l’idée de base de son chapitre, que ce soit le « merveilleux vraisemblable » dans les récits théologiques, le mouvement des « Précieuses » ou encore « 1’inquiétante étrangeté » de Racine, puis il poursuit ensuite par une mise en situation de ce concept ou de cette idée à travers une lecture de textes dits « modèles » (comme par exemple Le Cid, en tant que« modèle héroïque »).
Les œuvres étudiées par ce professeur de littérature française à l’Université de Paris-Sorbonne sont certes nombreuses (Le comte de Gabalis de l’Abbé Villars, La Belle au Bois Dormant de Perrault, Les Pensées de Pascal, Les Aventures de Télémaque de Fénelon (1699)). Il aurait pu, pourquoi pas, à défaut de se limiter à quelques « modèles » littéraires incontestables certes, rédiger cet ouvrage qu’il aimerait un jour voir naître sur le « code mythologique en France »dans les environs du XVIIe siècle (126). Selon moi, je crois qu’il est tombé bien malgré lui dans le piège de vouloir tout dire, trop dire, et en même temps. Un autre défaut hélas consume son œuvre à petit feu : l’auteur est trop enclin à chercher une réponse dans chaque symbole, dans chaque « emblème », dans chaque « intertexte » – a-t-il été sevré trop tôt ? -, bref il se limite à une analyse purement freudienne des œuvres choisies. Évidemment : le personnage héroïque de don Juan est complexe et complexé :
D’après la psychanalyse, les nombreuses femmes que don Juan doit conquérir constamment représenteraient l’unique mère irremplaçable. Les concurrents et adversaires trompés, bafoués, combattus et finalement tués, représenteraient l’unique ennemi mortel invincible, le père.
L’ouvrage ne recule devant aucune sur-interpétation typique d’un usage facile et naïf des concepts psychanalytiques. Par exemple : les sept nains dans le Blanche Neige de Grimm participent de ce retour en enfance vécu par l’héroïne. Et que dire de ce « fantasme universel » du Déluge tiré des textes suméro-akkadiens sinon qu’il est connu de la Terre entière. Il existe « près de six cents récits de déluge » (91). Repris maintes fois dans différentes langues et différentes cultures, ce mythe biblique rappelle à quiconque la nature vulgaire de l’existence dans le mesure où tous, sans exception, nous craignons une régression jusqu’à 1’état cellulaire : le Déluge est une allégorie de notre errance première dans le liquide amniotique de la mère.
Mais il n’y a pas que du mauvais dans tout cela. Dans son ouvrage d’une témérité certaine, Sellier annonce ses couleurs en tentant par l’étude des « signes » (ex. la blessure à la quenouille de « La Belle au bois Dormant » , les sept fées dans le roman du même nom, le miroir de la méchante belle-mère dans le récit de « Cendrillon » de Perrault, l’attitude générale du Cid chez Corneille) de saisir au passage le ou les influences majeures de l’auteur en question. Dans le cadre d’une querelle ayant eu cours au XVIIe siècle entre l’auteur de L’Art Poétique, Nicolas Boileau, et Desmarets de Saint-Sorlin (la « querelle de la fable »), tout comme ce fut le cas pour le livre La princesse de Clèves (la « querelle de La princesse de Clèves »), Sellier explique comment on se bat à coups de mots et de sentences très souvent portés en bas de la ceinture, et ce, afin d’assumer pleinement ses opinions. Autre question que soulève Sellier : est-ce que la fable, animée par la mythologie gréco-latine, doit être dite « profane » ? Est-ce qu’elle contrevient aux récits pieux de la Bible, qui ne glorifie qu’un seul dieu ? Alors que certains auteurs classiques puisent à même l’Ancien et le Nouveau Testament, d’autres plus audacieux préfèrent renouer avec les dieux grecs de l’Antiquité (Mars, Aphrodite, Neptune, etc).
Bref, les influences peuvent être autant mythologiques que théologiques ; elles peuvent aussi réunir les deux composantes comme c’est le cas dans Le Cid de Corneille lorsque le discours de Rodrigue présuppose une certaine connaissance de la foi catholique. Je perçois à travers cette entreprise gigantesque de relecture des œuvres classiques l’idée d’un débat social légitime sur les coutumes et croyances de chaque être humain. C’est-à-dire, les diverses querelles françaises actives durant cette époque stimulent l’épanchement d’une multitude de pensées contraires et contradictoires, ce qui prépare le terrain aux Lumières. En attendant, hélas, même les fabulistes classiques font subir une épuration à l’univers mythologique des Anciens ; cette façon de faire suffira à « faire dévier totalement le récit originel, par exemple en le vidant de son caractère érotique. C’est pourquoi les « textes profanes » de Boileau entre autres choses tombent dans ce que Rapin appelle le « merveilleux absurde » (119) : l’esthétisme de l’image au dépend du réalisme.
En marge de ce conflit sauvage entre les tenants de la foi catholique et ceux de la Fable, il y a 1’appréhension d’une « pseudo » réponse sur les formes variées que peut prendre l’imaginaire classique. D’une part, les textes antiques créeraient une sorte d’explosion « nucléaire » incontrôlable, aux proportions variables, au périmètre imprévisible, et dont les dégâts ne pourraient se lire qu’à la chute du « champignon atomique ». Par exemple, comment se fait-il qu’une œuvre aussi modeste en soi que le Dom Juan de Tirso de Molina – qui trace l’apologie du mariage monogamique – ait pu être reprise par autant d’écrivains célèbres : Molière, Mozart, Byron, Pouchkine, Zorilla, etc. Qu’est-ce qui justifie ce « mécanisme de la survivance » ? D’autre part, pour revenir à la psychanalyse de Freud, ces textes anciens exposeraient plus ou moins clairement des peurs et ou des « fantasmes universels » que tous ressentiraient de manière différente. Et, en soi, notre fréquentation nécessaire de ceux-ci comme pan de l’histoire littéraire en Occident a participé à l’élaboration de notre imaginaire à tous.
Ce sont la fréquentation des littératures de l’Antiquité, leur prestige, l’importance attribuée à l’enseignement de la mythologie qui ont acculturé les imaginations aux fables de la Grèce et de Rome.
En somme, l’intérêt de cette étude sur l’imaginaire classique, c’est de pouvoir ouvrir la porte à une série d’autres œuvres littéraires ou d’ouvrages portant sur la littérature en général. Philippe Sellier a bien su entamer la discussion sur l’imaginaire classique avec quelques pistes intéressantes : les fées entourant le berceau de « La Belle au Bois Dormant » seraient la réincarnation des Parques dans la mythologie gréco-latine, les gnomes, les ondins et les salamandres se rapporteraient à la théorie « bachelardienne » des quatre éléments, pas très loin de la « théorie des humeurs » de Claude Galien, et à celle du « Péché originel » dans la Bible, l’univers « clair-obscur » de Racine serait une allégorie du climat de conflit perpétuel entre les forces du bien et celles du mal. Faisant la lumière sur cet état de dualisme perceptible chez l’homme même le plus noble qui soit, Sellier s’arrête aussi longuement sur l’étude de la figure héroïque en phase « active ». La course d’Achille contre Hector, la ruade de David contre l’imposant Philistin Goliath : tous ces êtres animés d’une fougue peu naturelle, presque divine, ne craignent pas l’échec du mouvement mais bien les conséquences de l’inaction. Si Hector dans l’Iliade paraît sain d’esprit, il ne démontre pas moins quelques signes de monstruosité (39).
Quoiqu’il en soit, l’imaginaire classique jongle entre le respect des « courtoisies catholiques » si vous me permettez l’expression (je tente ici d’unir deux expressions : la foi catholique et les règles courtoises de la période moyenâgeuse), et un paganisme pur et dur, entre de mirobolants mythes nés de l’acheminement (ou « du déplacement ») d’une pensée ancienne jusqu’à l’âge classique et une fascination extrême pour les symboles à caractère énigmatiques. En effet, un mythe se transformera en « mythe littéraire » s’il sait résister à une explication simple, pure et triviale. L’art de l’interprétation d’une œuvre (qui se lit de maintes façons) joue décidément un rôle essentiel dans la « survivance du récit antique ».