L’identité allemande au carrefour des disciplines

Pièces d’identité : Signets d’une décennie allemande 1989-2000 de Ingo Kolboom

Ingo KOLBOOM, Pièces d’identité : Signets d’une décennie allemande 1989-2000, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2001.

L’Allemagne, comme l’explique l’auteur, de par son poids démographique et économique, son histoire marquée par deux guerres, la division, l’occupation et, enfin, la réunification dans un siècle très mouvementé, nous offre un cas riche en exemples pour l’étude de la problématique de l’identité. L’identité allemande d’après-guerre est très influencée par les échanges, d’abord parce que le pays est occupé, ensuite, de façon volontaire, comme pilier de l’éventuelle Communauté Européenne. Cette étude de l’identité nationale à notre époque, supposément post- ou supranationale, peut nous aider à penser notre propre État-nation et son futur développement.

Le recueil Pièces d’identité est publié dans la collection « Champ libre » des Presses de l’Université de Montréal, qui regroupe « des essais au ton très personnel touchant les sciences humaines, la littérature, la philosophie… Des ouvrages de réflexion signés par des auteurs qui ne craignent pas les remises en question, l’engagement personnel, le cheminement et la réflexion hors des sentiers battus ». En tant que professeur de civilisations francophones (Université de Dresde, Allemagne) et d’histoire allemande à l’Université de Montréal, Ingo Kolboom est particulièrement bien situé pour offrir une entrée dans le discours identitaire allemand à un grand public de langue française. Ce recueil de conférences et de publications, résultat de plusieurs années de réflexion, voudrait expliquer un certain nombre de problèmes et de défis aux francophones, et plus particulièrement aux Québécois, comme en témoigne l’ultime contribution, « Le triangle Allemagne-France-Québec ».

Ce texte associe un large éventail de disciplines scientifiques au traitement de la question d’identité, notamment l’histoire, la politologie, l’économie et la littérature. Il reflète un parcours cosmopolite, détaillé dans le « Prologue : l’Allemagne dans le prisme d’un itinéraire personnel », où l’auteur, jeune Allemand né juste avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en quête de son identité, part à la découverte de la France. Il hésitait d’abord à assumer son identité allemande, mais le contact avec la France lui révèle son ancrage dans la culture d’outre-Rhin. Ainsi, Pièces d’identité a souvent comme point de départ les commentaires d’observateurs français, allant de Charles De Gaulle à Alain Minc. Pour ce qui est de l’identité nationale, la biographie de Kolboom, né dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest et résidant maintenant en Allemagne de l’Est, se signale également par la sensibilité apportée aux questions interallemandes, une perspective enrichie de la vue qu’il a depuis l’Est autant que de l’Ouest. Toute la réflexion de Kolboom est ainsi empreinte de l’altérité.

Le texte est organisé en trois parties thématiques : « Introspection », « En quête d’unité » et « Dans le miroir de l’autre ». Dans la première partie, le texte « La paix et l’environnement : du rôle des grandes incantations » déconstruit le mythe d’une « voie particulière » (ou Sonderweg) de l’Allemagne écologiste. À l’aide de nombreux antécédents politiques et culturels des sources françaises, il démontre qu’il s’agit avant tout d’une réception stéréotypée de l’Allemagne dans la presse et le discours politique français. Dans la même section, une réflexion intitulée « Démons » traite de la double face de l’Allemagne, notoire à la fois pour son accueil de la majeure partie des réfugiés de l’Union européenne et pour des cas spectaculaires de xénophobie, comme dans les événements d’Hoyerswerda et ailleurs. Les nombreux paradoxes soulevés par l’auteur sont la preuve d’un traitement très équilibré des questions délicates, dans lequel des visions simplistes, quelle que soit leur origine, sont critiquées. De même, la deuxième partie, « Un État – deux peuples ? », discute du difficile travail de réunion des Allemagnes séparées pendant 40 ans. Tout en reconnaissant le parcours qui reste à tracer, l’auteur souligne le nombre impressionnant d’accomplissements de la nouvelle République fédérale, qui se constitue sur « le plébiscite de tous les jours » (108). Les deux premiers textes de la troisième partie, « Dans le Miroir de l’autre », démontrent à l’aide d’une révision de la récente histoire franco-allemande et européenne, la nécessité de dépasser le paradigme des équilibres du XIXe siècle, résumée dans la citation de Charles De Gaulle : « Celui qui enferme l’autre dans la cage de l’intégration s’y enferme également » (171). Kolboom argumente de manière convaincante en faveur d’une Europe comme communauté des valeurs démocratiques. L’Allemagne divisée puis réunifiée, comme il nous l’explique, est emblématique du travail d’inclusion qui reste à faire sur l’échelle du continent entier. Il critique également les hommes d’État qui n’ont pas su expliquer l’Europe aux citoyens. Au lieu d’en devenir les chantres, ils retombent trop souvent dans une rhétorique de l’équilibre des puissances. Le plaidoyer de Kolboom, en dépit de la citation ci-dessus, qui frôle le cynisme, montre que l’on peut concilier idéaux et intérêts. Ainsi dépasse-t-il le piège d’une présentation trop unidimensionnelle des enjeux européens. En dernier lieu, à l’aide de l’histoire comparée, « Le triangle Allemagne-France-Québec » définira des termes tels que la nation, l’État et l’État-nation. Pour l’Allemagne comme pour le Québec, nous dit Kolboom, les pressions de l’immigration et de la mondialisation poussent les deux sociétés à abandonner des conceptions « organicistes » de la nation. Cet article se veut en même temps une comparaison provocante des traités de Maastricht, du Lac Meech et de Charlottetown.

Cet ouvrage a le mérite de présenter tous les mots-clés du discours identitaire allemand des dernières décennies dans un langage clair et limpide, dont Vergangenheitsbewältigung (travail de dépassement du passé), culpabilité collective, banalité du mal, et Ostalgie (nostalgie de l’ancienne RDA), tout en se servant de certains clichés, tels qu’être à la fois « enfant et de Goethe et d’Auschwitz ». Kolboom n’en reste pas là, mais il les rend compréhensibles dans un contexte historique et culturel bien précis. Ses références culturelles englobent le théorique aussi bien que le populaire, allant de Goethe, Hölderlin, Nietzsche, Hannah Arendt et Alain Minc, dont il fait une réception très critique, à la chansonnière Barbara. Cependant, des allusions occasionnelles aux épisodes de la politique allemande inconnus à l’étranger auraient profité de notes explicatives. Enfin, l’organisation du texte aurait pu accentuer davantage la date de parution des articles pour en faciliter la lecture et la mise en contexte.

Cela dit, l’utilité et l’intérêt de Pièces d’identité de Kolboom sont évidents. Il s’ajoute à nombreux travaux, en cours ou déjà publiés, traitant d’études culturelles en Allemagne. Il fait surtout penser à Berlin Chantiers (Éditions Stock, 2001) de Régine Robin, lui aussi reflet interdisciplinaire d’un parcours personnel. Les deux ouvrages sont en effet complémentaires, le premier reflétant la perspective allemande, le deuxième, la perspective étrangère. Ils sont tout aussi complémentaires sur le plan organisationnel, car l’ouvrage de Robin, plus touffu, est aussi plus riche en documentation et en discussions théoriques. Quant aux études interculturelles, que ce soit les études allemandes au Québec, les études québécoises en Allemagne ou les échanges entre les deux côtés, ce texte renvoie également aux nombreuses réflexions de Hans-Jürgen Lüsebrink (Saarbrücken) et de Robert Dion (UQAR), ainsi qu’à celles du groupe de travail et de recherche « Médias et mémoire en Allemagne contemporaine », parrainé par Philippe Despoix (FU-Berlin) et Walter Moser (Université d’Ottawa) au Centre DAAD de l’Université de Montréal.