« Je dirais même plus », relisons Tintin, Mort aux Tyrans ! Tintin, les enfants, la politique de Pierre Skilling

Sébastien CÔTÉ
Université de Montréal
4 septembre 2003

Pierre SKILLING, Mort aux Tyrans ! Tintin, les enfants, la politique, préface de Pierre-Gerlier Forest, Québec, Éditions Nota Bene (coll. Études culturelles), 2001, 191 p.

Sans doute en raison d’un certain snobisme inhérent à la pratique des études littéraires, nous avons parfois tendance à reléguer indûment aux oubliettes les lectures qui ont nourri notre enfance, en particulier les bandes dessinées. Ainsi, après avoir dévoré les albums de Gaston Lagaffe, puis les aventures de Spirou, d’Astérix et de Tintin, trop souvent nous n’y retournons qu’armés d’une regrettable condescendance, à laquelle manque le recul pourtant nécessaire à l’exercice de notre discipline. Car, qu’on le veuille ou non, peu importe qu’ils aient fait directement référence à la réalité, les albums de bandes dessinées (de la même manière que les caricatures de presse et les romans de science-fiction) participent du discours social de leur époque. Aussi, et ne serait-ce qu’à ce titre, méritent-ils qu’on leur accorde un traitement aussi rigoureux que les oeuvres peu à peu intégrées aux différents canons littéraires et artistiques, comme le firent d’ailleurs bien avant nous maints collaborateurs de la revue Documents (1929-1930), dont Robert Desnos, Georges Bataille et Michel Leiris, qui encensèrent notamment Fantômas et les productions des Folies Bergère, généralement perçues comme des « bassesses » de l’esprit.

Dans un commentaire final tourné comme un avertissement au lecteur, le préfacier Pierre-Gerlier Forest, professeur de science politique à l’Université Laval, attire notre attention sur l’interdisciplinarité préconisée par l’auteur, comme s’il voulait par anticipation désamorcer une critique déplacée : « bien qu’elle puise ouvertement dans deux traditions de recherche, l’approche de Pierre Skilling n’a rien de livresque ou d’empesé. Ce livre est une aventure […] » (15). En fait, d’un point de vue comparatiste, il s’agit là de la première des nombreuses qualités de cet essai. Dès l’introduction, il est clairement établi que l’approche alliera la sociologie et les sciences politiques à l’analyse picturale et littéraire. Par cette méthode plutôt novatrice dans ce champ des sciences humaines (qui évoque plutôt l’austérité que la curiosité pétillante), l’auteur ne cherchera pas seulement à démontrer que le politique constitue « une des facettes les plus fondamentales de l’oeuvre d’Hergé » (19) —car cela, nos seuls souvenirs suffisent à nous en donner une idée précise. De plus, les fréquentes accusations de collaborationnisme lancées contre Hergé dès l’après-guerre (en raison, entre autres, de ses activités au journal Le Soir pendant l’Occupation allemande de la Belgique [1] et de son amitié de jeunesse pour Léon Degrelle, futur chef des S.S. wallons) montrent que la profession de bédéiste n’est pas exempte d’engagement idéologique. En fait, l’étude de Skilling cherche plutôt à répondre à la question suivante, à mon avis bien plus stimulante : « Quelle image du politique reste-t-il à l’enfant qui a vécu l’expérience de la lecture des aventures de Tintin ? » (19).

L’auteur consacre ainsi la première partie de son essai à l’établissement d’une typologie des « figures de l’autorité politique dans le monde de Tintin » (37). Pour ce faire, il commence par analyser en détail les représentations de la police et de l’armée, bref de « la force publique » (39), dans un corpus constitué des 22 albums en couleurs. Puisque « [d]ans l’esprit de l’enfant, l’agent de police serait […] un représentant de premier ordre de la structure d’autorité politique » (41), il est tout à fait indiqué d’entrer dans le monde de Tintin par cette porte. D’ailleurs, l’auteur fait judicieusement remarquer que Tintin n’est qu’un journaliste de façade (j’aurais certainement hésité quelques instants avant de m’en souvenir), que sa « fonction de journaliste […] n’est sans doute qu’un prétexte pour le faire voyager plus facilement » (42). En fait, son comportement, ses fréquentations dans les pays qu’il visite et ses missions rappellent bien davantage la profession de détective, voire de justicier en civil. Il excelle là où les véritables policiers (les Dupondt, par exemple) se montrent lamentables, il est moins bête et plus humain. Même à l’étranger, que ce soit en Chine ou à Chicago, il se substitue à la police locale pour faire bouger les choses, rétablir le bien (pas étonnant qu’une de ses premières missions se déroule au Congo, alors colonie belge…). En ce qui concerne l’armée, Skilling souligne à juste titre qu’elle n’apparaît qu’« à l’extérieur de sa communauté d’origine » (59), la Belgique, laquelle ne subit aucune agression extérieure, ce qui constitue un fait rare pour cette zone tampon franco-allemande ! Autre fait à remarquer, plus étrange encore : Hergé jongle constamment avec deux régimes politiques, soit la monarchie et la dictature, qui, malgré leur caractère autocratique commun, se distinguent dans les albums comme l’eau et le feu. Bien qu’il s’agisse là de notions plutôt abstraites pour les enfants, elles deviennent tangibles par le biais de symboles clairs, tels que la présence ou l’absence d’ordre et de violence, des armoiries, des parades, etc. De toute façon, le seul fait d’exclure la démocratie des régimes politiques présentés dans l’univers de Tintin revient à présenter aux enfants européens une vision tronquée du continent qui les entoure, qui comptait bien, même à l’époque, quelques républiques. Hergé se rangerait donc du côté de l’ordre régnant sur le royaume de Belgique.

Si Hergé n’a montré que deux régimes politiques pour les besoins de sa fiction, qu’en est-il alors de la représentation de l’autre ? Sans être une oeuvre d’élévation morale, Les Aventures de Tintin contribuent-elles à la formation éthique et politique de l’enfant ? Dans la seconde partie de son essai, l’auteur traite de ces aspects qui constituent une préoccupation récurrente dans l’étude de la littérature pour la jeunesse [2]. Par exemple, il se demande si les Aventures ne seraient pas une variante, quoique partielle, du roman d’apprentissage (ou Bildungsroman, genre romanesque hérité de Goethe et des Lumières qui met en scène, entre autres éléments, la socialisation de l’individu au contact de l’autre), « parce que son jeune lecteur découvre le monde en même temps que [Tintin] » (111). Cette question n’est pas sans pertinence, et le parcours proposé à travers les rencontres successives de Tintin montre qu’Hergé lui-même en a profité pour raffiner son approche de l’autre. Par exemple, il hésitait à parler de Tintin au Congo, « commande » exécutée dans l’esprit colonialiste de l’époque (cf. l’exposition coloniale de Paris en 1931), où le héros s’installe en maître dès son arrivée pour diffuser son savoir blanc aux indigènes. Le traitement des Amérindiens n’est guère plus subtil dans Tintin en Amérique, il est vrai, mais selon Skilling, « les attitudes “racistes” ou xénophobes ne seront jamais l’affaire de Tintin, mais toujours des personnages secondaires (les Dupondt, Nestor, etc.), car le jugement de Tintin sera toujours supérieur à celui de ceux qui ne se fient qu’à leurs préjugés » (124). En effet, à partir des Cigares du Pharaon, Tintin parcourra le monde en tentant de comprendre l’autre et de l’aider, tout en se rapprochant de plus en plus de son port d’attache, l’Europe (symbolisée par le château de Moulinsart), scène des Bijoux de la Castafiore. Skilling souligne d’ailleurs le changement de perspective qui s’opère dans cet album, l’un des derniers : ici, ce n’est plus Tintin qui va à la rencontre de l’autre, mais bien l’autre (les Gitans) qui s’adresse à lui sur son terrain.

Encore une fois, l’étude de Pierre Skilling est stimulante à plusieurs titres. D’abord, elle nous incite à chercher dans notre mémoire des souvenirs enfouis (comment avions-nous compris Tintin à l’époque ?), puis à nous resituer par rapport à l’oeuvre d’Hergé. Ensuite, l’apport de l’appareil théorique proposé par l’auteur, efficace et articulé sans trop de lourdeur, est aussi surprenant que considérable : cette audace (par rapport aux normes de sa discipline, cela va de soi) lui permettra sans doute d’attirer l’attention d’autres chercheurs, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du cercle tintinophile, sur l’importance de l’environnement (dont la lecture fait partie) dans l’émergence de la conscience politique de la jeunesse. La lecture attentive que propose Skilling rappelle que les citoyens d’un État commencent leur formation politique bien avant d’avoir atteint leur majorité.


Références et notes

[1On se rappellera que les accusations lancées contre Paul de Man pour sa collaboration au même journal, entre 1940 et 1942, ont surgi beaucoup plus tard.

[2Qu’on se réfère seulement aux débats souvent ésotériques qui entourent présentement les romans de la série Harry Potter, accusée par certains parents de faire l’apologie de la sorcellerie (c’est donc qu’ils y croient !). On peut aussi consulter Lécriture pour la jeunesse  : de la production à la réception (Tangence, n° 67, automne 2001), numéro préparé par Claire Le Brun et Monique Noël-Gaudreault.