Hochelaga, terres des âmes : à défaut d’une critique cinématographique, ceci est une analyse critique (d’)universitaire
Hochelaga, Terre des âmes, François Girard, 2017, 1h40.
Je ne suis pas critique de cinéma, alors je ne ferai pas ici une critique cinématographique ni même une analyse qui prenne en considération les esthétiques particulières au médium filmique. Je choisis plutôt ma posture d’universitaire depuis laquelle parler, non sans considérer les privilèges, puis les violences générées inévitablement par cette position. Suite au visionnement du film Hochelaga, Terre des âmes (2018), réalisé par François Girard dans le contexte des célébrations du 375e anniversaire de la ville de Montréal, une sorte d’ébranlement lié à cette posture qui est la mienne a fait jaillir une impulsion d’écrire, alors même que le cinéma est un des rares arts que je consomme encore avec le regard détaché de mes considérations théoriques et littéraires de prédilection. J’aurais d’ailleurs dû penser que ce film, celui-là en particulier, me placerait dans cet état d’ébranlement (unsettled), moi qui travaille depuis quelques années déjà à l’écriture d’une thèse autour d’un corpus de littératures autochtones contemporaines et qui réfléchis aux méthodologies de la recherche dans le contexte des études littéraires et culturelles autochtones. C’est par ailleurs depuis cette position inconfortable, instable, que je choisis d’écrire ici.
Par un vendredi après-midi ensoleillé de janvier, j’ai décidé de marcher vers le cinéma Beaubien, situé à quelques pâtés de maisons de chez moi. Assise seule dans la salle, j’étais impatiente. Mais cinq minutes seulement et la trame narrative structurant l’ensemble du film m’emportait dans une pléthore de réflexions et de considérations éthiques, théoriques et méthodologiques quant aux études autochtones dans le domaine universitaire, quant à ma propre posture de jeune chercheure allochtone aussi. En effet, le film s’ouvre sur une scène on ne peut plus « sacrée » pour toute candidate au doctorat : celle de la soutenance, consécration majeure pour une aspirante au titre de « docteure ». Une soutenance de thèse au sujet de l’histoire des Premières Nations et de leur présence ancestrale sur le territoire que j’habite, cette ville, ma1 ville, que nous nommons Montréal.
Alors que la trame narrative, celle permettant l’articulation de l’ensemble des scènes du film à travers la forme d’une saga, aborde l’enjeu d’une thèse en archéologie soutenue dans l’emblématique pavillon Roger-Gaudry de l’Université de Montréal, la recherche universitaire et ses limites, lorsqu’il s’agit d’étudier les expressions culturelles autochtones (celles des Amériques au premier chef), n’ont eu droit qu’à très peu de dialogues, si ce n’est celui d’un directeur de thèse qui suggère à son étudiant mohawk, Baptiste Assigny, de prendre la direction des fouilles archéologiques d’un stade de football récemment effondré. Sous le stade se trouveraient en effet les traces de la présence iroquoienne à Montréal et la prise en charge du site de fouilles par l’étudiant permettrait — c’est le propos tenu dans le film — que le travail ne soit pas laissé à un « Blanc ». Un paradigme des théories critiques autochtones sous-tend une telle énonciation, mais rien n’est replacé au premier plan. En effet, ne pas laisser cette place à un Blanc, c’est en quelque sorte accepter et prendre la responsabilité d’une souveraineté rhétorique (Richard Lyons, 2000) pour et par le personnage, mais aucune mention de cela dans le film hormis le petit commentaire du directeur de recherche. Rappelons aussi que le film est réalisé par un cinéaste allochtone. Ce seul aspect tend à nier, sur le plan métadiscursif, la proposition selon laquelle il revient à l’étudiant mohawk de raconter cette histoire, son histoire.
Il y aurait beaucoup à discuter ou à remettre en cause à propos du film : le mutisme des personnages autochtones ; leur exotisation, une fois de plus à travers une caméra fictionnelle et quasi ethnographique ; l’absence d’une véritable réécriture de l’histoire du point de vue autochtone au profit d’un autre film qui fait l’apologie de l’histoire du Québec en donnant une importance seulement marginale aux nations autochtones du territoire que l’on nomme l’île de Montréal. Mais ce que je veux mettre en relief dans le cadre de ce texte concerne précisément l’utilisation d’une trame universitaire comme autorité narrative, sans véritable considération pour le champ académique ni pour la recherche autochtone telle qu’elle tend, petit à petit, à se modifier dans le paysage du Québec actuel, et surtout sans prise en compte des épistémologies et des méthodologies autochtones.
En effet, c’est le visible et l’objectivité qui priment dans le parcours de recherche présenté à l’écran. La subjectivité du principal protagoniste, l’étudiant mohawk, n’est jamais véritablement prise en compte en tant que sujet autochtone sinon en disant qu’il est, effectivement, mohawk. En somme, le film articule une narration académique, universitaire. C’est en effet la mise en relation des différents artéfacts découverts pendant des fouilles archéologiques qui fonde le récit, par l’entremise de la scène inaugurale de la soutenance de thèse de Baptiste. C’est par cette scène que les événements historiques sont racontés, que l’on est en mesure de remonter le fil du temps dans une temporalité de l’anamnèse et d’ainsi accéder à une certaine conception de l’histoire qui reste toutefois ancrée dans une narration coloniale. Si le rôle principal est celui d’un étudiant mohawk, que ce rôle est joué par l’acteur et slameur Anishinaabe Samian, que ce rôle peut certainement servir de modèle sur le plan de la réussite académique pour la jeunesse autochtone, cela est, à mon avis, insuffisant pour servir de levier à la souveraineté rhétorique devant l’histoire racontée. Le choix de la perspective universitaire participe de cette impossibilité de la souveraineté non seulement rhétorique, mais aussi visuelle au sens où Michelle Raheja développe ce concept. En effet, le choix de la trame narrative universitaire et son traitement dans le film s’apparentent à l’utilisation du médium cinématographique. Dans son article « Reading Nanook’s Smile: Visual Sovereignty, Indigenous Revisions of Ethnography, and Atanarjuat (The Fast Runner) », Raheja propose de démontrer que la souveraineté « is a creative act of self-representation that has the potential to both undermine stereotypes of indigenous peoples and strengthen what Robert Warrior has called the “intellectual health” of communities in the wake of genocide and colonialism » (2007 : 1161). Le dispositif filmique devient alors, pour les cinéastes autochtones, un espace de revendication identitaire, de souveraineté visuelle et d’action politique. La souveraineté visuelle est aussi, selon Raheja, la possibilité pour le sujet filmé par une caméra ethnographique de subvertir sa propre image (le sourire de Nanook). Dans le contexte du film de Girard, les leviers pour la souveraineté ne sont pas mis en œuvre par la réalisation, puis il ne semble pas y avoir non plus de subversion de l’intérieur même des codes cinématographiques occidentaux, à l’exception, peut-être, des langues autochtones et du choix de représenter les personnages autochtones seulement par des acteurs de différentes nations autochtones, ce qui permet de replacer, par l’image cinématographique, les corps et les langues sur le territoire de Montréal.
Hochelaga, c’est, une fois de plus, la mise en valeur de l’institution universitaire dans toute sa splendeur, comme en témoigne la représentation magnifiée de la tour du pavillon Roger-Gaudry, puis de l’industrie cinématographique, qui assoit l’autorité narrative d’une histoire millénaire. De même, à la toute fin, un personnage s’énonce : « Tu nous as trouvé », comme si sans les fouilles archéologiques, sans la thèse de doctorat, sans l’autorité académique, l’histoire de la présence autochtone sur le territoire de l’île de Montréal ne pouvait exister, ce qui a pour résultat la négation de la charge épistémologique des récits oraux, de la parole des premiers peuples, car ceux-ci ne sont pas mobilisés dans les scènes académiques du film. Enfin, alors que l’image prédomine à l’écran — une image parfois exotisée, notamment dans les scènes historiques, parfois moderne et urbaine dans la trame contemporaine — ce qui ressort du film relève du mutisme. Le mutisme quasi complet du personnage joué par l’artiste attikamek Jacques Newashish ou celui de la poétesse innu Joséphine Bacon. La parole autochtone et avec elle les récits oraux sont rendus muets par l’image filmique de même que par un contexte de recherche qui choisit de prendre en compte le seul visible, les artéfacts découverts, qui d’ailleurs sont, pour la plupart, des témoins de la présence française à Hochelaga, aux dépens d’une parole qui n’est que trop peu écoutée.
Dans ce contexte, un ouvrage majeur pour les études culturelles autochtones est à considérer et me permet ici de baliser le propos autour de l’arc narratif structurant le film, puis de ses liens au médium filmique lui-même. Il s’agit de Decolonizing Methodologies (1999), de la chercheure maorie Linda Tuhiwai Smith. Dans une perspective décoloniale, le texte de Tuhiwai Smtih « identifies research as a significant site of struggle between the interests and ways of knowing of the West and the interests and ways of resisting of the Other » (1999 : 2). L’auteure affirme : « it is difficult to discuss research methodology and indigenous peoples together, in the same breath, without having an analysis of imperialism, without understanding the complex ways in which the pursuit of knowledge is deeply embedded in the multiples layers of imperial and colonial practices » (Ibid. : 2. L’auteure souligne.). Dans ce passage, elle critique les violences symboliques des pratiques en recherche et des modes d’accès à la connaissance qui sont les formes « classiques » ou « traditionnelles » d’accès au savoir des universités modernes. Formes reprises sans véritables distances critiques dans le film de Girard. Le geste filmique s’accompagne dès lors d’une véritable violence symbolique, à la fois sur le plan cinématographique et du point de vue de la représentation du cadre académique. Cette représentation empêche, en dernière instance, l’ouverture d’une réflexion sur d’autres manières de connaître, d’autres épistémologies, en somme sur les formes mêmes de l’intellectualité autochtone.
- 1Ce « ma », pronom possessif qui apparait ici dans mon énonciation, je le remets en cause et, pourtant, je ne veux pas le retirer du texte par le biais de quelques frappes de clavier. C’est ma ville, en quelque sorte, mais ce territoire que j’habite ne m’appartient pas. Mon « ma » est émotif, relationnel, je ne l’utilise pas comme un énoncé de possession, de propriété et je choisis de le laisser là pour reconnaître que Montréal, Tiohtià:ke, est le territoire traditionnel de la nation Kanien’kehá:ka, mais aussi un lieu de carrefour et de rassemblement pour de nombreuses nations de l’île de la Tortue. Je laisse cet espace sémantique de malaise, ce ma qui n’est pourtant pas à moi comme pour signifier la responsabilité du texte que je produis, pour prendre l’entière responsabilité des propos qui sont les miens. Ce ma, je le déplace en note, dans cet espace marginal de la page, pour marquer cette posture de lecture oblique qui est, aussi, la mienne.