Extreme philosophy
American Philo d’Avital Ronell
Avital RONELL, American Philo, Paris, Stock, 2006.
En 2006, la philosophe américaine Avital Ronell fait son entrée dans le monde francophone avec la publication simultanée de trois ouvrages. D’abord, le Telephone Book (Bayard) reconstituant le rapport de l’homme à la technè à travers une analyse du téléphone. Stupidity (Stock) se veut une étude d’un sujet délaissé par la philosophie : la bêtise humaine. Finalement, American Philo, qui réunit des entretiens avec Anne Dufourmantelle, propose une somme de ses travaux. Elle expose ses idées sur les thèmes principaux de son œuvre, faisant une sorte de bilan de ses vingt-cinq années de travail intellectuel. Formée par Jacob Taubes et fortement inspirée par Jacques Derrida, sa réflexion puise notamment ses sources dans la philosophie et la littérature allemandes. Elle est professeure de littérature comparée à la New York University et supervise le programme des Études sur le traumatisme et la violence.
Les entretiens d’American Philo s’ouvrent par des considérations générales sur la philosophie. Avital Ronell pose d’emblée les bases de sa réflexion philosophique se situant dans la lignée directe de Nietzsche. Elle précise également quels seront les sujets qu’elle interrogera afin de fixer les contours de ce qu’on appelle « la philosophie ». Ainsi, elle écrit : « La fin, si nous sommes effectivement dans une “fin de la philosophie”, est-elle une clôture définitive ou une limite ? Il y a des figures pour désigner la fin que nous devons continuer à interroger. » (p. 11) Elle professe une certaine foi envers la philosophie, envers des figures qu’il faut continuer à interroger. Or, ces figures, ces objets d’études pourrions-nous dire, se doivent d’être dans le « ridicule de la philosophie » (p. 9). Les objets insolites, « dans les marges » aurait dit son mentor Derrida, relèvent toujours d’une idée de la philosophie comme contamination, comme quelque chose de presque incontrôlable.
Le livre s’attarde un long moment sur Goethe et sur ce qu’Avital Ronell appelle les « textes tueurs ». S’aventurant davantage dans les méandres de la critique littéraire, elle revient sur ce qui fut son premier sujet d’étude. Elle s’autoproclame d’ailleurs « [spécialiste de] la science-fiction herméneutique » (p. 33). Sa méthode consiste donc à lire les textes et à en faire des paradigmes exorbités, loin de leur point d’origine. Ainsi, elle voit en Werther de Goethe un texte contaminateur, livre-virus (donnant en exemple la vague de suicide suivant la parution de Werther ou encore le fait que Napoléon ait fait la campagne d’Égypte avec ce livre dans la poche). Puis, le texte est devenu « vaccin », car il empoisonne d’abord pour guérir ensuite. Elle reprend d’ailleurs la métaphore de la contamination épidémique pour évoquer le sida, bien sûr, mais aussi, de façon plus surprenante, la déconstruction telle qu’elle s’est établie dans les universités américaines. Le lecteur reste légèrement sur sa faim, l’analyse de Goethe restant assez sommaire.
Suit un commentaire sur Valerie Solanas, l’auteure de Scum Manifesto (Verso) dont elle a préfacé une réédition en 2006. Elle souligne le caractère indéfendable du texte tout en le défendant, confirmant sa position de philosophe punk qu’elle cherche à occuper. Elle explique la position de Solanas qui est à son avis plus subtile qu’elle ne le paraît au premier abord. Le manifeste serait plutôt une attaque contre les femmes que contre les hommes. Solanas invective les femmes qui cherchent à adopter des postures, des stéréotypes masculins. Ronell y voit une sorte de préfiguration du discours queer sur le travestissement, sur les identités sexuelles construites. C’est aussi le discours belliqueux de Solanas qui intéresse Avital Ronell et l’auteur décèle dans les textes toutes les traces de guerre, de combat, de colère, mais aussi de contamination ; nous ne sommes ici pas très loin du texte tueur de Goethe. Ce qui est intéressant chez Ronell, c’est la constante perméabilité entre la philosophie (la pensée), la littérature (les manifestations sublimées de la pensée) et le discours courant (celui de Bush, le bruit de fond des médias). Pour elle le texte de Solanas résonne comme celui de Goethe – ils ont une résonnance, un impact, ils peuvent être relus dans le présent. Ronell se permet de forcer la relecture d’un texte d’une autre époque et de l’inscrire dans le flux continuel des discours.
Avital Ronell s’est énormément intéressé aux drogues, aux psychotropes (« Support our tropes », dit-elle non sans ironie). Un de ses livres, Crack Wars (University of Nebraska Press) fait le lien entre la littérature et l’addiction. Par exemple, Madame Bovary aurait tous les traits d’une accro. « J’aimerais montrer […] qu’elle se structure autour d’un manque, qu’elle sérialise les amants et les fume-consomme comme du crack. » (p. 96). Pour Ronell, la pensée s’organise autour d’un manque, d’une béance. En bonne derridienne, ce qui l’intéresse, c’est la déconstruction d’un sujet donné pour offrir une lecture inédite d’un sujet archi-convenu. Cohabitent dans son travail la lecture inusitée de sujets canoniques (Goethe, Flaubert) mais aussi l’analyse de sujets peu nobles, délaissés par la critique universitaire traditionnelle.
La portion du livre sur la french theory n’arrive malheureusement pas à éviter les écueils habituels sur la question. Avital Ronell y va d’une reconnaissance de dette somme toute assez sobre à Jacques Derrida (auquel elle rend hommage dans le tout dernier entretien intitulé Dire adieu au maître : une vidéo amateur), suivie d’un sempiternel délire de persécution des déconstructionnistes. Elle reste relativement floue également sur ce qu’elle inclut dans la french theory, dont on connaît les contours mal définis (la dissémination du sens, le sens étant l’ennemi à abattre). Elle insiste par la suite sur le caractère sexy de la french theory, ce qui la rendrait inacceptable aux yeux de l’université. Ces réflexions ne dépassent pas l’intuition et il est difficile de les accepter. Son raisonnement est plus pertinent lorsqu’elle affirme que la french theory a permis à des groupes minoritaires d’accéder à l’institution universitaire. Elle opère une jonction intéressante et subtile entre les études culturelles et la déconstruction. Il est d’ailleurs intéressant de voir qu’Avital Ronell ne se prononce pas sur les études culturelles alors que ses objets d’études (liens entre littérature et philosophie, violence, médias) sont très similaires à ceux de la philosophe américaine Judith Butler. Cette distance prudente semble cacher certains problèmes d’ordre théorique habilement évités dans ces entretiens.
Une des portions les plus intéressantes du livre est celle qui s’éloigne le plus (mais seulement en apparence) de la philosophie ou de la littérature pour entrer dans le domaine biographique. Dans l’entretien « Enfance », Avital Ronell revient sur sa vie et celle de ses parents juifs allemands qui ont transité par la Palestine avant d’aboutir à New York. Dans cet entretien, elle énonce ce qui finalement est une des données essentielles de son œuvre : toute pensée, toute idée prend ancrage dans la honte. Ainsi, ses réflexions sur la stupidité (qui sont particulièrement riches, ratissant assez large, du littéraire au politique) sont alimentées par la honte de ne pas se sentir adéquat. Sa place dans l’université américaine, son tempérament belliqueux vient aussi de cette incapacité à sortir d’une position marginale. C’est donc dans ce chapitre en apparence anecdotique qu’apparaît la porte d’entrée dans l’œuvre d’Avital Ronell.
American Philo est un livre qui ne permet de survoler qu’assez superficiellement la pensée d’Avital Ronell. Certaines pistes semblent particulièrement passionnantes, mais jamais les entretiens ne permettent d’aller au fond des choses. La pensée d’Avital Ronell est décousue, volontairement elliptique. Ses essais sont d’ailleurs souvent assez volumineux, lui fournissant peut-être par là la possibilité de retrouver le fil de sa pensée. Or, le caractère quelque peu « léger » de ces entretiens ne permet jamais de suivre Avital Ronell, et certaines de ses idées apparaissent du coup un peu minces. On persiste à croire, après la lecture, que c’est justement le caractère cavalier de ses idées qui en fait le charme. Avital Ronell est une philosophe de l’extrême, qui farfouille dans les retranchements obscurs de la pensée et dont les idées sont des fulgurances parfois géniales, parfois un peu floues.