Eukuan nin matshi-manitu innushkuen – Je suis une maudite Sauvagesse : Une réédition, un rappel, une mémoire.

KAPESH, An Antane. Eukuan nin matshi-manitu innushkuen – Je suis une maudite Sauvagesse , Montréal, Mémoire d’encrier, 2019 [1976].

Le vent souffle un cri, prenant, perçant, puissant :

Kauapishit ka ui apashtat kie ka ui pikunak nitassinannu, apu ut natuenitamuat auennua kie apu ut kukuetshimat innua miam tshetshi tapuetakukue.
(Kapesh 2019 [1976]: 14)[[Toutes les citations sont tirées du livre et gardent la typographie et l’orthographe de l’original et du format du livre.]]
Quand le Blanc a voulu exploiter et détruire notre territoire, il n’a demandé de permissions à personne, il n’a pas demandé aux Indiens s’ils étaient d’accord.
(Ibid.: 15)

Une réédition

Le bois, gonflé de ce cri, le renvoie pour qu’il aille plus loin. Plus loin. Plus loin encore et atteindre la ville, celle de la culture imposée aux territoires Autochtones. Par cette réédition du premier livre d’An Antane Kapesh, ce cri, dont le souffle ne s’arrête pas aux tours de métal du centre-ville, dépoussière – non, réitère – non, martèle – une mémoire. La ravivant dans l’encre et le papier, à l’encontre de la tradition innue – oui, mais comme le dit très sagement An Antane Kapesh:

Katshi minu-mamituneni-taman kie tiapuetatishuian e innushkueuian tshetshi mashinaitsheian, eukuan nitishi-nishtuteti: kassinu auen ka itenitak tshekuannu tshetshi tutak tshika takuannu tshetshi ut animiut mukuiapit apu nita tshika ut ui patshite-nimut. Uemut iapit nanitam peikutau tshika ui ishi-mamitunenitamu kie apu tshika ut takuannit tshekuannu tshetshi ui nanakanikut. Kie nete tshek tshika peikussu, apu tshika ut taniti uitsheuakana. Iapit namaienu nenu tshe ut patshitenimut. Uemut iapit anu tshika ui tutamu nenu tshekuannu ka itenitak tshetshi tutak.
(Ibid.: 12)
Après avoir bien réfléchi et après avoir une fois pour toutes pris, moi une Indienne, la décision d’écrire, voici ce que j’ai compris: toute personne qui songe à accomplir quelque chose rencontrera des difficultés mais en dépit de cela, elle ne devra jamais se décourager. Elle devra malgré tout constamment poursuivre son idée. Il n’y aura rien pour l’inciter à renoncer, jusqu’à ce que cette personne se retrouve seule. Elle n’aura plus d’amis mais ce n’est pas cela non plus qui devra la décourager. Plus que jamais, elle devra accomplir la chose qu’elle avait songé à faire.
(Ibid.: 13)

– la ravivant, donc, Naomi Fontaine, éditrice, suivant les pas d’An Antane Kapesh en tant qu’écrivaine innue, rappelle. L’indicible. Pourtant, le visible et l’audible devraient aider à rappeler. C’est l’indicible ici qui le permet. Ce cri prend l’indicible, l’amène là, ici. Exprimer ce qui est difficile pour rééditer ce qui est indicible. Dans ce cercle de mémoires, transmises d’aîné-es aux enfants, je m’invite; blanche, immigrante dans ces terres, européenne. Que puis-je dire?

Un rappel

Ce cri me perce. Les oreilles. Les entrailles. Il me met face au papier sur lequel l’innu fait face au français. Deux langues l’une sur l’autre quand le livre est fermé, posé sur une table, déposé sur un présentoir, refermé sur une main tremblante. Le bilinguisme ne rappelle pas une réconciliation, un contrat, un accord. Le bilinguisme appelle à la réflexion et érige la vraie Histoire, celle qui n’est pas dite, celle qui n’est pas écrite – mâchée, crachée est celle qui est dite, celle qui est écrite. Le cri dé-cache cette Histoire, l’histoire de la communauté d’An Antane Kapesh. L’éradication de sa culture. L’imposition de leur/notre culture. Les Blancs. Les fonctionnaires. Les policiers. Les Blancs. Après tout…

Nititeniten, e inniuiat tshetshipaniat tshetshi mashinaitsheiat, anu ninan nikanuenitenan tipa-tshimuna uesh ma ninan kashikat nishuait eshinniunanut nuapatenan.
(Ibid.: 34)
Et je pense que, maintenant que nous commençons à écrire, c’est nous qui avons le plus de choses à raconter puisque nous, nous sommes aujourd’hui témoins des deux cultures.
(Ibid.: 35)

…après tout, l’Histoire n’est pas le bon mot. Trop colonisateur. Les histoires – oui, le cri semble l’accepter. Des histoires dessinant un combat de cultures. Combat car l’une n’a pu avoir le même départ, l’une fut prise au piège par l’autre, l’une n’a pu être comme elle est, l’une fut l’emprise de l’oubli par l’autre.

Ninan nitinniunnan ka ishinniuiat, apu nita ut uapa-tamat miam kashikat kassinu eishi-uapatamat nitanimiunnan. Kauapishit katshi utinak nitinniunnannu, eukuannu muku niminikutan e matshikaunit inniunnu.
(Ibid.: 106)
Quand nous vivions notre vie à nous, jamais nous ne voyions toutes les misères que nous voyons aujourd’hui. Après nous avoir pris notre vie, le Blanc ne nous a donné qu’une existence lamentable.
(Ibid.: 107)

Une mémoire

Cette réédition rappelle le cri puissant d’une Nation. Non celle qui s’est installée, mais celle qui était déjà installée. Ce cri, dont le bois se gonfle, que le vent transporte, navigue dans les eaux troubles de la mémoire. Miroitant l’effacement de sa mémoire, An Antane Kapesh, par son écriture, défend le trouble: les eaux ne l’ont pas emportée. La mémoire, dans ce cycle de l’eau, dans le cercle de mémoires, fait écho – refait l’égo qui se reconstruit, déconstruit par elleux/nous – au rappel, aux histoires.

Uesh ma kashikat namaieu ninan nitinniunnan eshinniuiat. Kashikat eshinniuiat kauapishit utinniun, nin e inniuian nimishken e mashkuat inniun mak e matshikaut inniun. Nimishken mishta-ait ishinakuan kashikat nitinniun eshpish ishinniuian kauapishit utinniun.
(Ibid.: 146)
C’est qu’aujourd’hui, ce n’est pas notre propre vie que nous vivons. Moi, une Indienne, je trouve pénible et néfaste la vie que nous vivons maintenant, qui est celle du Blanc; je trouve ma vie très différente depuis que je vis selon la culture des Blancs.
(Ibid.: 147)

Alors poser les mots incarne cette mémoire selon d’autres termes dont An Antane Kapesh se sert à ses fins: Dessiner le cri, peindre l’indicible, rendre ses couleurs à l’effacée. S’armant de l’innu, An Antane Kapesh tend le doigt sur la cible, tire le trait d’un mouvement sûr, lâche sa mémoire de sa tête et la laisse filer les pages.

Ce cri, prenant, perçant, puissant, me bouleverse.

Kie nin e inniuian nipa minueniten tshetshi kanue-nitaman nitinniun. Kie nipa minueniten kie nin e inniuian eiapit kie eiapit tshetshi tshissenitakushian e inniuian uesh ma kie nin nimishta-ishpiteniten nitinnu-inniun kie nimishta-ashinen eshinniuian e inniuian tanite eukuannu ka ishi-minit Tshishe-manitu tshetshi ishinniuian.
(Ibid.: 186)
Moi aussi, une Indienne, je serais heureuse de conserver ma culture et de me savoir Indienne pour toujours. Moi aussi j’ai beaucoup de respect pour ma vie indienne et j’en suis très fière car c’est la vie que Dieu m’a donnée à vivre.
(Ibid.: 183)

Écoute, écoute, comprend-le.