Étonnante découverte
Paul Sharits, théoricien du cinéma et de sa déconstruction (Entendre : Voir, Mots par page, Filmographie)
Paul SHARITS, Entendre : Voir, Mots par page, Filmographie, Paris, Les Cahiers de Paris expérimental (n° 5), 2002.
Éminent cinéaste expérimental américain, Paul Sharits se présente ici comme un théoricien averti, qui a une vision très personnelle et technique du cinéma et de l’évolution des formes (narratives ou non). D’abord publié en version originale anglaise, Entendre : Voir (1975) et Mots par page (1970)1, sont deux articles incontournables présentés ici en traduction française. Une filmographie détaillée et commentée est ajoutée à la suite des deux articles, permettant ainsi au lecteur de se familiariser avec une œuvre qui, pour certains, peut sembler difficile d’accès et hermétique.
Un projet : déconstruire le cinéma
Bien avant que le philosophe Gilles Deleuze nous ait présenté sa nouvelle conception du cinéma dans L’image-mouvement (1983) et L’image-temps (1985), plusieurs artistes œuvrant dans le cinéma underground des années 1960-70 aux États-Unis et au Canada se sont lancés dans une critique virulente de l’illusion de la réalité au cinéma, entre autres par l’exploration des caractéristiques intrinsèques du média (les différents mouvements de caméra, les effets optiques comme le zoom, etc.). Par un travail minutieux de la bande image et de la bande-son, des acteurs importants comme Michael Snow et Paul Sharits ont tenté de libérer le cinéma du joug de l’illusion de la réalité qui a été, au tout début avec les films de Méliès, sous l’emprise de la narration : le cinéma était, et est encore aujourd’hui, une machine à raconter des histoires. Ne serait-il pas davantage une machine à voir et à entendre ?
Influencé par les arts, la peinture et la musique, Paul Sharits critique l’illusionnisme cinématographique dès le début de sa carrière avec un projet théorique et pratique qui manquait toutefois de précision. Insatisfait de ses premiers travaux, qu’il juge « incohérents » une dizaine d’années plus tard, il les détruit volontairement sans pour autant évacuer la question de la narration de ses expériences subséquentes, qui traitent de cette problématique (entre autres T.O.U.C.H.I.N.G., 1968). Ce qui intéresse Sharits, c’est visiblement la structure externe du film, mais aussi et davantage sa structure interne, ce que peu de critiques ont abordé en analysant ses œuvres. Le cinéaste en profite donc pour exprimer dans un style concis et théorique ses expérimentations cinématographiques entre le voir et le sonore. Il travaille alors à « construire des analogies opératoires entre des manières de voir et d’entendre » (2002 : 4), ce qui le fascinait à l’époque et l’a mené à la création du flicker film (film à clignotement). Pour Adam P. Sitney (1979), un des premiers historiens du cinéma expérimental, le flicker film fait partie du film structurel, un cinéma de genre qui met l’accent sur la forme prédéterminée et simplifiée de la structure filmique, et où sont présentes une ou plusieurs de ces caractéristiques : la caméra fixe, l’effet de clignotement, la boucle et la rephotographie.
Dans ses premiers films à clignotement, Sharits tente de faire fonctionner la vue à la manière de l’ouïe. Sa thèse, très proche des recherches musicales, pose la question suivante : « peut-on trouver un analogue visuel à cette caractéristique d’un son complexe : le mélange d’un son fondamental avec ses harmoniques ? » (p. 5). Ses expériences tentent de traduire ce qu’il nomme une « harmonicité », un mouvement au sens musical du terme (sonate, menuet, etc.), qui se rapproche aussi de la musique au niveau du dispositif cinématographique2 (en référence à l’orchestre : le chef devant ses musiciens regroupés en section), comme dans ses projections filmiques à plus d’un écran, rappelant la formation musicale en trio ou en quatuor.
Conceptualisation du cinéma : le cinéma est « un art »
« Si le cinéma doit être “ un art ”, il se mesurera lui-même, en termes de maturité, de rigueur et de complexité, à l’aune des “ autres arts ” (la peinture d’avant-garde, la danse, la sculpture…) » (p. 10). Dès lors, parce que le cinéma est un art temporel, il recèle des problèmes qui lui sont spécifiques, au contraire de la sculpture par exemple, qui est davantage un art spatial. Il est clair que pour Sharits, comme pour la plupart des cinéastes expérimentaux, l’art cinématographique est d’abord et avant tout une recherche (une recherche formelle externe et interne dans le cas présent) sur les systèmes contemporains de communication, mais aussi sur les systèmes de signification. La forme occupe une place centrale au sein de sa conceptualisation du média dans la mesure où le montage est garant d’une certaine « totalité », donc d’une « unité organique » telle que l’a décrite Eisenstein, c’est-à-dire où le fond est lié à la forme, comme chez plusieurs cinéastes expérimentaux, dont Maya Deren. Dans ses films, chaque élément caractéristique est relié aux autres pour construire l’entièreté de la structure filmique, qui dépend d’eux ; de la même façon, parce que chacun des éléments a été choisi en fonction de la structure, ils ne peuvent être déplacés ou remplacés sans détruire l’« unité organique » qu’ils forment avec elle3. Sharits fait aussi référence à la puissance de L’Art de la Fugue de Bach pour bien démontrer que « le fait de décidé a priori de l’ordre ou du non-ordre d’une œuvre possède une vertu heuristique : il laisse émerger des formes surprenantes qui n’auraient jamais pu être préconçues ni développées intuitivement » (p. 11). Il précise donc ici une caractéristique importante, mais souvent méconnue du cinéma expérimental (plus particulièrement des cinéastes dits structurels) : les approches systématiques qui mettent l’accent sur les caractéristiques intrinsèques du cinéma et sur son aspect formel n’évacuent pas l’émotionnel au profit de la mécanique des formes. C’est d’ailleurs les « défauts » de la forme et de la structure qui révèlent le dispositif, donc le mode de fabrication (la technique), traditionnellement transparent (le montage transparent du cinéma classique hollywoodien), d’où émergent les multiples possibilités et l’émotion, comme chez Brakhage ou Warhol.
L’intérêt de la recherche sur les structures formelles internes et externes a pour but de révéler le cinéma non plus comme un outil de représentation de la réalité, mais comme un système qui réfléchit le cinéma. Les expérimentations de Sharits vont donc s’attarder à la double vectorisation possible, par exemple la création de formes analogues aux mandalas tibétains, « qui puissent évoquer leur circularité et leur équilibre par symétrie des inverses » (p. 20), le conduisant dans sa réflexion à la création d’œuvres filmiques symétriques « dans laquelle la structure sagittale de la première partie était construite par la direction rétrograde de la seconde » (p. 20). L’idée est d’arriver à créer un mouvement constant, mais sans direction précise, de sorte qu’il n’y ait ni début ni fin, le film étant comme le déroulement matériel et mécanique du temps qui passe et repasse, et non plus la représentation narrative d’un événement, devenu histoire parce que transposé à l’écran en images et en sons. D’ailleurs, la relation entre le son et les images s’appuie sur l’idée du « montage vertical » défini par Eisenstein4, référence classique selon Sharits, qui met en évidence l’utilisation du son non synchrone et son impact au niveau de la monstration.
Bien qu’à première vue, un film à clignotement comme T.O.U.C.H.I.N.G. (1968) ne semble pas prendre appui sur une pensée théorique bien articulée, les deux articles présentés ici infirment la croyance populaire voulant que le cinéma expérimental ne soit que l’aboutissement d’expériences sans grand intérêt au niveau de l’histoire et de l’évolution des formes cinématographiques. Au contraire, la plupart des cinéastes expérimentaux étaient, et sont toujours, des théoriciens qui tentent de mettre en pratique leur conceptualisation du cinéma au profit d’une libération de leurs propres contraintes internes et externes, et ce au nom de l’art, mais aussi au nom de la vie. Car pour plusieurs cinéastes, le cinéma underground ou expérimental ne sert pas que la recherche exploratoire : il est un outil indispensable à l’artiste qui a un rôle prépondérant à jouer au sein de sa communauté et de la société. Le cinéma n’est plus un simple outil de représentation, mais bien une machine à réfléchir et à créer le monde.
- 1Ce texte a été présenté en guise d’introduction au cours de production cinématographique à l’Antioch College en 1970.
- 2Par dispositif cinématographique, Sharits entend non seulement la caméra, la bande-son et la bande image, mais aussi le projecteur, l’écran, le spectateur et la distance qu’il y a entre eux ; il inclut même la taille du mur sur lequel est installé l’écran qui recevra la projection du faisceau de lumière.
- 3Maya Deren structure ses œuvres en fonction de sa propre théorie de l’organicité d’une œuvre, l’Anagramme, faisant inévitablement référence à la Méthode d’Eisenstein.
- 4Conceptualisation similaire de l’image poétique verticale chez Maya Deren, dérivée de l’image poétique symbolique de l’école symboliste française, qu’elle développe dans son ouvrage théorique de 1946, An Anagram of Ideas on Art, Form, andFilm (dans Sitney 1979).