Du Juif de savoir à celui de négation

Le Juif de savoir de Jean-Claude Milner

Jean-Claude MILNER, Le Juif de savoir, Paris, Éditions Bernard Grasset et Fasquelle, Coll. Figures, 2006, 222 pages.

Jean-Claude Milner est un homme intelligent et considéré des milieux intellectuels français. Élève de Jakobson et de Chomsky, ancien président du Collège international de philosophie, ami de Louis Althusser, de Benny Lévy et de Jacques Lacan, ses publications sont imposantes et respectées. Il est pourtant extrémiste.

La combinaison de ces qualificatifs est rare, et il est une raison pour cela : l’extrémiste tombe à peu de cas près dans la facilité de l’accusation sans nuance. Milner, malgré la virtuosité de sa langue épurée, n’y échappe qu’à moitié – cette fois du moins. Cependant Le Juif de savoir n’est pas dépourvu d’intérêt, loin de là. L’ouvrage nous explique pas à pas le contexte historique et philosophique – presque à la manière d’une anthropologie philosophique par moment – ayant mené à l’horreur du génocide juif. Cela n’est en soi aucunement extrémiste, au contraire. Et la thématique principale du livre ne l’est pas non plus : le Juif de savoir, en tant que type applicable à un ensemble de penseurs juifs de la fin du XIXe siècle jusqu’à la moitié du XXe, serait apparu en lieu et place du Juif de l’étude pharisienne, et ce, dans l’optique d’une quête d’universalisme, mais surtout, d’une volonté de sortir d’un particularisme forcé dont les communautés juives de l’Europe souffraient à l’époque. L’antisémitisme rampant devenait de plus en plus accepté au vu et au su de tous avant la Première Guerre Mondiale, notamment dans les universités, autant allemandes que françaises. Cet état de fait poussait les Juifs soit à l’affirmation de leur identité nationale et religieuse (ce qui assurait les individus empruntant cette voix d’une réclusion sociale inconfortable et dangereuse), soit à la diluer dans l’« universel facile » dont les fondements peuvent être trouvés dans la logique de Paul de Tarse, logique ayant mené au « savoir absolu » dont tous les penseurs et scientifiques « sérieux » se réclamaient selon Milner, même implicitement, même sans le savoir. Or ce type – le Juif de savoir – aurait aussitôt disparu dans les ruines de l’après-guerre. Mais « qu’a-t-on perdu avec lui ? Qu’adviendra-t-il après lui ? » Ces questions sont légitimes. Et pourtant, au demeurant, là où la critique posée et l’affirmation culturelle, nationale ou religieuse auraient pu aller de pair avec ce que Milner appelle lui-même l’« universel difficile », il nous surprend par sa hargne envers une nouvelle typologie, celle du Juif de négation, qu’il définit abruptement et sous lequel il regroupe d’autres Juifs, ceux-là décrits avec un réel mépris.

Le Juif de savoir

Ce Juif-là est justement celui du savoir absolu. Pas celui de Hegel (absolutes Wissenschaft), mais celui dont Weber se faisait le porte-étendard (la Wissenschaft tout court, comme savoir moderne). Le Juif de savoir est celui qui a cru pouvoir sortir de l’incarnation du savoir en tant que ce dernier est toujours marqué par le sujet sachant. Mais Milner ne fait pas l’erreur de tomber dans un banal relativisme épistémologique. Il reconnaît qu’un certain universalisme du savoir est possible, cependant pas au sens d’un savoir absolu, pas au sens d’une connaissance pouvant se détacher de son auteur ou de son contexte. Plutôt, l’universel « difficile » dont il reconnaît la pertinence est en fait celui qui prend acte des marques laissées par le particularisme inévitable d’où il est issu. À l’opposé, plusieurs Juifs de savoir avaient comme motivation intériorisée non pas d’atteindre le savoir absolu (bien qu’ils y soient intéressé, à n’en point douter), mais l’assimilation dans cette Mitteleuropa (de laquelle le Juif restait toujours en périphérie) par la quête du savoir exempté de l’importance de l’homme qui sait : « par la voix de Weber, la Wissenschaft a parlé : nous ne serons pas Juifs » (70). Mais cet abandon de la Judentumswissenschaft au profit de la Wissenschaft se fait curieusement sans deuil pour les Juifs de savoir. Cela s’explique difficilement, mais Milner avance l’hypothèse sensible et intelligente selon laquelle le paria, n’étant d’aucun côté, peut s’accommoder du savoir absolu plus aisément, en ayant pour aura la même neutralité qui faisait auparavant son exclusion.

Quoi qu’il en soit, venant d’un savant anonyme – « on parle des lois de Newton pour faire comprendre que Newton ne compte pour rien ; le nom de Darwin devient le sténogramme des fragments de savoir qu’il a construit » (98) – le savoir embrayé (rendu indépendant du reste) perd aussi son objet, car le nom propre devient par le biais du savoir absolu, nom commun. Le nom juif, dans le cas occupant Milner, ne s’affirme plus à la première personne mais se trouve subsumé ou plus simplement perdu par ce qui compte : le savoir, le « plus-de-savoir ». Par là naît le quelconque, le savoir neutre se traduisant à l’époque moderne par une langue pouvant être logique, mathématique, méthodologique ; peu importe, elle mène inévitablement au matérialisme et à une vision économique de tout ce qui vaut la peine d’être étudié. Et lorsqu’il est dit qu’il n’y a plus d’objet à la science devenue savoir absolu, ce qu’il faut comprendre c’est que malgré la spécialisation scientifique qui semble démultiplier les objets du savoir, les différentes disciplines sont en fait indifférentes à leur objet. Elles sont confrontées à un objet strictement pour s’en détacher, pour en dégager une forme qui ne satisfera que le savoir absolu lui-même. En ce sens, les Juifs les plus attachés au savoir de la Wissenschaftsont, pour Milner, Ernst Cassirer, Hermann Cohen et Edmund Husserl. Si ces pages ne sont pas le lieu d’un débat sur l’occurrence de ces noms et ce qu’ils représentent dans l’édifice du savoir humain, il m’apparaît néanmoins clair et approprié de mentionner qu’il n’est pas question ici de la philosophie religieuse de Cohen, pour Milner – celui-là s’étant à mon sens éloigné drastiquement du savoir absolu dans son ouvrage posthume Religion de la Raison tirée des sources du Judaïsme (1918). Quant à Husserl, sa conversion au Protestantisme luthérien en 1886 n’empêcha nullement son ostracisme de la bibliothèque de l’Université de Freiburg en 1933. Comme quoi le savoir absolu ne permettait effectivement pas de faire abstraction de la désignation nominative, onomastique ou généalogique réaffirmant le nom juif de l’extérieur. Ainsi, de surcroît, les liens philosophiques et historiques unissant Husserl et Heidegger sont teintés de l’ironie la plus étrange.

Mais il y en eu d’autres : Moses Mendelssohn et Sigmund Freud (jusqu’à Moïse et le monothéisme), par exemple. Et Hannah Arendt. Mais dans une autre mesure, puisqu’elle a elle-même analysé cette prétention au savoir absolu qui l’avait aussi obnubilée, jusqu’à ce que la Shoah remette tout en question parce que « ça n’aurait pas dû arriver »… Arendt est donc différente pour Milner, bien qu’elle soit une Juive de savoir. L’œuvre dont nous traitons ici en est d’ailleurs fortement inspirée, tout comme la conférence présentée à l’Institut d’études lévinassiennes de laquelle est issu le livre.1

Bref, le Juif de savoir est une typologie ; mais en tant qu’individu, il est surtout le symptôme d’une époque qui s’est terminée avec l’Holocauste. Et la disparition du Juif de savoir a laissé sa place à d’autres types, dont un que Milner non seulement questionne (ce qui serait déjà plus intéressant), mais caricature avec dédain et fait parler pour, je le soupçonne, ne pas lui laisser la parole directement : passage inaccoutumé d’une étude forte et érudite à une charge sans vergogne qui fait croire à un règlement de compte.

Le Juif de négation

« La volonté d’acceptation sociale sait surmonter les obstacles » (186). Sur cette prémisse seront analysées les suites du Juif de savoir. Incidemment, l’auteur nous laisse deux choix sur celles-ci : (1) le Juif d’interrogation qui se questionne sur ce que c’est d’être juif, et sur ce que cela veut dire pour lui-même, les autres et ses descendants ; et (2) le Juif de négation pour qui, selon Milner, ne compte que l’opérateur négatif. Ce second type n’est qu’en mesure de dire « non » pour asseoir sa soif d’être le seul innocent, le seul digne d’être juif. Ce à quoi ce « non » réfère, je laisserai Milner lui-même le dire tant il est malaisé d’accuser un groupe de gens (vaguement défini, par ailleurs) de tant d’hypocrisie, de malveillance ou de stupidité :

Le Juif de négation dit volontiers non à l’État d’Israël, mais ce non est indifférent à Israël ; si ce n’était pas Israël, ce serait autre chose… Parallèlement, le Juif de négation dit volontiers oui. Oui aux Palestiniens, oui indéfiniment et sans limites. Oui aux caricatures antijuives, oui aux Protocoles des Sages deSion, oui aux attentats suicide. Mais ce oui n’est pas un oui et il ne concerne pas les Palestiniens. Le Juif de négation est fondamentalement indifférent au sort de ces derniers ; leur vie et leur mort […] ne les concernent qu’en tant qu’elles lui donnent l’occasion de se mettre à part du nom juif […] Les millions d’Africains vendus comme esclaves, ne serait-ce
pas plus sérieux ?

La citation s’arrête ici, mais Milner prend la peine de dire que l’histoire de ces Africains n’intéresse pas le Juif de négation, et ce, parce qu’il n’y prend pas part de manière directe – comme s’il était d’une impossibilité logique d’être empathique envers les membres de plus d’un groupe ethnique ou national. Pourtant, n’est-ce pas légitime de se sentir impliqué directement dans le conflit israélo-palestinien du fait de son appartenance à une judéité exacerbée par des siècles d’antisémitisme même si cela amène une critique des politiques israéliennes ? N’est-ce pas souhaitable que tous les Juifs se sentant concernés pas ce conflit ne soient pas obligés d’acquiescer passivement à Israël du simple fait de leur nationalité ou appartenance religieuse ?

Cela ne veut pas dire d’accepter les terribles violences palestiniennes. Qui, de toute façon, se dit en faveur des attentats suicide ? Personne de sensé ne peut souhaiter pareil carnage anonyme et gratuit. Faire une adéquation fallacieuse entre la remise en question des agissements israéliens sur le plan politique et l’acceptation aveugle du terrorisme ne peut constituer un argument valable pour discréditer une position se devant d’être complexe pour être pertinente. De plus, affirmer sans ambages et rapidement le manque d’empathie de certains Juifs envers des victimes d’actes guerriers sous prétexte qu’ils seraient intéressés uniquement par leur propre positionnement en tant que « Juifs » me semble une preuve patente de mauvaise foi.

Mais peut-être, en fait, existe-t-il des Juifs de négation tels que Milner les décrit. Seulement, n’y a-t-il pas une troisième avenue entre l’interrogation et la négation ? S’interroger, contrairement à ce qu’il laisse entendre, ne signifie pas simplement de se questionner sur ce que c’est d’être juif (puisque c’est uniquement sous cet angle que Milner nous montre le Juif d’interrogation). Sans renier l’affirmation du nom juif à la première personne, il doit être possible de questionner la légitimité des actions politiques posées au nom de son propre nom à la fois propre et commun.

C’est peut-être la seule grande lacune de cet ouvrage. Le regard incisif sur le passé juif et européen est hautement pertinent, mais l’analyse de la situation présente est empreinte d’un ressentiment inattendu pendant les 180 premières pages et redoublé d’une réelle volonté de rendre illégitime une position politique qui a peu à voir avec ce dont il était auparavant question – l’affirmation du nom juif et l’État d’Israël sont deux choses distinctes (prenons Martin Buber comme témoin). Bizarrement, le dernier chapitre du Juif de savoir constitue une attaque ad hominem en règle envers certains Juifs, vraisemblablement honnis par Milner, plutôt qu’une confrontation d’idées. Et malheureusement, toute la construction historique qui se trouvait étayée dans les chapitres précédents s’en trouve ternie du fait de la question inévitable qui surgit dans l’esprit du lecteur à la fin du tome : n’a-t-il fait tout ce chemin théorique que pour être en mesure, en bout de ligne, de vilipender une catégorie de gens qui demeure, somme toute, plutôt pâle ? Pourquoi nomme-t-il de nombreux Juifs de savoir mais n’est-il pas en mesure de nommer un seul Juif de négation ? Cette chute ne doit cependant pas décourager le lecteur : l’œuvre est intéressante et recèle une information foisonnante sur les rapports de l’Europe au savoir, des Européens envers les communautés juives, et aussi, sur une panoplie d’auteurs illustres examinés sous une lentille propre à Milner. Un désaccord politique ne doit pas nous empêcher de reconnaitre la justesse des analyses historiques, sociologiques et philosophiques contenues dans son ouvrage.

Peut-être est-ce cette reconnaissance que Milner lui-même a négligée en définitive.

  1. 1Voir Jean-Claude Milner, « Le savoir comme idole », Institut d’étudeslévinassiennes, Paris, 2004-2005, disponible en ligne : http://www.levinas.fr/institut/intervenants/detail_intervention.asp?id=59.