Des muscles au cerveau, les trajectoires culturelles du sport, Des mots et des muscles ! Représentations des pratiques sportives de Yan Hamel, Geneviève Lafrance et Benoît Melançon

Dominique TRUDEL
Université de Montréal
1 juin 2005

Yan HAMEL, Geneviève LAFRANCE et Benoît MELANÇON (dir.), Des mots etdes muscles ! Représentations des pratiques sportives, Québec, Éditions Nota Bene, 2005, 274 p.

Dans la foulée de la parution de l’inédit Le sport et les hommes, fruit longtemps oublié de l’inattendue collaboration entre Roland Barthes et Hubert Aquin, les organisateurs du colloque « Des mots et des muscles ! Représentations des pratiques sportives » ont saisi la balle au bond et fait publier les actes aux Éditions Nota Bene. Ce livre est marqué par la multitude des perspectives critiques et de leurs objets, textes et discours. Le texte de la quatrième de couverture rend compte de cette diversité : « Ils ont étudié Pierre de Coubertin et Nijinski, Roland Barthes et Hubert Aquin, Georges Perec et David Rousset, Robert Musil et des groupes rock (Molodoï, Zebda, Mano Negra) les céréales Kellog[g] et Kierkegaard, Playboy et Proust ». On est ici au cœur d’une certaine mode du multi qui s’installe actuellement dans la recherche universitaire. Mais l’ouvrage a la force de ses faiblesses ; l’apparent manque d’unité est largement compensé par l’originalité des apports et l’étendue des conceptions du phénomène sportif qu’elle présente.

Les douze contributions du livre ne sauraient êtres toutes abordées ici avec l’attention qu’elles méritent. En raison de l’espace restreint, je porterai mon attention sur un nombre limité de textes qui m’ont paru particulièrement intéressants ou représentatifs de l’ensemble.

Le texte de Sylvain David, « Enfants de la balle : Politiques du Football dans le rock alternatif français », s’intéresse à trois chansons traitant du thème du football des groupes Molodoï, Zebda et Mano Negra. La dimension politique du football est ici entendue comme une caractéristique inhérente du genre rock alternatif, où tout serait politique. L’hypothèse de David est que « tout comme il recycle les codes du rock à des fins militantes et subversives, le rock alternatif propose une récupération critique du thème du football, le détourne de sa fonction première pour y greffer des sous-entendus politiques » (49). La chanson U.H.T (Ultra Hooligan Team) de Molodoï met en scène la violence extrême des hooligans et tente de lier le phénomène à des déterminismes sociaux multiformes. Ainsi, cette chanson se dresse sur la mince frontière entre l’explication du phénomène hooligan et sa justification. La chanson Cameroun de Zebda traite positivement du football ; il y aurait même des similitudes entre l’écriture et le foot ! Finalement, Santa Maradona de Mano Negra met l’accent sur l’aliénation des spectateurs dont la passion pour les matchs n’a d’égale que l’apathie vis-à-vis du politique. Pour Sylvain David, les différents regards de ces groupes sur le football peuvent se comprendre en fonction de la place qu’occupent ces groupes dans l’industrie du spectacle. Par exemple, les valeurs du football (participation et intégrité) telles que chantées par Zebda seraient représentatives des valeurs du groupe vis-à-vis de l’industrie du disque, de son positionnement. Il en irait de même pour Molodoï et Mano Negra. Cette interprétation, quoiqu’un peu analogique, a le mérite de fonctionner et de proposer un lien neuf entre sport, politique, chanson et showbiz.

Dans « Les sports “nationaux”, du mythe à l’épiphénomène », Gilles Dupuis discute la notion de sport national qui est le pivot du projet Le sport et les hommes. C’est l’occasion de découvrir une œuvre peu connue, notamment via la correspondance inédite des deux hommes, et d’assister à un dialogue « sportif » entre Barthes et Aquin. Ce n’est pas le Barthes de Mythologies (1957) que rencontre Aquin en 1959, alors que les comparses préparent leur film. Dans sa narration, au lieu de déconstruire le mythe des sports nationaux, Barthes répond par un autre mythe, celui de l’Homme. Autrement dit, pour l’auteur du Degré zéro de lécriture, il n’y aurait pas de degré zéro du sport, si ce n’est l’Homme universel : « Barthes dit en substance que la sportivité, c’est-à-dire l’esprit sportif, est aussi une forme d’humanisme. Ce qui est présenté dans ce film est moins la critique du sport en tant que mythologie qu’une idéologie du sport : le sportisme comme nouvel humanisme » (90 ; c’est l’auteur qui souligne). Dès 1971, Aquin prend ses distances vis-à-vis de la conception idéologique barthienne du sport qui se reflète dans le film. Selon Dupuis, Aquin erre lorsqu’il prône son idéal sportif du sport-spectacle : « Malheureusement, il n’avait rien trouvé de mieux à opposer au sport comme mythe universel que la célébration de son épiphénomène médiatique » (99-100). L’auteur réclame « un antidote à l’optimiste suspect » d’Aquin pour le sport-spectacle (qui s’avère Guy Debord) et la démystification de Barthes lui-même !

Pierre Popovic questionne l’un des faits divers marquant de l’histoire de la planète footballistique. Le 25 janvier 1995, Éric Cantona, footballeur vedette du Manchester United, agresse un spectateur lors d’un match. La presse se déchaîne, Cantona est suspendu huit mois en plus de se voir condamné par les tribunaux. Pour Popovic, « l’agression cantonesque est un clou de plus dans le cercueil d’une certaine idée humaniste et démocratique du stade, qui semble aujourd’hui dénuée de toute consistance » (120). Cantona a transgressé une règle fondamentale du football, à savoir que l’univers du jeu obéit à ses propres règles, différentes de celles du social. Cet acte met le football en relation de continuité avec la vie réelle. Le retour au jeu de Cantona après sa suspension fut un événement fort attendu, la transgression fascinante allait-elle se produire à nouveau ? Ce qui nous conduit à une autre question : « Comment expliquer que d’innombrables personnes dotées pour la très grande majorité d’une éducation convenable et d’un sens civique légitimement moyen jugèrent indispensable et jouissif d’assister à ce comeback ? » (123). Une nouvelle de Tim Parks, Analogies, permet d’éclairer la question. Dans Analogies, la relation amoureuse de Giorgio se livre à travers le discours footballistique, par l’intermédiaire d’analogies. S’il est coutumier d’expliquer le phénomène du foot par le social, Parks procède de la logique inverse : c’est ici le foot qui sert à élucider le social. Mais l’analogie entre le football et le mariage a ses limites ; elle ne peut perdurer infiniment dans l’espace-temps et informer le réel de façon convaincante. Si le retour de Cantona est tant attendu, c’est que la place symbolique du sport est trop importante et que, pour certains, il est possible de comprendre le social à travers le foot, totalement et sans fin. Popovic propose plutôt d’apprécier ce jeu pour ce qu’il est, un moment pour se distraire et s’amuser à faire quelques analogies entre des sphères distinctes qui s’interpénètrent, le temps d’un instant ludique.

Corina Sandu nous plonge dans la France du XIXe siècle, à l’époque où le parler cheval et le parler toilette partageaient souvent le même espace discursif. La couverture journalistique des courses de chevaux, sport le plus populaire de l’époque, est alors située dans la section rubrique mondaine ; le discours équestre est une occasion du parler toilette. Pour Sandu, ces deux discours sont caractérisés par la prédominance du ton masculiniste (l’énonciateur légitime est mâle), et même machiste : « Le ton est toujours sarcastique et culpabilisant à l’adresse des femmes, accusées de frivolité » (172). Cet article permet de saisir les fondements du discours sportif actuel et de sa proximité vis-à-vis du discours sur la mode (par exemple, le phénomène métrosexuel et David Beckham). Tandis que les femmes ont maintenant davantage accès à un rôle actant dans le sport, la fonction ornementale, paradoxalement, est toujours présente, bien que, selon l’auteure, nous eussions assisté « à la mise en place d’un discours féministe qui se construit très rapidement et qui arrivera à modifier en profondeur la configuration du discours social » (175).

L’expérience des camps de concentration pose le problème particulier d’une éventuelle mise en discours. Comment se représenter un tel degré d’horreur et de barbarie ? Yan Hamel s’est intéressé à cette question en voyant comment, parfois, le sport dit le camp et vice versa. Le sport est, chez David Rousset et Georges Perec, une métaphore qui sert à parler du camp en le transfigurant dans un univers familier, à l’extérieur du camp. Tandis que chez Rousset, le sport et le camp sont liés par « l’idée scandaleuse d’un gaspillage de la vie humaine » (239), Perec montre comment les germes du discours fasciste sont présents dans l’idéologie de l’idéalisme sportif. Ainsi, il est possible de concevoir l’expérience concentrationnaire dans une perspective de continuité avec le réel et l’histoire et non comme une anomalie inexplicable. Cette analyse s’inscrit dans le sillage du philosophe italien à la mode Giorgio Agamben, pour qui les camps de concentration sont l’actualisation de la matrice cachée de nos structures politiques. Révéler la présence d’une telle matrice dans le sport contribue à cerner la complexité polyphonique du discours sportif et constitue une mise en garde vis-à-vis de son éventuelle perversité.

Ce livre est susceptible d’intéresser un vaste public, au-delà de l’univers universitaire et par-delà les frontières des champs disciplinaires. Le ton, souvent léger ou humoristique, rend l’ouvrage accessible, tout comme l’universalité du fait sportif. Dans « Avatars footballistiques de l’idée du stade », Pierre Popovic, constatant la place importante du sport dans l’univers social, fait cette mise en garde : « il est devenu possible, pour maints et maints mordus, de ne lire, de ne penser, de ne parler que sport et de comprendre l’existence réelle comme si elle était un championnat ou une course cycliste. Dès lors, exit la légèreté des analogies décalées : il n’y a plus place que pour le fanatisme et l’idiotification volontaire » (136). Ces mordus devraient se précipiter sur Desmots et de muscles !