Dada est tatou, mais pas tout à fait anarchiste…, Avantgarde und Anarchismus. Dada in Zürich und Berlin de Hubert van den Berg

Sébastien CÔTÉ
Université de Montréal / Université Paris III
15 janvier 2004

Hubert van den BERG, Avantgarde und Anarchismus. Dada in Zürich undBerlin, Heidelberg, Universitätsverlag Carl Winter (Beiträge zur neueren Literaturgeschichte 167), 1999, 509 p.

Au sein de la littérature secondaire consacrée à Dada, qu’elle provienne de la critique de langue allemande, anglaise ou française, persiste une longue série de lieux communs si profondément ancrés qu’ils seraient peu à peu devenus, selon Hubert van den Berg, des évidences « incontestées », voire incontestables. Le principal cliché auquel s’attarde l’auteur dans sa gigantesque étude renvoie à l’association quasi homologique de Dada à l’anarchisme. Que ces deux termes soient pratiquement synonymes dans la langue courante ne constitue pas, bien entendu, un problème majeur. En effet, n’a-t-on pas l’habitude de d’entendre, le plus souvent à tort, telle situation être qualifiée de « surréaliste » ou de « romantique », alors qu’il y a de fortes chances qu’elle n’ait absolument rien à voir avec ces courants. Cependant, lorsque de prétendus spécialistes du domaine se contentent de brandir cette homologie comme un blason, sans même vérifier l’existence historique de ces liens, il convient de répliquer ou, du moins, de rétablir certains faits. C’est notamment sur les rapports effectifs entre Dada et la pensée anarchiste que l’auteur concentre son analyse aux visées exhaustives. D’ailleurs, plusieurs éléments font de cet ouvrage une somme considérable d’érudition, un apport majeur à la recherche consacrée à l’avant-garde.

Pour définir Dada, qu’il préfère qualifier de « projet » plutôt que de « courant » (Projekt/Strömung), l’auteur se pose d’abord les questions suivantes (34-41) : Qui fait partie de Dada ? Comment définir Dada s’il ne s’agit ni d’une école, ni d’un courant ? Est-ce une somme d’événements isolés ou une simple attitude ? Ou encore une bombe qu’on ferait mieux de laisser reposer, en prenant bien soin de la garder loin des travaux scientifiques ? En fait, selon l’auteur, un projet commun unirait tous les ismes de l’avant-garde, dont Dada ne serait qu’une version sans grande unité, une apparition passagère (1916-1919/20) et éparpillée entre Zurich et Berlin, une porte d’entrée vers autre chose (par exemple, le militantisme politisé). C’est notamment ce dernier élément qui aurait contribué à construire à rebours cette image « anarchisante » de Dada (71-74). Ensuite, après avoir abordé de multiples aspects constitutifs de Dada (sans toutefois risquer une définition trop généralisante) et souligné les difficultés de (re)définir (à contre-courant) ce qui n’était au départ qu’un projet sans grande unité, van den Berg s’attaque au concept maintenant vague de l’anarchie, véritable fourre-tout sémantique depuis des siècles. D’ailleurs, selon l’auteur, il ne faut pas s’étonner du fait que tous les mouvements un tant soit peu marginaux de l’époque s’en réclament, pas seulement Dada. Le parcours étymologique du mot anarchie proposé par l’auteur (78-84) nous mène jusqu’au glissement nihiliste et nous apprend par ailleurs que certains anarchistes autoproclamés en ont également galvaudé la définition. Pour les fins de son livre, van den Berg restreint les acceptions de l’anarchie (qui est à la fois historique et ponctuelle) aux trois cadres suivants : les adeptes de Proudhon, les cercles qui se déclarent anarchistes (à tort ou à raison) et la Bohème culturelle.

Cette centaine de pages de définitions fort instructives sert en quelque sorte d’introduction conceptuelle et historique aux nombreuses études de cas qui composent le corps de l’ouvrage. Il y a d’abord un chapitre qui aborde l’anarchisme apolitique (issu de la Bohème culturelle) de l’expressionnisme allemand, notamment dans les revues Revolution (1913) et Die Freie Straße (1915-1917), puis un autre consacré au rapport protéiforme de Dada à la Première Guerre mondiale et à l’anarchisme politique. On y apprend, entre autres, que les liens réels étaient plutôt ténus et que l’orientation générale des membres de Dada a fini par tendre vers le marxisme ou le nihilisme. Ensuite, van den Berg se concentre sur une figure centrale de Dada, Hugo Ball, et associe son projet de réforme radicale du langage poétique (oral et écrit) aux idées de Proudhon, Landauer, Stirner et Mauthner. Les conclusions de ce chapitre mettent en relief les inadéquations et les innombrables contradictions inhérentes au projet de Ball, qui ne croyait pas à la rénovation de la société par les moyens, plus ou moins anarchistes, qu’il applique à la poésie. Après ces analyses plutôt détaillées des rapports « concrets » qu’ont entretenus Dada et l’anarchisme, l’auteur tente de circonscrire la nature de l’esprit anarchiste qui a présidé la « Neue Kunst », le nouvel art d’avant-garde de Zurich, de sa fondation à son triomphe. Enfin, dans les deux derniers chapitres, le propos s’éloigne légèrement de l’anarchisme historique pour mieux souligner l’importance nouvelle de la subjectivité dans le projet dadaïste qui, au bord de l’essoufflement, s’étiolera au fur et à mesure que s’affirmeront sur le plan individuel des personnalités fortes telles que Raoul Haussmann et Richard Huelsenbeck.

De l’aveu même de l’auteur, le but poursuivi par Avantgarde und Anarchismus était de remédier à deux manques flagrants dans la littérature spécialisée dans ce domaine. C’est-à-dire, d’une part, en offrant une description presque exhaustive des liens historiques qui unissaient la pensée anarchiste et le projet Dada, du moins en ce qui concerne le dépouillement des sources, et, d’autre part, en rendant impossible tout emploi irréfléchi de l’ensemble des variantes du mot « anarchie » en rapport avec Dada. De mon point de vue, le premier objectif est parfaitement atteint, car on pourrait assez difficilement imaginer un ouvrage qui ratisserait plus large encore que celui-ci dans un champ d’études similaire. De plus, comme je le mentionnais plus haut, la masse documentaire est absolument colossale et le regard que l’auteur pose sur elle se révèle critique et affûté. Par exemple, l’une des observations concluantes de van den Berg pourrait à elle seule expliquer pourquoi notre perception de Dada est si biaisée : plusieurs ex-dadaïstes (dont Huelsenbeck) ont littéralement réécrit leurs manifestes dans les années 1960, près de cinquante ans après les événements, soit au moment où le monde de l’édition germanophone les anthologisait. Ces versions remaniées sont même parfois reprises sans questionnement par certains spécialistes. Mieux encore : avec le concours des premiers interprètes et historiens de Dada, ces ex-dadaïstes seraient même parvenus à remodeler le projet à rebours, contribuant ainsi à bâtir autour des études dadaïstes une sorte d’orthodoxie d’autoprotection !

Bien que le retour aux documents privilégié par l’auteur ait permis de rétablir certains faits et de réfléchir concrètement au rôle de l’anarchisme au sein du projet Dada, j’ai parfois eu l’impression que van den Berg épuisait son lecteur en même temps que son sujet. À vrai dire, je crois que certains chapitres contenaient assez de matériel pour faire l’objet d’une publication indépendante (non pas sous forme d’article, mais bien de livre !), mais cela tient sans doute à la mise en page très serrée choisie par l’éditeur. Aussi les neuf conclusions auxquelles arrive l’auteur au terme de son analyse (451-459) me semblent-elles timides ou, si l’on veut, assez minces, compte tenu du long « préambule ». En voici quelques-unes : l’anarchisme fut un élément de réflexion important pour le développement de Dada, sans qu’il n’ait existé de lien causal entre les deux, ni même d’influence marquée ; leur contact ne fut pas un hasard car, à l’époque, anarchisme et révolte allaient souvent de pair ; il existe des différences évidentes entre la relation politique et esthétique à l’anarchisme, lesquelles sont renforcées par la quasi-absence de la politique du projet Dada et par le fait qu’il ne comptait aucun anarchiste ; les dadaïstes connaissaient mieux les prolongements socialistes et marxistes de l’anarchisme que ses textes fondateurs ; chez Dada, c’est l’esprit anarchiste de la rénovation qui domine, jamais le projet ne fut de nature destructrice (il le devint après coup). Finalement, la pensée anarchiste en art et en littérature n’était pas l’apanage de Dada et, de toute façon, n’avait pas atteint un très haut degré de pénétration chez ses membres. De mauvaises langues pourraient dire qu’il n’en fallait pas tant pour corriger l’emploi abusif des dérivés du mot « anarchie »… Malgré ces quelques réserves, je me dois de considérer Avantgarde und Anarchismus. Dada in Zürich und Berlin comme un ouvrage désormais incontournable pour comprendre l’archéologie des avant-gardes du 20e siècle, si ce n’est pour ses conclusions un peu prévisibles par leur prudence, du moins pour sa rigueur et le vaste panorama qu’il embrasse.