D’une littérature nationale à une écriture migrante

Ces étrangers du dedans, une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997) de Clément Moisan et Renate Hildebrand

Clément MOISAN et Renate HILDEBRAND, Ces étrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997), Québec, Éditions Nota Bene (Collection Études), 2001, 335 p.

Clément Moisan et Renate Hildebrand retracent dans cet ouvrage le parcours de l’écriture migrante au Canada puis au Québec sur une période de soixante ans (1937-1997). Les auteurs nous plongent ainsi dans le contexte social et surtout littéraire des périodes dites « dominantes » du XXe siècle. Pour l’écrivain immigrant au Canada, il s’agit d’écrire en anglais ou en français et d’apporter sa composante ethnoculturelle à la communauté littéraire en question. Dans ce sens, les auteurs se demandent comment ce nouvel élément ethnoculturel « transforme et modifie le système lui-même tout entier » (14), à savoir « le visage et le paysage de la littérature » canadienne. Dès lors, des rapports de force s’instituent entre les éléments uniculturels, pluriculturels, interculturels et transculturels, que les auteurs vont tour à tour étudier dans quatre chapitres distincts. L’ouvrage met en lumière l’apport de ces immigrants d’un point de vue littéraire, esthétique, social et politique. L’objectif est d’identifier une frontière à l’intérieur de la littérature québécoise, entre cet apport néo-québécois et les écrivains québécois de souche.

Dans un premier temps, les auteurs s’appuient sur des statistiques pour montrer l’augmentation de l’immigration au Canada au début du XXe siècle. La précision des chiffres et le recours à la Banque de données d’Histoire littéraire néo-québécoise donnent au texte une valeur historique. Le premier chapitre, qui porte sur « l’uniculturel » (1937-1959), décrit au fil des décennies l’intégration plus ou moins complexe des « néo-Québécois » et de leurs œuvres au sein de la littérature québécoise : ces écrivains transforment la littérature québécoise dans le sens d’une poétique de la modernité et remettent en question la conception de littérature nationale. À partir des années 1960 se dégage un certain « pluriculturalisme » (1960-1974) : des écrivains venus de l’est de l’Europe, du Moyen Orient, de l’Afrique du Nord et de la Caraïbe élargissent l’espace géographique de l’immigration. L’inspiration des œuvres et les sujets choisis ouvrent une dimension pluriculturelle dans le contexte québécois et canadien. De nombreux exemples sont livrés au lecteur et permettent de visualiser l’enrichissement d’une littérature qui se voulait au départ « nationale » : de ce fait, l’ouvrage s’appuie sur quelques romans de « l’ici » (le Québec, 98-106), de « l’ailleurs » (le pays d’origine, 106-111) et de « l’ici-ailleurs » (imbrication du présent et du passé de l’auteur en question, 112-114). Plus de la moitié des œuvres de cette période « se situent dans le contexte québécois ou renvoient à lui […] ce qui ne les empêche pas [les écrivains immigrants] de revenir sur leur passé, sur des expériences qu’ils et elles ont vécues » (140).

Le terme « interculturel » apparaît en 1968 et prend naissance dans la réalité de l’immigration où se produit le choc des cultures. Les écrivains immigrants et québécois cherchent durant cette période un « échange interculturel véritable » (146). Les thèmes de la langue, de l’identité, de l’altérité, du métissage et de l’hybridation surviennent alors dans le contexte littéraire. Dans cette perspective, Moisan et Hildebrand étudient en profondeur quelques ouvrages-types d’écrivains immigrants (tels que ceux de Jean Basile, Emmanuel Cocke, Alice Parizeau, Monique Bosco, Anthony Phelps, Gérard Étienne ou Danny Laferrière) et citent abondamment les textes d’auteurs et d’universitaires critiquant certains écrivains québécois de l’époque attachés aux valeurs conservatrices du passé. On parle avant 1985 d’une « écriture immigrante », à savoir cette mise en relation obligée du moi et de l’autre. Après 1985, « l’écriture migrante » déjoue les stéréotypes et les clichés qui encombrent les œuvres. À cette étape de l’analyse, les auteurs en viennent à se demander si l’écrivain migrant appartient ou non à la littérature québécoise. Pour répondre à cette question, Moisan et Hildebrand abordent dans un dernier chapitre l’écriture migrante qui permet le déplacement « vers et à travers l’autre » (208). L’étude s’attache à des œuvres d’écrivains étrangers qui mettent en avant le transfert vers une littérature québécoise, dont les thèmes de l’exil, les sous-thèmes de la mémoire, de la langue et de l’écriture prévalent. Le texte aborde des ouvrages d’horizons multiples qui ont un lien précis : celui du Québec comme passage ou comme exil. Il traverse plusieurs ouvrages résumés et analysés pour le plus grand plaisir du lecteur qui les découvre ou les retrouve. La littérature québécoise élargit ainsi ses frontières romanesques, théâtrales et poétiques. Dès lors, la thématique et l’écriture contribuent à une sorte de thérapie et synthétisent les parcours de l’exil et de l’enracinement.

L’étude met en lumière un phénomène encore peu étudié qui remet en question et redéfinit la littérature québécoise elle-même : elle offre en effet une large réflexion sur la mise en place de l’institution littéraire québécoise et de l’apport des « néo-Québécois » dans cette institution. La littérature québécoise a bien été modifiée par l’apport des écrivains et des œuvres néo-québécois, qui ont permis l’élaboration d’un nouveau territoire imaginaire québécois et ont fait éclater toutes les frontières. L’histoire a joué un rôle intégrateur des cultures en présence. Malgré un certain manque d’organisation thématique parmi les œuvres étudiées et quelques répétitions emphatiques, l’analyse de Moisan et d’Hildebrand, fournie de détails et d’exemples riches, est à même d’éclairer le lecteur sur un sujet très contemporain et fascinant. Les auteurs posent les bonnes questions et y répondent clairement à la fin de l’ouvrage : en définitive, on ne parle plus que d’une seule littérature et la distinction « québécois »/« néo-québécois » devient de moins en moins appropriée. Aussi, les auteurs dépassent judicieusement le thème de la littérature nationale : on parle aujourd’hui d’une « écriture » (langue, procédés, problèmes d’écriture, engagement des auteurs) qui est « québécoise » depuis les années soixante et qui désigne « toutes les tendances, tous les mouvements, tous les apports qui la définissent » (324). Enfin, cet ouvrage donne au lecteur un aperçu exact et fondé de l’état actuel de ces modernités parallèles « qui sont en train de se fonder et de se fondre » (335).