Contre la fausse familiarité, revenir aux textes
Raconter et mourir : aux sources narratives de l’imaginaire occidental de Thierry Hentsch
Thierry HENTSCH, Raconter et mourir : aux sources narratives de l’imaginaire occidental, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2002, 431 p.
L’auteur ne présente pas Raconter et mourir comme un ouvrage d’histoire littéraire, mais plutôt comme un parcours dans la mémoire collective de l’Occident, suivant « l’itinéraire narratif » que tracent des récits qui, comme l’Odyssée ou Don Quichotte, ont marqué cette mémoire. Le mouvement qui porte ce livre est néanmoins le même qui a porté l’histoire littéraire dès ses débuts : mouvement d’une entité collective qui se reconnaît dans des textes du passé, et qui se construit par ce regard rétrospectif. L’entité à l’œuvre ici, Hentsch la nomme « l’Occident » : « De quelle diminution l’Occident est-il menacé dans sa conscience de soi ? En quoi consiste l’Occident à ses propres yeux ? De quelles vérités se nourrit-il ? Telles sont justement les questions que ce livre se propose d’éclairer à travers la lecture d’un certain nombre de textes majeurs qui ont marqué notre imaginaire et que nous considérons comme appartenant à notre tradition » (9). L’auteur établit —sans le développer de manière convaincante— un lien entre la conscience de soi et les grands récits. La conscience de soi de l’Occident aurait à voir avec la pensée du rapport entre vie, mort et vérité (« […] la conscience n’échappe à la pensée de cette jonction qu’au prix de sa propre diminution » (Hentsch 2002 : 9), écrit l’auteur, sans expliquer davantage). Or, la tension entre la mort et la vérité est précisément ce qui permet aux récits de marquer durablement l’imaginaire et ce qui fait leur « grandeur », d’où le choix des grands récits pour interroger la conscience de soi de l’Occident.
Il n’y a, jusqu’ici, rien de très original dans le projet de présenter à un public un livre sur les grands textes de sa tradition. Hentsch le reconnaît et s’attarde, dans les deux chapitres d’introduction, à justifier son geste. Dans un monde qui se préoccupe essentiellement de l’avenir, où le présent n’est plus tant perçu comme « la résultante du passé que comme le tremplin de l’avenir », où « tout se passe comme si nous ne prêtions plus attention à [l]a provenance [de la flèche du temps], comme si cette provenance allait de soi et que nous savions d’où nous venions » (12), il estime qu’il faut retourner aux récits qui ont peuplé l’imaginaire collectif de toutes ces figures aujourd’hui familières —Œdipe, Ulysse, Don Quichotte. L’auteur qualifie son entreprise d’anachronique, au sens étymologique du terme : « il s’agit bien de remonter le temps, d’aller en amont de la mémoire retrouver une part oubliée de ce qui nous constitue » (13). Le livre se divise en quatre parties de quelques chapitres chacune, qui explorent plusieurs grands récits, de l’Odyssée aux Méditations de Descartes en passant par la Genèse, les écrits de Platon, l’Évangile et La Divine Comédie de Dante. La réflexion porte chaque fois sur le statut de la vérité et son rapport à la vie et à la mort. Les récits sont articulés les uns par rapport aux autres pour faire ressortir ce qui distingue, par exemple, l’Énéide de l’Odyssée ou les Évangiles de tous les récits précédents. L’auteur revient aussi régulièrement sur le décalage, exercé le plus souvent dans le sens d’une réduction, qui s’est instauré au fil du temps entre les récits eux-mêmes et ce que l’imaginaire occidental en a retenu.
D’emblée, ce livre se situe davantage sur le versant de l’ouvrage de vulgarisation, destiné à un public curieux de la culture, que sur celui de l’essai critique universitaire. C’est d’ailleurs la position qu’il revendique en proposant un « Mode d’emploi » au tout début : « Ce livre est à la fois narration et réflexion. […] L’ordre du livre constitue, avec l’introduction, une simple proposition de lecture. Incitation à lire, à revenir aux textes, telle est l’ambition première —et ultime— de ce livre. Si j’y ordonne quelques idées, c’est que toute lecture un peu attentive est une sorte de réécriture » (4). L’auteur tient sa promesse : l’ouvrage est d’une lecture agréable et il offre un point de vue intéressant sur les récits qu’il analyse. Mais celui qui y chercherait au contraire la problématisation rigoureuse d’une idée, sa mise en pièces et en question sous tous les angles, risquerait d’être déçu. Plus qu’un simple désir de vulgarisation, il y a dans ce choix de l’auteur une posture intellectuelle, une prise de position face à la vérité des récits. L’auteur critique ce qu’il appelle « la lecture dévorante, conquérante, faite en fonction d’un sens donné d’avance ou qu’il appartiendrait à l’avenir de révéler », qui est selon lui la norme actuelle. « Seule une lecture d’un autre style, moins arrogante, plus humble, plus incertaine, peut nous redonner accès à une part de cette richesse perdue et, avec elle, de nouvelles possibilités de sens à notre humaine présence au monde. Et ce n’est qu’en racontant, je crois, qu’on a des chances d’y accéder. La quête de sens ne s’explique pas, elle se raconte. C’est ce récit que j’entame ici en essayant de lire aussi naïvement que possible ce que l’humanité s’est déjà raconté et ce que la civilisation occidentale a fait de cette histoire » (31). Le programme est donné.
L’intérêt principal de ce livre réside dans son entreprise de défamiliarisation des grandes figures trop connues de notre culture. Hentsch en offre une relecture qui les relie à leur œuvre d’origine. Comme il l’écrit : « On sait d’Ulysse qu’il veut rentrer chez lui, d’Œdipe qu’il a tué son père et épousé sa mère, de don Quichotte qu’il se bat contre des moulins à vents, mais presque personne, hormis les lettrés et les spécialistes, ne lit Homère, Sophocle, Cervantès » (11). N’y aurait-il pas cependant un paradoxe à une telle démarche ? Si sa première et ultime ambition est, comme il l’affirme au début et à la fin du livre, d’inciter à lire et à revenir aux grands textes, pourquoi le dire en 400 pages ? Pourquoi un lecteur devrait-il aller au-delà de cette exhortation à retourner aux textes qui apparaît dès la quatrième page ? Plutôt courir à la bibliothèque pour se plonger directement dans l’Odyssée…
On peut aussi se demander si Hentsch, en voulant redonner leur pertinence aux textes du passé, ne verse pas dans le défaut inverse, soit celui de déprécier la culture actuelle. Il affirme dès le début : « La conviction qui porte ce livre est que les grands textes de notre propre tradition recèlent un meilleur savoir, un meilleur usage de la vie que ceux dont notre civilisation semble aujourd’hui se contenter » (16). Mais en quoi exactement ces récits seraient-ils meilleurs ? Aurions-nous perdu la faculté de faire usage de la vie ? Les mêmes questions —et la même absence de réponse— surgissent à la lecture de son Post-Scriptum : a-t-il vraiment lu les récits que nous nous racontons aujourd’hui ? Lorsqu’il déclare que « le héros moderne, en Occident, est celui qui par son action contribue d’une manière ou d’une autre à cette expansion sans limite » (419), il semble avoir jeté sur la littérature contemporaine un regard rapide qui contraste avec la louable minutie avec laquelle il s’est attaché à scruter les textes anciens. Hentsch part d’un net préjugé en faveur des textes anciens, et ne le justifie guère.