Compte rendu de La vie parfaite, Jeanne Guyon, Simone Weil, Etty Hillesum de Catherine Millot

MILLOT, Catherine, La vie parfaite, Jeanne Guyon, Simone Weil, Etty Hillesum, Paris, Éditions Gallimard, Coll. L’infini, 2006, 260 pages.

Dans La vie parfaite, Catherine Millot présente Jeanne Guyon, Simone Weil et Etty Hillesum comme mystiques. Un mystique serait une « personne qui s’adonne aux pratiques du mysticisme, et qui a une foi religieuse intense et intuitive » (Le nouveau petit Robert 1998). Le mysticisme est « l’ensemble des croyances et des pratiques se donnant pour objet une union intime de l’homme et du principe de l’être (divinité) ; ensemble des dispositions psychiques de ceux qui recherchent cette union » (Le nouveau petit Robert 1998). Les mystiques posséderaient un lien avec les illuminés et les inspirés, donc avec ceux dont l’esprit est difficilement compréhensible rationnellement, ce qui est le cas de ces femmes qui auraient atteint, selon Millot, « la vie parfaite ».

Jeanne Guyon collectionne les clichés de souillure et d’impureté propres à plusieurs expériences spirituelles. Née avec un abcès, elle l’interprète comme un signe de la corruption innée de son âme. Survient ensuite, dans l’enfance, la chute au fond d’un « puits-égout », qu’elle interprétera comme une chute dans l’abjection souillant son âme sans la faire périr, pour la préparer à rencontrer Dieu. Elle connaît la classique masturbation compulsive à l’adolescence, un mariage malheureux, la vanité en raison d’une grande beauté qu’elle perdra suite à la variole, l’appétit pour la souffrance et l’humiliation, et enfin, la volonté de tout perdre, jusqu’aux sensations. Elle a été la directrice de pensée de Fénelon, a pratiqué l’« oraison passive » (que Bossuet condamna en la rapprochant du quiétisme ; une forme de « laisser-aller » où le croyant ne fait plus rien pour mériter l’attention divine) et a produit un traité visant à rendre cette pratique de l’oraison, permettant d’entrer en contact direct avec Dieu, aisée pour tous. Cette oraison conduit à être empli de la présence de Dieu et à ne plus faire aucune distinction entre les choses. Pour que cela soit possible, il faut devenir rien, éliminer le moi, ses limites, pour rejoindre l’infini divin. L’âme se laisse alors aller et ballotter, tombe dans un état de plénitude et d’abondance dans « la vie parfaite ».

Bien que Simone Weil ne se soit que tardivement tournée vers Dieu, sa philosophie rappelle la vie mystique. Cette ressemblance s’illustre principalement dans sa conception du malheur par lequel elle est décrite comme ayant été attirée dès l’enfance. Une interprétation masochiste lacanienne de cette attirance signifierait que, pour Weil, le malheur est une richesse à laquelle il est possible de prétendre. Communiste, elle ira donc travailler à l’usine pour connaître ce dont traitent ses écrits, et ce, malgré une mauvaise condition physique qu’elle contribue à détériorer en se privant par exemple de nourriture. Si le malheur est chose difficile à connaître car la pensée ne songe qu’à le fuir, Weil présente plutôt une curiosité et une envie du malheur des autres laissant perplexe parce que pouvant être interprétées comme un égocentrisme, un attachement à un apparent détachement, une survivance d’un moi qui tire orgueil de sa capacité de souffrance. Le malheur serait pour elle ce qui permet de passer au-delà de l’indignation. Weil est décrite comme recherchant ce dépassement, comme effectuant une quête de la Vérité. Millot présente ainsi l’arrivée de la foi dans la vie de Weil : « “la certitude d’avoir touché quelque chose de réel”, quelque chose d’étranger à soi, qui s’impose comme du dehors » (Millot 2006 : 154). Cela pourrait correspondre à la définition de la vérité. C’est devant l’absence d’instance à qui se plaindre de l’absurdité de l’injustice et de la souffrance humaines (entre autres les camps de concentration), absence créant un vide, que surgit Dieu qui rend ce vide plus pur à défaut de le remplir. Il est ainsi possible d’aimer l’amour divin à travers le malheur. Dire « oui » au subir, en se soumettant à la nécessité (qui est le visage de la force à la fois sociale et naturelle qui nous domine) pour devenir passivité extrême, serait la clé du surnaturel qui correspond, en fait, au réel. L’Amor fati, l’amour du destin, de la nécessité, se fait autant à travers le malheur qu’à travers le bonheur. Weil consent donc à la fois au malheur et à la beauté. Ce consentement la rapproche de la conception de la foi de Guyon qui passerait par une disparition des distinctions entre les choses, disparition causée par l’élimination du moi qui donnerait la possibilité d’avoir une perspective sur le réel. La vérité qu’elle cherche pour elle-même est donc le réel entier, tout en dénonçant et combattant la force lorsqu’elle devient violence.

Etty Hillesum, contemporaine de Weil, a connu les camps de concentration. Étudiante, elle adorait écrire et a tenu un journal jusqu’à ce qu’il lui soit nécessaire d’abandonner cette pratique. Elle voulait être, « le poète de Westerbork » et tout raconter après la guerre. D’abord en quête d’un absolu s’incarnant dans le concept de la Femme, conçue comme sexualité totale et constante, elle s’aperçoit que cet idéal n’existe pas et se tourne plutôt vers un amour se voulant universel. Elle voulait se laisser pénétrer, traverser par l’horreur de l’époque, la connaître, se confronter à tout. Le vide et l’avidité pour la beauté qu’elle ressentait sont remplacés par le « laisser-être » et la plénitude caractéristiques du fait de ne plus vouloir posséder. Le renoncement à la possessivité élargi l’espace intérieur. Elle présente donc le même genre de consentement que Guyon et Weil. Ce consentement entraînerait la paix en plein désastre, rendrait apte à soutenir la paix et l’horreur. Elle aurait regardé la souffrance de l’humanité « dans les yeux » et aurait néanmoins ressenti un amour pour « l’humanité en général ». Il y a chez elle renoncement au moi dans la mesure où elle se sent inscrite dans un destin de masse au sein duquel sa vie n’est pas plus importante que celle des autres. Elle refusera, pour cette raison, que son nom soit sur la liste des gens qui ne partaient pas pour les camps. Les images du gouffre et de l’abîme décrivent bien la perception du monde d’Hillesum. Vivre la guerre, ses conditions, était comme vivre au-dessus de l’abîme en contemplant le vide. Ces conditions extrêmes créèrent chez elle une pensée différente, une pensée mystique.

L’auteur présente une problématique concernant le mysticisme qu’elle défini comme « prendre le large ». L’expression rappelle la mer et, par extension, l’infini et le divin. Ce « large », qui s’atteint par la beauté du monde et l’amour du prochain (peu importe qui est ce prochain) est à associer à une forme de liberté, qui est elle-même caractérisée par un « changement d’espace ». En effet : « L’espace, cet a priori de notre sensibilité, ce cadre de toute pensée, de toute appréhension de la réalité, serait susceptible d’une transformation aussi radicale que définitive, voilà ce qu’enseigne Guyon. Ce nouvel espace définit Dieu. Il est “déiforme”, il a la forme de Dieu » (Millot 2006 : 12). Cette association de Dieu à l’espace se retrouve également chez Thérèse d’Avila et Jean de la Croix. Ce changement d’espace s’effectue de la sorte : « Le voyage commence par un retour à la maison : on rentre en soi, on y plonge jusqu’à toucher le fond, mais le fond s’avère troué, et se confond avec une ouverture illimitée » (Millot 2006 : 13). Cela donne cette image de la subjectivité :

Représentons-nous un vase dont le col s’étire et se reploie jusqu’à pénétrer dans son flanc et s’autotraverser. À l’intérieur, le col s’enfonce encore jusqu’à ce que ses bords viennent s’aboucher aux bords du fond du vase, qui est ouvert. Le vase, dont les parois délimitaient auparavant un intérieur et un extérieur, devient alors une surface qui n’a plus qu’une face et telle que dedans et dehors se continuent l’un dans l’autre.
(Millot 2006 : 31)

Cette transformation passe par l’anéantissement du moi (de ses désirs de maîtrise et de propriété) qui emprunte lui-même le chemin de l’ascèse qui

consiste non pas à rechercher la souffrance pour elle-même ou à des fins d’expiation, mais à mettre hors jeu le principe de plaisir, à en défaire les mécanismes psychophysiologiques. Il s’agit d’opérer le forçage de quelque chose qui fait barrière et empêche l’accès à un certain champ qui a nom, ici, le divin.
(Millot 2006 : 33)

Il importe, pour atteindre « la vie parfaite », d’abolir à la fois les penchants et les répugnances car : « Être une ordure, c’est encore être quelque chose » (Millot 2006 : 55). Il s’agit d’un devenir rien, sans conscience ni image de soi. Le retour sur soi est alors impossible. Il faut perdre ses limites, rejoindre l’infini divin, laisser son être se dilater, devenir immensité, élargi à l’infini, se trouver « au large » où l’âme se laisser aller et ballotter comme sur mer, en état de plénitude et d’abondance dans « la vie parfaite ».

« La vie parfaite » est définie comme la vie toute nue, exposée, au-delà du bien et du mal. Elle est en fait le réel, tout ce qui le compose, auquel il faut consentir. Millot désigne ces femmes comme « oxymore vivants ». L’oxymore est le trope qui rend possible l’approche de la pensée de ces femmes parce qu’il permet de saisir l’insaisissable.