Compte rendu de La chaste vie de Jean Genet de Lydie Dattas
Lydie DATTAS, La chaste vie de Jean Genet, Paris, Gallimard, 2006, 215 p.
Après la myriade de portraits et de biographies déjà publiés sur Jean Genet (dont la monumentale somme de Edmund White), on peut se questionner sur la nécessité d’une énième version. Car qu’ignore-t-on encore de la vie soi-disant sulfureuse de l’auteur du Miracle de la rose, cet éternel amant de tous les criminels et autres damnés de la terre, ce combattant camarade des Black Panthers et des Palestiniens ? Selon Lydie Dattas, qui a fréquenté Genet, on connaît encore trop mal ce génie des lettres françaises. Pire, on le méconnaît sous tous les aspects. Dattas désire donc communiquer sa vison de Genet, une vision très personnelle qui échappe à toutes les images préfabriquées qu’on avait retenues jusqu’alors. Lydie Dattas s’attaque en particulier au mythe du poète-bandit, à cette image d’apologiste amoral du crime, du mal et de la déviance sociale. Selon Dattas, Genet lui-même fut la première victime de cette image d’Épinal qu’on s’est faite de lui dès qu’il eût commencé à être reçu dans les milieux littéraires parisiens. Ce grand timide de Genet s’est en effet efforcé d’épouser les contours de cette image si confortable, une image qu’il reçu comme le don d’une identité figée. Dattas offre quelques exemples révélateurs : Genet continuait de commettre de petits larcins dans l’unique but de se faire arrêter et de passer quelques heures en prison. Et chaque fois qu’il était reçu chez les bourgeois, il se faisait un devoir de toujours partir avec un objet de valeur dérobé plus ou moins au vu et au su de tout le monde. Cette image offrait à Genet le confort d’une identité reconnue et établie. Dattas critique fortement les œuvres les plus sulfureuses de Genet (Pompes funèbres et Querelle de Brest), les présentant comme le pathétique résultat de son aliénation médiatique et identitaire : « Son écriture perdit l’éclat de transcendance qui la soulevait jusqu’ici » (123).
Pour Lydie Dattas, tout le monde fut leurré par ce mythe tenace qui camoufle la vraie nature de Genet. Après ses débuts fracassants, Dattas juge que l’œuvre de Genet se conforma au reflet que lui renvoyait la communauté intellectuelle, en se tournant vers un style provocateur facile et vers un déferlement d’images de haine et de violence : « Condamné par les tribunaux pour pornographie, Genet fit le contraire de ce qu’ilsouhaitait : il blessa les âmes simples et enchanta le bourgeois. » (124). À rebrousse-poil, Dattas présente Genet comme un véritable saint, comme un ange de chasteté : « La chasteté est moins l’abstinence que la grâce de laisser tout ce qu’on touche d’unepureté de neige : la surnaturelle impossibilité de souiller la vie quoi qu’on fasse. » (110). Genet se transforme chez Dattas en véritable outil du Bien attaché à sauver l’humanité de ses péchés. Il y avait bien chez Genet une attitude sacrificielle, une tendance à vouloir prendre sur soi tout le mal qui hante l’humanité. C’est bien une lecture empreinte de religiosité que Dattas fait de la trajectoire de Genet, avec la présence obsessionnelle de références à la culture chrétienne et à l’histoire des mystiques. On est parfois d’ailleurs un peu étonné, voire choqué, de ce rapprochement que Genet aurait probablement renié, et on reste plutôt sceptique devant des phrases telles que celles-ci : « Le même soleil blanc qui avait mûri le cœur de Thérèse d’Avila s’attaquait à présentà celui de Genet. » (83) ; « … aucune des humiliations qui ouvrent le cœur à la joiefranciscaine de n’être plus personne ne lui fut épargnée. » (89) ; « Toute sa vie, Genetsuivra ainsi les vœux très saints de Pauvreté, de Chasteté et d’Obéissance, par unchemin personnel scandaleux… » (84).
Que Genet ait été toute sa vie complètement hanté par la figure de Jésus est un fait plus ou moins documenté que démontre aisément Dattas. Genet lui-même s’est sans cesse représenté à travers la figure christique, après avoir pris soin cependant de l’arracher aux pâles visions des religions organisées pour mieux en faire une figure rebelle qui s’attaquant aux bien-pensants de son époque. Genet voit en Jésus un exemple humain de poète-visionnaire proposant une nouvelle pratique de vie subversive, basée sur la valorisation des pauvres et des humiliés. Mais la vision « religieuse » de Genet excluait pratiquement toute transcendance divine : c’est dans l’ici et maintenant du monde terrestre que se situe la foi de Genet. Comme le marxiste chrétien (et gai !) Pasolini, en Jésus, c’est un modèle de révolutionnaire attaché à la transformation du monde que Genet trouve, un exemple de pratique de vie basée sur une exigeante éthique du minoritaire. Mais Dattas a la fâcheuse manie de toujours vouloir replier Genet sur la transcendance, à lui donner des racines dans l’inspiration divine. Ainsi, elle participe peut-être malgré elle à une nouvelle re-mythologisation de Genet qui n’apporte selon moi rien de fondamental au mythe déjà existant. Qui a besoin d’une énième vie de saint ou d’un nouveau catéchisme ?
Dattas sait elle-même très bien que Genet s’est toujours présenté comme un farouche athée. Elle cite même une superbe répartie de Genet ; à un ami musulman étonné par son savoir théologique qui lui demandait pourquoi il ne se convertissait pas, Genet répondit : « Je me mets dans le cœur de Dieu. Si vous sacralisez votre religionmusulmane, moi je sacralise mon athéisme » (197). En ce sens, Genet fut fidèle à son époque : en « sacralisant son athéisme », n’a-t-il pas vécu à sa manière la plus exigeante aventure spirituelle que réclamait le XXe siècle, débarrassé du concept de Dieu ? Un autre problème qui contribue à un certain malaise à la lecture de cet essai, c’est son style très fleuri, presque rococo dans ses excès. On a parfois l’impression de lire l’écriture d’une collégienne amortie par ses élans romantico-lyriques, et fascinée par les histoires du petit Jésus, d’où la surabondance de mots comme « cœur », « bondé », « rose », etc. Et ce n’est pas toujours facilement digeste, comme en témoignent ces exemples choisis parmi d’autres : « Il introduisit chastement son doigt dans la corolleempoisonnée de la fleur, appelée aussi gant-de-Notre-Dame, puis continuait sa lecture,son âme blanche mouchetée de pourpre » (20) ; « Dans ce garçon à l’âme aussiviolemment pure que l’eau d’un torrent de montagne, Genet reconnut la part immaculéede son cœur » (104).
Je pense aussi qu’une telle approche remythologisante contribue à diminuer le caractère spécifiquement politique et éthique des engagements de Genet : ce n’est pas parce qu’il vivait parmi les anges que Genet est devenu un militant, mais bien par amour charnel de la vie et par dégoût envers toutes les institutions et les pratiques qui la diminue et l’écrase. C’est aussi cet amour de la vie qui a poussé Genet à ne jamais prétendre, comme tous les bien-pensants d’aujourd’hui, que la violence comme moyen politique était toujours et systématiquement à proscrire : qui se souvient de sa courageuse défense de la bande à Baader en 1977, dans laquelle Genet montrait que la pire violence est toujours celle exercée par le système sur ses enfants ? Dans l’esprit de Genet, la paix imposée dans nos démocraties marchandes est toujours l’arme des vainqueurs, un état de conformisme généralisé qui légitime les pires atrocités. C’est pour cela que le combat est si souvent nécessaire. Et la figure christique est, pour Genet, synonyme d’une lutte sans merci (« Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive ») pour l’accès du pauvre à l’égalité et à l’amour.