Compte rendu d’Esthétique et recyclages culturels : explorations de la culture contemporaine de Jean Klucinskas et Walter Moser (dir.)
Jean KLUCINSKAS et Walter MOSER (dir.), Esthétique et recyclages culturels : explorations de la culture contemporaine, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2004, 256 p.
Le recueil Esthétique et recyclages culturels se présente comme un aboutissement. Il marque en effet la fin de la longue aventure de l’équipe de recherche sur les recyclages culturels, qui fut très active à l’Université de Montréal entre 1992 et 2001. Publié sous la direction de Walter Moser et par Jean Klucinskas, ce recueil d’articles présente des versions retravaillées de communications données lors d’un colloque international tenu à Montréal en avril 2001. Ce qui étonne d’emblée quand on considère cet ouvrage, c’est sa cohérence interne, cohérence qui manque trop souvent dans ce genre de publication typiquement universitaire. Ici, le format choisi pour la conférence empêche le dialogue de sourds qui domine généralement les colloques savants. Le colloque et le livre se divisent en six parties distinctes, elles-mêmes tripartites. Chaque partie revendique un thème propre et, surtout, est construite autour d’une contribution « centrale » : c’est autour d’elle que les auteurs des deux textes suivants élaborent un commentaire, un dialogue ou une polémique.
Plusieurs importants penseurs contemporains des pratiques culturelles ont accepté ce rôle « central » lors de ce colloque, en présentant leurs réflexions récentes sur le recyclage culturel ou l’esthétique : le Mexicain Néstor Garcia Canclini, la Québécoise Régine Robin, le Français Guy Scarpetta (malheureusement absent du livre, on ne sait pourquoi), l’Italien Mario Perniola, etc. Cet ouvrage aborde donc deux grandes problématiques qui, bien que séparées, ne cessent de dialoguer l’une l’autre : la question de l’esthétique aujourd’hui (après les critiques postmodernes qui en ont annoncé la « fin ») et la question de la dominante recyclante de la culture contemporaine. Dans le cadre restreint de ce compte rendu, il vaut mieux choisir certains morceaux privilégiés plutôt que de réduire le tout de l’ouvrage à outrance ; je me contenterai donc ici de commenter les parties évoquant la problématique du recyclage culturel (les parties I, II et VI).
La première partie est construite autour de la contribution de Nestor Garcia Canclini, qui tente de rapprocher l’esthétique du recyclage au phénomène socioculturel de la mondialisation. Canclini commence par analyser de quelle manière l’esthétique « multiculturelle » et postmoderne, fortement dominée par l’audiovisuel, supplante l’ancien paradigme de l’avant-garde, qui devait se soumettre aux impératifs de l’originalité, de la nouveauté absolue et de la table rase. L’esthétique du monde néolibéral s’émancipe de cette pratique pour mieux prôner le recyclage et la reprise ludique des matériaux déjà existants. En cela, l’art contemporain perd son aspect « élitiste » pour mieux intégrer l’ensemble des cultures populaires et « locales », y compris celles considérées comme « exotiques » dans les grands centres. Ce processus correspond à l’intégration au sein du capitalisme des couches sociales et des parts de la culture qui résistaient autrefois au rouleau compresseur du marché globalisé. Le néolibéralisme comprend désormais qu’il a besoin des différences et des éléments hétérogènes pour augmenter sa puissance : d’où le phénomène d’intégration généralisée des cultures « exotiques » au sein d’une même « world culture ». Loin d’être défaitiste ou cynique, Canclini préfère plutôt explorer la manière dont certaines pratiques artistiques contemporaines échappent à ce processus, non pas en le niant, mais plutôt en le reflétant, en le faisant éclater dans ses propres paradoxes. La notion d’espace sera alors privilégiée : c’est l’analyse des interventions de l’événement artistique inSITUE, qui se déroulait chaque quatre ans à la frontière mexico-étasunienne, qui permet de comprendre comment un art se situant dans un espace déterminé permet d’échapper à cette logique incessante de recyclage indéterminé qui prétend abolir les différences et les conflits. Comme le souligne Richard Young, l’analyse culturelle qui passe par le concept d’espace peut ouvrir de nombreuses perspectives inédites.
Régine Robin explore quant à elle la question du recyclage en lien avec la mémoire historique. Dans le prolongement de ses travaux antérieurs (notamment l’essai Berlinchantier), Robin s’intéresse à l’usage et aux mésusages de la mémoire à notre époque paradoxalement à la fois « post-historique » (qui a abandonné l’idée de « faire l’histoire ») et obsédée par l’histoire (par le biais de commémorations, d’anniversaires, etc.). Robin commence par identifier trois positions paradigmatiques de rapport au passé : « la fixité mémorielle, le recyclage citationnel combinatoire de la post-histoire et le lessivage généralisé, la disparition volontaires des traces » (65). La fixité mémorielle, si elle relève d’une pure fidélité à un passé, paralyse l’action et surtout empêche toute appréhension du nouveau. L’idée contraire, celle de la table rase ou d’un « dépassement » de l’histoire, relève bien d’un volontarisme illusoire et fantasmatique. Pour Robin, nous n’avons donc guère le choix d’adopter le recyclage du passé, c’est-à-dire sa répétition à partir du hic et nunc, mais cela ne doit pas passer par l’esprit ludique et infantile du postmoderne. Le présent lui-même n’est jamais pur : il est sans cesse traversé et travaillé par divers fantômes et spectres du passé. Ceux-ci viennent à nous par-delà notre volonté, et il serait illusoire de croire que nous pouvons les dominer. Mais si la répétition s’impose, c’est néanmoins toujours une figure nouvelle qui apparaît, car le rapport entre diverses temporalités modifie les divers éléments qu’il relie. C’est à l’aide d’idées de Benjamin, Derrida, Rancière et Françoise Proust que Robin se prononce en tant qu’historienne de formation pour une nouvelle conception du temps dans la discipline des études historiques. Le concept d’anachronie, qui implique la superposition souvent conflictuelle de diverses temporalités, devrait pouvoir renverser l’hégémonie de la vision causale, linéaire et « progressive » de l’histoire qui règne encore aujourd’hui.
La sixième et dernière partie, dominée par le texte du professeur d’esthétique Mario Perniola, traite de la question de la valeur des produits culturels - de leur gain ou de leur perte de valeur - dans le cadre d’une esthétique du recyclage qui domine l’ère postmoderne. Mario Perniola aborde la problématique en considérant la question du travail intellectuel. La question centrale abordée dans la réflexion de Perniola concerne justement l’essence de la valeur accordée aux produits culturels ou intellectuels (des produits immatériels de l’esprit) par rapport au paradigme dominant de la valeur « matérielle » de la production industrielle. Or l’époque post-industrielle a elle-même reconnu depuis longtemps qu’il existe un tel type de valeur qui dépasse le stade infantile de la marchandise. Perniola rappelle certaines des théories les plus connues, notamment celle de Bourdieu sur le capital culturel, qui est selon Perniola trop liée à une conception privilégiée du rôle de l’État, avant d’accorder plus d’attention à la théorie de la « monnaie vivante » de Pierre Klossowski.
La théorie de Klossowski décrit le vivant non plus comme une marchandise à laquelle viendrait s’ajouter de la valeur, mais comme de la valeur en elle-même, de la « monnaie vivante », sans la dichotomie entre valeur d’usage et valeur d’échange. Le concept de monnaie vivante, lorsqu’il est repris par Jean Baudrillard, pourrait même détruire le concept classique de la valeur et de l’échange : dans la monnaie vivante, il n’y a jamais d’équivalence pure et naturelle, ni donc d’échange possible, du moins selon des schémas comparatifs de valeur. La monnaie vivante, puisqu’elle témoigne de l’arbitraire au sein de tout échange, fonctionne donc comme un « parasite » de la valeur, en détruisant le concept même de la valeur-marchandise. La monnaie vivante réaliserait donc les objectifs du régime esthétique de la modernité : s’affranchir de la valeur d’échange au profit d’une économie de l’inutile et du sublime. Perniola doute de la capacité d’un tel concept à déjouer le système actuel : « Dans cette perspective, l’art – tout comme la culture – constituerait la plus haute réalisation de la nouvelle économie et du nouvel esprit du capitalisme, basé dorénavant sur la médiation parasitaire et non plus sur l’échange » (216-217). Pour l’auteur, une façon alternative de comprendre la circulation de la culture, avec ses processus de reprise et de recyclage, passe peut-être par un renouvellement de la vieille notion d’admiration, avec ses trois sous-catégories que sont l’enthousiasme, l’émerveillement et l’envie.
Pour sa part, le texte d’Éric Méchoulan revient sur la notion de monnaie vivante pour montrer comment ce concept de Klossowski est aussi redevable de la notion de l’usufruit élaborée dans la littérature de Sade : « l’émotion voluptueuse chez Sade n’est pas affaire de propriété ni de besoin ; propriété et besoin sont des surcodages de la jouissance » (234). En défendant l’idée d’une jouissance infinie aussi bien en fait et en droit, Sade dépasserait le stade limité et limitatif de la propriété, d’où l’importance pour lui de la notion légaliste de l’usufruit, qui se définit comme un droit de jouissance sur le bien d’autrui. Méchoulan se prononce en faveur de l’usufruit transposé dans le champ des biens culturels : en libérant la culture de la logique de l’appropriation capitaliste et en la soumettant à un régime de bien commun ludique et jouissif (universellement disponible au plaisir de tous), on instaurerait ainsi un réel système d’échange et de recyclage absolument créateur (car visant l’augmentation de la puissance via une expérimentation illimitée). La notion d’usufruit appliquée aux produits culturels libèrerait les flux et multiplierait les réseaux de circulation, brouillant ainsi les catégories normatives de l’auteur et du spectateur, de l’original et de la copie.
Mais cette proclamation en faveur du nomadisme culturel abolissant les frontières et du devenir communiste de l’art ne doit pas nous faire oublier qu’un tel régime, presque réalisé dans les faits au sein de l’ordre capitaliste actuel, se confronte aujourd’hui aux limites intrinsèques du système (le surcodage de la propriété et de la valeur marchande, justement). La propriété intellectuelle représente selon moi un des derniers chiens de garde de ce système pour protéger ses fondements. Sur la défensive, les industries culturelles tentent partout de combattre les tentatives de communisme artistique qui s’instaurent à une vitesse folle via les nouvelles technologies, grâce à leur capacité de mise en réseaux. Mais le courant est déjà beaucoup trop avancé pour être arrêté, et il est aujourd’hui permis d’envisager un usufruit généralisé dans le domaine artistique, ce qui retirerait aux œuvres toute valeur marchande pour mieux les intégrer à un vaste magma créatif, pour les transformer en de l’énergie intellectuelle ou « spirituelle » pure et simple, à laquelle viendraient se greffer de nouvelles pratiques et de nouvelles formes d’organisation.