Claude Gauvreau, ecce homo, Lettres à Paul-Émile Borduas éditées par Gilles Lapointe
Claude GAUVREAU, Lettres à Paul-Émile Borduas, édition critique de Gilles LAPOINTE, Montréal, Presses de l’Université de Montréal (Coll. Bibliothèque du Nouveau Monde), 2002, 450 p.
Montréal, 10 novembre 1955
Cher Borduas,
Je ne vous apprendrai rien en vous disant que, depuis longtemps, je devrais être mort. Ceux qui, par quelque hasard, pensent à moi occasionnellement, eux aussi, ne peuvent être que de cet avis. Pourtant, aujourd’hui […] je suis encore en vie, et théoriquement libre. À l’instant de parcourir cette lettre, toutefois, vous aurez peut-être entendu dire que je suis mort.
[…]
Je ne sais plus l’art d’approcher, de toucher, de posséder. Je suis devenu dégoûtant ; et l’aversion que j’inspire me confit dans une croûte infranchissable ; une croûte que personne ne voudra plus jamais franchir sincèrement, ne franchira plus jamais. On ne peut plus m’aimer, on ne peut plus aimer ce que je suis devenu : il faut que je meure.
[…]
La vie rayonne.
Salut du Mongol.
Claude
Voici une bribe de ce qu’offrent à voir les Lettres à Paul-Émile Borduas parmi lesquelles le lecteur, tour à tour, emprunte la posture du voyeur indiscret pour finalement se muter en témoin privilégié d’une relation exceptionnelle, celle de deux hommes qui ont illuminé de leur pratique de l’art cette “Grande noirceur” qu’on assigne toujours aux années 40-50 du Québec du siècle passé. Mais “La vie rayonne” malgré l’absence d’issue, malgré les ignobles souffrances provenant des traitements psychiatriques moyenâgeux que l’on prodigue au poète luciférien qui ne jouira que d’un bref moment de gloire vers la fin de sa vie, peu avant d’affronter finalement le vide… de tout son poids.
Est-il nécessaire de rappeler la déflagration qu’a causé le suicide de Claude Gauvreau le 7 juillet 1971, 2 jours à peine après son congé de la “Forteresse” Saint-Jean-de-Dieu ? La vie aurait-elle finalement cessé de rayonner après ces quelque 8 années d’internements intermittents qui ont débuté quelque 17 ans auparavant, une fin novembre de l’année 1954, suite à une chicane de famille ? Gauvreau n’a alors que 29 ans. « Je suis poursuivi et harcelé, comme Caïn, par ma propre exigence » (Lettre du 6 août 1954). Un peu plus d’un an plus tard, sa situation sera celle d’un épouvantail : « L’autre soir, alors que je marchais sur le trottoir, un garçon a ramassé un caillou à mon approche –épouvantable précaution » (Lettre en exergue). Est-il un homme, celui devant lequel l’innocence de la jeunesse se cambre prête à se défendre ? C’est ce genre d’images qui nous sont livrées et qui nous permettent de sentir l’atmosphère qui entoure ce grand enfant, “l’idiot du grand village”, qui effraie, menace de sa présence énigmatique jusqu’aux jeunes Montréalais qui s’attardent dans la rue. C’est de cet homme qu’il nous est ici offert de suivre le tortueux parcours, et ceci depuis le point de vue privilégié du Maître qui se présente, pour le plus jeune membre du groupe (et aussi l’unique littéraire), comme un père, un modèle éthique incontestable dont il ne verra lui-même de correspondance que dans l’influence foudroyante d’une Murielle Guilbault.
Les Lettres à Paul-Émile Borduas sont donc un rempart considérable pour l’appréhension du mythe qui continue encore de nos jours à auréoler la figure du poète exploréen. Préparée et abondamment annotée par Gilles Lapointe, l’édition de ces Lettres répond finalement à un vœu proféré par Gauvreau lui-même vers la fin de sa correspondance et qui consiste en ce que la publication de ses « œuvres essentielles » soit accompagnée d’une « action critique adéquate ». Dans l’état actuel de la critique, même si les Lettres ne peuvent être considérées constitutives de ce que Gauvreau nomme ses « œuvres essentielles », il demeure qu’elles prennent une valeur déterminante pour quiconque cherche à s’immiscer dans les soubassements desdites Œuvres créatrices complètes et qu’elles deviennent “essentielles” pour tout explorateur de l’incommensurable. De plus, le statut de la lettre, faisant partie de ce que l’on désigne sous le terme de “littérature de l’intime”, a pris depuis peu au Québec une importance indéniable et on s’y attarde de plus en plus afin de mieux déterminer les aspects sociohistoriques qui ont donné naissance à l’œuvre plus “officielle” des auteurs. M. Lapointe en connaît long sur ce sujet, lui qui a aussi travaillé à l’édition critique des Écrits de Borduas (I et II en trois tomes aux Presses de l’Université de Montréal) qui rassemblent la totalité de sa correspondance. En tant qu’expert du mouvement automatiste, M. Lapointe était tout désigné à l’édition des Lettres à Paul-Émile Borduas puisqu’il s’est aussi savamment attardé sur la question de l’épistolaire dans la vie de Borduas ainsi que sur les répercussions que ce type de relations a eues sur sa conception de l’art en général ainsi que sur sa production picturale (voir L’envol dessignes…, « Borduas - Gauvreau : une singulière relation » p. 183-242). De plus, grâce aux abondants renvois, l’édition des Lettres constitue un ouvrage autonome en soi puisqu’il contient en fin de document les passages importants qui se réfèrent tant aux réponses de Borduas qu’à d’autres textes de Gauvreau qui aident à mieux situer le propos. Ainsi, les renvois nous dressent le portrait de l’époque en nous offrant d’abondants renseignements biographiques sur les nombreux acteurs de la vie artistique et intellectuelle cités par Gauvreau. Une introduction bien documentée suivie d’un brève chronologie permet au lecteur d’avoir une vue d’ensemble de l’itinéraire tourmenté du poète et de prendre connaissance de la critique actuelle de son œuvre, de son rapport ambigu à l’écriture épistolaire, des raisons qui ont mené les deux artistes à la rupture, mais tout autant de sa situation d’écrivain liminaire qui en fait un des premiers au Québec à avoir ouvert la réflexion sur le terrain vague de la folie.
En lisant les Lettres, on ne peut manquer d’être étonné de ce curieux renversement de rapport qui s’établit et qui pose Gauvreau dans une situation ambiguë et indéterminée, celle entre maître et disciple. La Correspondance 1949-1950 (l’Hexagone, 1993) avec Jean-Claude Dussault qui nous montrait un directeur de conscience sévère sinon même prompt au terrorisme moral n’a rien à voir avec le ton des Lettres où c’est un Gauvreau d’outre-tombe, un fantôme qui en vient à n’espérer disposer d’assez de lucidité qu’afin de ne pas « perdre l[a] possibilité du suicide » (Lettre en exergue), qui nous apparaît. Rien de plus concordant, en effet, seraient portés à répondre les explorateurs de son œuvre qui ne peuvent manquer de remarquer cette essentielle ambivalence de l’attitude tant grandiloquente que loqueteux des personnages (tel Mycroft Mixeudeim ou bien Yvirnig) qui se rapportent d’eux-mêmes au poète dramaturge. Poète dont nous gardons aussi une image sans cesse mouvante, ambivalente, selon qu’elle se réfère au polémiste engagé dans la défense de la cause automatiste (voir les Écrits sur l’art) ou au poète fou aux prises avec l’institution psychiatrique incapable de démordre de son intuition géniale qui veut que l’on puisse peindre de la plume (c’est-à-dire appliquer l’automatisme pictural de Borduas à l’écriture poétique).
Pour tout dire, les Lettres permettent une plongée radicale tant dans l’ordinaire que dans l’extraordinaire de la vie psychique du poète créateur, sa “narration sordide” aboutissant à une forme de testament ultime qui brosse le tableau d’une intense mutation spirituelle. Mutation non seulement personnelle, puisqu’elle est le fait de toute une époque dont nous n’avons pas fini de subir les secousses souterraines. Voici ce que Gauvreau affirme à son correspondant dans la lettre du 21 septembre 1954 : « En quittant le Canada, vous auriez automatiquement dissous votre œuvre morale et sociale –si vous n’aviez laissé personne derrière vous (et vous n’avez laissé presque personne). Mais je suis resté derrière –et rien n’est perdu. Aussitôt qu’ici auront atteint la pleine maturité quelques natures vigoureuses et lucides, je pourrai partir à mon tour –et rien ne sera perdu ». Gauvreau, en fervent animateur du groupe des Automatistes, suite à l’exil de Borduas, s’attribue donc la lourde tâche de poursuivre l’œuvre “morale et sociale” instiguée par la publication collective du manifeste surrationnel Refus global en 1948. C’est Gauvreau, ce “presque personne”, qui reste dans les « parages de Montréal… J’y reste, poursuit-il, parce que je ne peux pas encore me détourner de mes frères d’ici qui gisent dans le noir ; j’y reste, parce que je suis le seul, pour le moment, qui puisse leur indiquer une voie qui ne soit pas entrecoupée de détours superflus et coûteux. […] Il faut que je publie quelques livres, avant de partir ; quelques livres, qui puissent servir de boussoles éventuelles ». Trouve-t-on là matière à s’expliquer le geste fatal que Gauvreau pose à son endroit quelques jours après son ultime congé de Saint-Jean-de-Dieu ? Comment s’expliquer alors qu’encore aujourd’hui les “quelques livres” des Œuvres créatrices complètes nous fassent tant perdre le nord ? Œuvres dont il était assuré de la publication éventuelle. Mais publication qui a, cependant, mis un peu moins de six ans après son suicide pour émerger tel un banc de plancton à la dérive dans le bassin de notre culture nationale, soit en mars 1977.
Les Lettres sont enfin l’outil indispensable grâce auquel la nourriture des Œuvres(telles des oranges à faire mûrir) nous devient accessible. Cette « croûte infranchissable… que personne ne voudra plus jamais franchir », c’est “sincèrement” que les Lettres nous convient à s’en rapprocher. Puisque l’on y sent désormais l’homme en dessous, cet homme qui a terriblement souffert et qui se venge en nous confinant à la Terreur de son œuvre monumentale qui, telle une religion nouvelle, condamne, proscrit, inter-dit quiconque ne se soumettrait pas à l’asignifiance de sa catéchèse. La folie de cette homme a été de croire, d’avoir foi en une civilisation à venir, en un surhomme (une surhumanité) qu’appellent les voix grouillantes et galopantes de ces mises en scène du langage. Sa conviction aveugle en un renouvellement total de la sensibilité fait de lui un précurseur de ce compost-moderne dans lequel nous pataugeons tous à essayer de nous extraire de cette sorte de glu consensuelle qui nous coagule le jugement critique. L’art d’un Borduas, tragique autant que magistralement poursuivi par Gauvreau, jette les bases de cette confrontation directe avec le réel. Je crois que pour appréhender l’un, nous avons besoin des boussoles de l’autre. Boussoles qui pointent inévitablement vers soi (le nord magnétique du mézigue), boussoles qui nous blessent, nous zigouillent, mais qui tout autant consolent et, allez savoir comment, aident à cicatriser la blessure d’être, aident à soulager la fatigue ontologique si commune à notre époque. Si le livre continue à blesser, s’il ne console toujours pas, c’est qu’il n’est que lu. Parce que ces “quelques livres” appellent à une autre forme du lire. Un envers du lire. Peut-être nous faudra-t-il apprendre à délire, ou mieux, à lyre (à chacun sa guise) la mise en forme du désœuvrement, le délivre…