Circonvolution

Bulles. Sphères I de Peter Sloterdijk

Peter SLOTERDIJK,  Bulles. Sphères I , Paris, Pauvert, 2002, traduction de Olivier Mannoni.

La succession des sphères

Sur la couverture, Le jardin des délices, la reproduction d’un détail du panneau central du Mariage alchimique de Jérôme Bosch, daté de 1505. Une bulle avec, au centre, des amoureux, signifiant selon les mots même de Sloterdijk que la vie est une affaire de forme et plus précisément de sphère ; forme concept que l’auteur emprunte des philosophes et des géomètres de l’Antiquité. Dans ce premier tome, Sloterdijk tente d’explorer ce qu’il est convenu d’appeler la vie intérieure, c’est pourquoi il est question ici de microsphérologie et non de macrosphérologie comme ce sera le cas dans le deuxième tome. Selon l’hypothèse de départ, la vie entière est géométrique comme, inversement, la géométrie est vivante. Il s’agit donc d’abord, selon le point de vue de l’auteur, de défendre et d’illustrer un vitalisme géométrique. Vitalisme qu’il déduit des deux inscriptions placées au-dessus de l’entrée de l’Académie de Platon. Selon la première, toute personne qui ne possède pas de connaissance géométrique est immédiatement exclue de la recherche philosophique. Or, c’est l’interprétation que donne Sloterdijk de cette première inscription qui donne le ton à l’ouvrage ; selon lui, être géomètre à l’époque de l’Académie signifie que l’on est capable de se hisser au-delà des morts et du royaume de l’oubli pour amener avec lui dans la vie les souvenirs vagues d’un séjour dans la sphère parfaite qu’est le ciel platonicien des idées. Ainsi, être philosophe, c’est être capable de se souvenir. L’exercice de la pensée, la vie et le terme de sphère sont donc considérés dès le départ comme des équivalences. La vie engendre en ce sens des globes habités, mobiles ou fixes. La seconde inscription rejette d’emblée tous ceux qui ne sont pas disposés à s’engager dans des aventures amoureuses avec d’autres membres de l’Académie. Puisque la sphère s’identifie à la vie, celui qui fuit Éros se trouve par le fait même disqualifié des recherches sur la sphère. Bien que le livre de Sloterdijk soit ainsi inspiré d’une thèse platonicienne, il n’est en aucun cas platonisant ; ce que veut démontrer son auteur, c’est que toute histoire d’amour, voire tout rapprochement entre au moins deux individus, tend à produire ce qu’il nomme une sphère, qui n’est rien d’autre au fond que la création d’un espace intérieur de vie.

L’étude des microsphères est donc rivée sur l’intimité comme aménagement d’un espace intérieur, espace qui, pour Sloterdijk, dépend des capacités de transfert de ceux qui en sont les producteurs. Les solidarisations humaines, dans toutes leurs formes, sont à la limite des cas d’amour par transfert. Au lieu donc de considérer la capacité de transfert de façon négative, Sloterdijk en démontre la positivité créatrice ; c’est elle qui est à la source de la production des sphères d’habitation. L’univers s’étend donc aussi loin que peuvent aller nos capacités de transferts parce que ce dernier est à comprendre davantage comme le transfert d’expériences anciennes de l’espace sur de nouveaux espaces que comme un mécanisme simplement névrotique, axé sur la projection d’affects malins vers nos semblables. La microsphérologie qui en résulte se veut donc l’expression d’une extraversion, du passage de l’être humain dans l’histoire depuis l’intimité liquide du ventre de la mère jusqu’aux grands systèmes politiques, de la bulle poétique —égotiste et exclusive— jusqu’aux globes épiques que sont les grandes organisations humaines, États-Nations, Église. L’ère de la métaphysique patriarcale plaçait Dieu au sommet de toutes les sphères (la sphère la plus englobante et qui contient l’ensemble de la création), c’est pourquoi la théorie des sphères débouche sur l’onto-théologie occidentale : Dieu comme contenant comprenant en lui tous les autres contenants. Sloterdijk étend cette conception d’un globe surpuissant surplombant tous les autres à la modernité qui, selon lui, s’oriente sur cette manière d’organiser l’univers.

La microsphérologie qui fait l’objet de ce premier tome veut donc s’attarder à l’espace intérieur comme réflexion sur l’intime, et Sloterdijk veut montrer par là que les sciences humaines ont toujours eu à se fonder sur des poétiques, ce sur quoi il rejoint la poétique de l’espace de Gaston Bachelard qu’il cite d’ailleurs en incipit. Sloterdijk, comme Bachelard, s’attarde ici à la priorité d’intimité de la sphère ; le parcours qu’il trace amène le lecteur à considérer tour à tour la magnétopathie, le fœtus, le placenta, l’âme, le Soi et enfin les théologies de la relation de l’âme à Dieu. Tous ces topoi sont des espaces d’intimité devant être considérés comme un ensemble de voûtes constituant ce que Bachelard avait déjà nommé « les rêves de l’intimité matérielle ». Il nous faut d’ailleurs ici souligner la perspicacité de Sloterdijk. Loin de placer son histoire des sphères d’intimité sous le patronage de la philosophie parménidienne (c’est elle qui la première définit une sphère avec un seul centre ou, si l’on veut, une sphère avec un unique épicentre), il propose une sphérologie bipartite, constituée de deux centres qui résonnent l’un l’autre, l’un en fonction de l’autre.

Le fœtus, la cure magnétopathique et l’Église

Friedrich Hufeland conceptualise l’habitat fœtal de la mère, sphère qui demeure, selon Sloterdijk, le modèle le plus à même d’interpréter l’union sphérique des sujets. Pour Hufeland, le corps fœtal de la mère n’est pas seulement l’origine close d’un devenir mais aussi, et surtout, il est le lieu de la construction spirituelle du jeune enfant, le lieu où sa dépendance à l’égard du système nerveux de la mère est tout à fait fondatrice et primordiale quant à son développement ultérieur. Voilà en quoi il est possible d’alléguer que la mère magnétise l’enfant et lui injecte une dose de sa propre vie. Le fœtus, selon le modèle que développe Hufeland, est cette plante qui, par l’animal qui le loge, deviendra lui aussi un animal. Cette théorie explicite certaines des thèses qu’avance le philosophe Schelling dans ses Idées pour une philosophie de la nature, dont celle qui postule entre autres qu’un être humain est une somme de montées par paliers, sphères après sphères, et une mémoire emmagasinant l’histoire de son propre devenir, depuis l’utérus jusqu’à sa mort. La cure magnétophatique, si répandue dans l’Europe du XIXe siècle, tente de remonter la succession de ce devenir, l’immense parcours d’une bulle à une autre tracé par l’être l’humain.

De cette manière, le magnétisme se proposait de soigner le malade en retrouvant en lui le moment initial, végétatif, au centre de la mère. La dépendance initiale du fœtus aux fonctions nerveuses de la mère est ce que le magnétisme et l’hypnose magnétophatique tente de reproduire. La cure ainsi proposée s’exerce à remettre le patient en position fœtale. La naissance est donc identifiée à la guérison, ou à sa possibilité. La position fœtale peut ainsi être considérée comme le centre de la microsphérologie de Sloterdijk. Le lien qui unit l’enfant à la mère est peut-être aussi le plus ténu qui soit. La vie de l’enfant est l’exemple même de ce que Sloterdijk nomme la « vie-au-cœur-de-la-vie » (593).

En conséquence, la théorie des sphères (toujours à double épicentre) se reporte sur une théorie des médias comme explication du lien entre au moins deux existants au sein d’un même éther. Une des grandes valeurs de l’argumentation de l’auteur est de retrouver le modèle politique et social d’une telle existence dans l’Église de l’Europe antique ; elle représente selon nous la microsphère la plus totalisante. Les théologies des Pères de l’Église ont centré le christianisme sur la question de ce que nous sommes tenté de nommer une « co-habitation » de la création et de Dieu. Leur pensée s’érige en ce sens comme une philosophie et une sociologie des relations ; au lieu d’amorcer sa réflexion à partir d’un être déjà donné dans le monde, le christianisme pose donc d’abord un « être-dans-Dieu ». Voilà ce qui retient l’attention de la microspérologie. L’intimité est donc ici posée dès le départ et Sloterdijk retient pour l’essentiel le concept de périchorèse1 qui permet d’expliquer une vie à trois (Père, Fils, Esprit Saint) ; la vie ensemble de trois personnes séparées par leur nature où chacun est lui-même avec l’autre.

La sphérologie voudrait être, selon les vœux même de Peter Sloterdijk, une histoire du voyage qu’entreprend l’être humain hors de son origine et aussi, beaucoup plus tard dans son existence, hors de lui-même. Cette histoire a le mérite de montrer que la civilisation n’est pas seulement une durée ponctuée d’événements politiques mais aussi, quand même, cette production poétique et épique à laquelle pensaient déjà les philosophes préplatoniciens. La culture est donc un produit de la géométrie et cette seule prémisse suffit amplement à recommander la lecture de cet ouvrage à quiconque veut accéder à une autre généalogie du monde, à la naissance de la vie par les formes. Bulles est un nouvel esprit géométrique !

  1. 1La périchorèse est un concept développé par les tout premiers Pères de l’Église, on consultera à ce propos des auteurs aussi variés qu’Origène, Grégoire de Nysse ou Grégoire de Naziance. Ce terme exprime l’interpénétration des trois personnes de la Trinité, de trois personnes différentes, mais qui, néanmoins, participent toutes l’une de l’autre.